Un visage a crevé les écrans des télés françaises pendant l’offensive israélienne contre Gaza cet été: celui de Michèle Sibony, pugnace porte-parole de l’Union juive pour la paix (UJFP), qui n’a cessé de dénoncer la situation. Invitée à Bruxelles par l’ONG belge Tayush, la semaine dernière, Michèle Sibony a répondu à nos questions.
Quelques mots sur votre parcours personnel. Vous avez habité en Israël, c’est cela?
Oui, j’y ai étudié les Lettres et le cinéma dans les années 1972-1977, à l’Université de Haïfa. Ce n’était pas dans l’idée de faire mon alya (immigration juive en Israël), plutôt dans celle de quitter ma famille, rassurée par le fait que j’allais dans ce pays. Mes parents pensaient peut-être que j’allais m’y marier, eh bien c’est raté! (rires). J’ai donc appris l’hébreu sur place et j’ai rencontré des gens qui m’ont aidée à déconstruire mes idées reçues. J’ai eu la chance de côtoyer ceux qu’on appelle aujourd’hui les nouveaux sociologues ou les nouveaux historiens. C’est là que j’ai rencontré des Israéliens juifs puis palestiniens qui m’ont aidée à voir la réalité que j’avais sous les yeux. On m’a parfois traitée de «pute palestinienne» juste parce que je faisais partie des premiers qui ont osé prononcer le mot «palestinien». J’ai eu des copains qui m’ont emmenée dans les zones «arabes» comme on disait, palestiniennes, j’ai y vu les discriminations.
Un des mes malaises en Israël provenait du fait que j’avais l’impression que la porte d’Auschwitz venait de se refermer derrière moi! Ce que je n’avais jamais ressenti en France. Je me disais: mais pourquoi dois-je vivre avec cette angoisse? Juive d’origine marocaine, ma famille n’a pas été déportée mais malgré cela je ressentais cette pression.
Je suis ensuite rentrée en France pour des raisons familiales – j’y ai pris ma retraite de professeur de lycée professionnel il y a deux ans – et aussi parce que le passage à la vie active en Israël n’était pas à l’époque mon choix. Je sentais que cela eût supposé de devenir israélienne, ce qui m’aurait demandé beaucoup d’efforts. Ce n’était pas encore très politique mais je suis rentrée en France avec la conviction qu’il fallait que je milite. J’ai failli rentrer au parti communiste mais y ai renoncé car il y a eu (l’invasion par l’URSS de) l’Afghanistan. J’ai milité à partir de 1980 dans un groupe qui s’appelait Perspectives judéo-arabes dans lequel il y avait des militants français, marocains, israéliens, palestiniens (de l’OLP à Tunis). J’en suis sortie, je n’étais pas prête non plus à travailler avec des Palestiniens, mon chemin fut long et lent! Après, j’ai été plus en contact avec les militants israéliens, pendant par exemple la première intifada (1987-1992), un groupe qui s’appelait «L’occupation, ça suffit». Je n’ai commencé à militer en m’inscrivant à l’UJFP (l’Union juive française pour la paix) qu’à partir de 2000. C’était énorme: c’était le début de la seconde intifada et les institutions juives françaises officielles supportaient Israël. L’UJFP est un groupe politique. Composé de Juifs français qui s’inscrivent dans un combat anticolonial et qui ne supportent pas l’assignation à une posture politique en France qui est le soutien inconditionnel à Israël quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse. Vous êtes juifs donc vous soutenez Israël quoi qu’il fasse: ce rôle-là n’est pas acceptable pour nous. Beaucoup de militants de l’UJFP n’avaient d’ailleurs jamais milité comme juifs auparavant. Ils étaient dans le syndicalisme, comme moi, ou dans des partis politiques français. Six cent mille juifs en France ne peuvent pas être pris en otages par le conseil soi-disant représentatif des organisations juives de France (le Crif, NDR) qui doit avoir un corps électoral à tout casser de six mille personnes et qui est composé d’une petite centaine d’associations. Cela dit, je ne suis pas plus propalestinienne que je ne suis anti-israélienne, contrairement à ce que disent certains journalistes qui m’agacent prodigieusement.
Cela fait donc 14 ans que vous êtes à l’UJFP…
Oui, j’ai toujours fait partie des bureaux nationaux de l’UJFP. J’ai parfois été vice-présidente, coprésidente, et je suis actuellement un des porte-parole de l’association.
L’historien Georges Bensoussan, dans le magazine juif belge Regards, dit en substance que les Maghrébins de France sont en quelque sorte jaloux de la réussite sociale des Juifs français…
De tels propos auraient pu être tenus par un antisémite! Il y a 600.000 Juifs en France. Doit-on penser qu’il y a 600.000 exemples de réussites sociales en France? Penser qu’il n’y a pas des Juifs pauvres, des Juifs des quartiers populaires, des cités? A Sarcelles, les Juifs font-ils partie de l’élite sociale? Par contre, il y a sûrement un ressentiment contre les Juifs, c’est vrai. Cela vient du fait qu’au niveau international Israël est un Etat auquel il est interdit de toucher. Dont l’impunité est garantie et cautionnée, notamment par le gouvernement français. Dans la société française, surtout depuis 2000, il y a cette espèce d’affirmation que l’islam remplace le communisme comme ennemi. La communauté juive est manipulée aussi à un niveau local en France comme pouvant être menacée par ce qu’ils appellent «une importation du conflit», termes aussi utilisés par les représentants de l’Etat, dans le sens que ceux qui sont censés l’importer ce sont les Arabes des quartiers populaires, les jeunes beurs. Le Crif, quand il organise par exemple des manifestations de soutien à (Ariel) Sharon (Premier ministre israélien durant l’essentiel de la seconde intifada et auteur d’une répression sans états d’âme, NDR), lui n’importe pas le conflit! La communauté juive a droit au titre de communauté, elle, mais dès qu’il s’agit des Arabes, on crie «Attention au communautarisme»! Tout se passe comme si on considérait que la communauté juive avait droit à un statut protégé par rapport aux Arabes – qui eux ont le droit de se taire sur la question palestinienne car dès qu’ils ouvrent la bouche ils sont d’évidence antisémites. Cette situation-là est en effet créatrice de ressentiment à l’égard des Juifs.
On ne peut nier que dans les diasporas juives occidentales la grande majorité des Juifs sont porteurs d’un sentiment d’empathie envers Israël…
Oui, il y a souvent une sympathie des Juifs pour Israël qui est vécu comme proche, situation nourrie par ce qui a longtemps circulé, «une terre sans peuple pour un peuple sans terre», «ils font fleurir le désert», toute cette imagerie qui influençait d’ailleurs les gens et pas seulement les Juifs dans les années 1960, époque où personne ne savait rien de ce qui s’était passé en Israël-Palestine. Après, la sympathie des Juifs est instrumentalisée et au bout de compte on arrive à une situation qui n’est pas celle de ma jeunesse. Moi j’étais aux Eclaireurs israélites de France qui était à l’époque un groupe non sioniste de manière claire. On n’y parlait pas d’Israël. Aujourd’hui, cette organisation est en première ligne de tous les combats pour soutenir Israël quoi qu’il fasse. Le Crif a été représenté à une certaine époque par des gens comme Théo Klein, pas des extrémistes de droite comme l’est maintenant le Crif dans une grande partie de sa composition. En outre, le gouvernement français semble comme encourager les Juifs français à émigrer en Israël, c’est tout juste s’ils ne nous disent pas «votre pays Israël».
Prenez l’horrible affaire Merah (auteur du meurtre de sang-froid de plusieurs Juifs français, dont des enfants, en 2012, NDR): un an après, on voit le président de la république se pointer sur les lieux du drame à Toulouse avec… Binyamin Netanyahou, Premier ministre israélien! Il y a une espèce de rapprochement fantasmé de la France et d’Israël. Et quoi, la république ne considère plus qu’il relève de sa responsabilité de garantir la sécurité de tous ses citoyens y compris les Juifs? On va bientôt nous expliquer que notre place est en Israël si on est en danger! Moi je crois que les gens qui sont surtout agressés dans la rue, notamment les femmes voilées, ce sont les musulmans; on a un racisme d’Etat islamophobe déclaré, avec des lois, des décisions de justice. S’il y a un racisme d’Etat, vous pensez bien que le citoyen de base se sent à l’aise.
Vos interventions cet été sur les chaînes françaises pour condamner l’offensive israélienne à Gaza n’ont pas manqué d’impressionner – ou de choquer – et de faire le buzz sur les réseaux sociaux, en France et dans le monde…
Je dois dire que ce buzz est assez tragique! Parce que j’ai dit des choses tellement simples! J’ai juste dit qu’il s’agissait d’un endroit colonisé, entièrement encerclé et bombardé sans moyens de se défendre. Dire cela et que cela puisse faire scandale me paraît hallucinant. Cela veut dire que la presse ne fait pas son travail si elle n’est pas capable de rappeler qu’il y a occupation et colonisation, qu’elle se confine à «la lutte contre le terrorisme». «Israël a le droit de se défendre contre le terrorisme du Hamas», point barre: c’est la propagande israélienne et c’est ce qu’ont repris le président, le gouvernement et 85% des médias français cet été.
Et cela va de mal en pis sur le terrain…
C’est catastrophique. On a maintenant une offensive sur Jérusalem qui veut transformer le conflit en un conflit religieux. On a des déclarations de Netanyahou qui expliquent que l’Autorité palestinienne c’est la même chose que le Hamas qui est la même chose que Daesh («l’Etat islamique»), sous-entendu: nous Israéliens, nous sommes dans le combat occidental contre l’islam radical, c’est-à-dire qu’en fait on veut une guerre sans fin. Car s’il y a un mot qui n’est plus prononcé depuis très longtemps sur aucune des plates-formes politiques lors des deux ou trois dernières élections israéliennes, c’est le mot paix. Il n’en est plus question. Alors, avec ce gouvernement d’extrême droite, il n’est pas question de politique, de stratégie, de négociations mais bien d’une fuite folle en avant qui crée un emballement et on en arrive à des choses sanglantes, des chasses aux Arabes dans les rues israéliennes, à Jérusalem-Ouest des milices tabassent les Arabes! Il y a une fascisation du discours de la rue terrorisante. Il y a ce projet de loi qui veut faire d’Israël «l’Etat nation du peuple juif», ce qui signifie pour les Palestiniens de 1948 (ceux qui sont restés à l’indépendance d’Israël, NDR) profil bas ou la porte: vous êtes des invités chez vous, pas des citoyens à égalité. Ce qui signifie aussi que les réfugiés palestiniens ne bénéficieraient plus du droit au retour.
L’Assemblée nationale française doit voter ce 2 décembre sur une résolution recommandant la reconnaissance de l’Etat de Palestine…
Oui, elle a des chances de passer, malgré que sur cette résolution l’Elysée a fait savoir que lui et son ministre des Affaires étrangères ne feraient rien qui puisse nuire de façon unilatérale aux négociations, ce qui est un peu troublant. Ils n’ont honte de rien: de quelles négociations parlent-ils? Et parler d’unilatéralisme côté palestinien en ignorant l’unilatéralisme israélien permanent depuis des années, en toute impunité d’ailleurs, c’est gonflé de leur part! Après, on peut sentir une nuance entre Fabius et Hollande sur ce sujet, la réponse de l’Elysée étant moins prometteuse en soutien à ce vote que celle de Fabius, mais je me trompe peut-être… Cela dit, ça ne mange pas de pain, une résolution demandant la reconnaissance de la Palestine. S’il n’y a pas en même temps une démarche annoncée et claire du même parlement, s’il était courageux, en faveur de la prise immédiate de sanctions contre l’Etat occupant. Par exemple, un embargo sur les armes. Après ce qu’il s’est passé cet été à Gaza, continuer à livrer des armes à Israël relève du pur scandale. Il y en a eu des embargos français sur les armes, dans d’autres cas, pourtant. Israël craint fort les sanctions, mais ce sont toujours les Etats européens ou l’UE qui reculent.
Qui reculent ou font des choses choquantes. On sait par exemple pourquoi l’Autorité palestinienne n’est pas en mesure de déposer un dossier contre des Israéliens à la Cour pénale internationale (CPI): parce qu’elle vit sous la menace de l’UE et des grands Etats européens de supprimer leurs aides budgétaires au fonctionnement de l’AP. L’AP ne peut pas le dire, mais c’est un chantage absolument odieux. Ces puissances européennes ont décidé qu’il n’y aurait pas de justice dans cette histoire. On peut amener des Soudanais, des Serbes devant la CPI, mais pas des Israéliens. Alors qu’on sait ce qui s’est passé. La dernière session du tribunal Russell qui s’est déroulée à Bruxelles en septembre l’a démontré, nous avons des témoignages israéliens et palestiniens qui racontent de véritables crimes.
La question palestinienne, qui va de mal en pis, ne vous inspire pas de désespoir?
Depuis Madrid en 1991 puis Oslo en 1993, on en est arrivé à ces fausses négociations permanentes, des négociations qui sont censées ne mener à rien sauf à présenter une façade vis-à-vis du monde extérieur qui permet de continuer la colonisation. Aujourd’hui, on est dans une situation où un camp jouit d’une souveraineté absolue sur tout le territoire entre la mer et le Jourdain, avec un gouvernement d’extrême droite à forte tendance messianniste qui veut un seul Etat, celui de la Bible. Et il y a encore des gens qui parlent (des accords) d’Oslo? Mais quand fera-t-on le deuil de cette mascarade? Oslo, ainsi que le décrivait un ami palestinien, c’est comme si on avait mis un repas dans une écuelle devant un aigle et un moineau et qu’on leur avait dit: partagez-vous cela! Où est le médiateur sérieux? Où est le garant du respect d’un calendrier, des décisions? Ca ne peut être que l’Europe et les Etats-Unis. Ce sont les principaux responsables de l’échec d’Oslo. L’UE refuse d’en prendre acte et continue à nous baratiner sur une éventuelle résurrection d’un processus mort-né depuis 23 ans. Alors qu’aujourd’hui on est en train de menacer très directement les Palestiniens de citoyenneté israélienne, qu’il y a des enfants en prison, victimes de sévices, c’est vrai que c’est désespérant, surtout en l’absence de volonté de résoudre le conflit.
Propos recueillis le 27 novembre 2014 à Bruxelles par Baudouin Loos et paru sur son bloc-notes dans le quotidien belge « Le Soir »