État d’Exception : une inscription « Juden » sur la vitrine d’une boutique Bagelstein, des tags de croix gammées sur les portraits de Simone Weil, la dégradation du lieu de mémoire d’Ilan Halimi… Quelle est ta lecture des actes antisémites des derniers jours ?
Michèle Sibony : ces actes sont bien sûr insupportables et toute la difficulté est de les voir pour ce qu’ils sont, indépendamment de la manipulation outrancière dont ils font l’objet. Ces actes réveillent une anxiété liée à la diffusion et à la normalisation de l’antisémitisme au sein de la société. Que l’on puisse aujourd’hui écrire « Juden » sur une vitrine a quelque chose d’effrayant.
Le problème face à de tels actes, c’est le double écran que constitue leur instrumentalisation ; un écran qui aveugle aussi bien ceux qui voient dans ces actes la résurgence du nazisme, que ceux qui ne voient que leur instrumentalisation. Notre capacité de regarder et d’analyser ces faits pour ce qu’ils sont est mise à mal par ce double écran.
Ces actes surviennent dans un contexte social très particulier et sont utilisés politiquement pour discréditer les « gilets jaunes » et dire à la population que c’est à cause des juifs qu’on va brimer ce mouvement. Des actes tout aussi racistes visent de manière régulière des lieux de culte musulmans, par exemple, sans bénéficier du même écho médiatique.
Dans ce contexte de fortes contestations populaires justement, l’instrumentalisation politique de l’antisémitisme vise-t-elle à discréditer les contestataires ?
Nous sommes aujourd’hui face à un pouvoir et des organisations politiques extrêmement cyniques, qui utilisent les juifs sans aucun scrupule au service de leur agenda politique. Pareille manipulation renforce bien entendu l’antisémitisme, qui viendra à son tour renforcer cette logique perverse et donnera de nouveau l’occasion à la classe politique de manipuler l’antisémitisme. C’est infernal.
Ce cynisme je le qualifie pour ma part d’antisémite, car cette amplification énorme des actes antisémites joue contre les juifs. Je pense que tout le monde voit cela et le comprend. La manipulation politique à laquelle nous assistons montre l’absence totale de réflexion stratégique sur cette question.
Un appel à manifester a été signé par toutes les formations politiques parlementaires (à l’exception du RN). Que révèle selon toi cette unanimité politique contre l’antisémitisme ?
Il y a certainement plusieurs éléments de réponse. D’un côté, il y a ceux qui ont intérêt à opérer une manipulation politique des derniers actes antisémites. Il y a aussi ceux qui ont peur de ne pas en être par crainte d’être à leur tour traités d’antisémites. Et il y a tous ceux qui en ont marre des « gilets jaunes » et qui acceptent cette manipulation comme diversion.
Les personnes qui acceptent d’entrer dans cette combine et de mettre les juifs au cœur des enjeux sociaux du moment sont soit racistes, ou bien se font les complices de ce racisme. Comme nous l’avons écrit dans un communiqué de l’UJFP : « Placer les juifs au cœur de la division sociale, c’est le rôle historique de l’extrême droite qu’assument aujourd’hui sans complexe les soutiens de Macron. Tous ceux qui reprennent cet agenda à leur compte font rigoureusement preuve d’antisémitisme. »
Mettre ainsi les juifs au cœur des enjeux sociaux en dit long sur l’inconscient français sur les juifs et sur l’inconscient politique sur les juifs. C’est terrible.
Ce n’est que tardivement que la FI a été intégrée dans la liste des organisations signataires. Pourquoi avoir voulu mettre (momentanément) la FI à l’écart ?
A mon avis, on reproche à la FI de ne pas être assez pro-sioniste. Le problème c’est que la FI accepte les termes de la manipulation et participe au rassemblement. Les Insoumis auraient pu tout aussi bien initier un autre appel et marquer leur désapprobation de la manipulation politique en cours. Un tel suivisme me laisse perplexe.
En 2018, une même unanimité s’était manifestée après le meurtre de Mireille Knoll. Toute la classe politique avait répondu à l’appel lancé par le Crif. Cette fois l’initiative vient de la classe politique et non du Crif, pourquoi ?
J’aimerais déjà rappeler que presque un an après le meurtre abject de cette octogénaire, le mobile antisémite n’a pas été prouvé. Avec le recul, on mesure tout l’emballement médiatique qui avait entouré cette mort. Aujourd’hui, c’est effectivement la classe politique et non plus le Crif, qui est à l’initiative. La réaction politique a été immédiate et c’est peut-être la raison qui explique que le Crif n’ait pas eu besoin d’en faire plus.
Dans un communiqué collectif qui rassemble plusieurs signataires, dont l’UJFP, il est écrit que « L’antisémitisme est une affaire bien trop grave pour la laisser à celles et ceux qui, jour après jour, s’emploient à stigmatiser et à réprimer les minorités ». Pourrais-tu développer cette idée ?
Nous nous plaçons en contrepoint de toutes les forces qui saturent l’espace avec l’antisémitisme. La disproportion qu’il y a avec les autres manifestations de racisme est effrayante. Par exemple, il n’y a qu’à voir la couverture médiatique accordée à l’altercation dont a été l’objet Alain Finkielkraut et la comparer avec celle quasi inexistante accordée à des actes de violence raciste pourtant fréquents.
C’est la raison pour laquelle il nous parait nécessaire, à nous les forces de l’antiracisme politique, de poser sur la table toutes les manifestations de racisme et de ne pas trier en fonction des victimes ou des auteurs. Les crimes policiers et l’impunité judiciaire dont ils bénéficient, une femme en hijab attaquée au cutter dans le métro, ce sont des manifestations de racisme tout aussi graves que des agressions antisémites. Notre volonté et de nous battre tous ensemble et de la même manière contre tous ces phénomènes.
Une vue d’ensemble nous montre ainsi que l’antisémitisme n’est pas le racisme le plus virulent mais celui qui est de loin le plus manipulé. Cette position que l’on peut qualifier de « judéophile » de la classe politique est constitutive du racisme institutionnel. Cela soulage les institutions de l’État et leur permet de se poser en arbitres, en défenseurs du droit.
C’est la raison pour laquelle vous organisez de votre côté votre propre rassemblement à Paris ?
Se décaler de l’initiative des 14 formations politiques dont on a parlé, c’est à la fois un acte politique et social. C’est marquer notre refus de parler des actes antisémites de la manière dont elles veulent en parler. Ceux qui sont en capacité de faire ce décalage, ceux qui en ont besoin, ce sont les populations racisées. D’abord parce qu’on leur fait porter le chapeau en permanence. Ensuite parce qu’elles sont victimes de choses que l’on passe le plus souvent sous silence.
Nous appelons à manifester pour dire que les vrais antiracistes, c’est nous. C’est nous qui luttons contre toutes les manifestations de racisme, y compris dans ses dimensions structurelles. La manifestation des 14 partis n’est pas une manifestation contre l’antisémitisme. Ils ne font qu’instrumentaliser et renforcer cette forme spécifique de racisme.
En prenant nos distances avec l’initiative des 14 partis, nous souhaitons leur montrer aussi que leur politique sociale est racialisée. En utilisant les juifs et l’antisémitisme, ils mettent la question raciale au service de leur agenda politique. Du coup, les divisions qu’ils provoquent ne se font pas seulement sur le terrain social, mais sur des bases raciales. C’est en cela que leur logique est dangereuse.
Propos recueillis par Rafik Chekkat. 18 février 2019