Maurice Papon : des Juifs de Bordeaux envoyés à la mort aux Algériens noyés dans la Seine le 17 octobre 1961.

Intervention à La Ciotat (20 octobre 2014) de Pierre Stambul

Quand on m’a demandé d’intervenir dans une des nombreuses soirées célébrant le triste anniversaire du 17 octobre 1961, j’ai failli refuser : en quoi le coprésident de l’Union Juive Française pour la Paix, engagé en tant que Juif d’abord pour les droits du peuple palestinien et contre le sionisme, est-il habilité à raconter ce crime odieux du colonialisme français ? Mais l’UJFP est engagée contre toutes les formes de racisme et de discriminations au Proche-Orient comme en France. Alors le lien s’est fait avec le 17 octobre : Maurice Papon.

« Une jeunesse bien française ».

Maurice Papon est né en 1910. Son père est un notable de « centre gauche » qui sera président du Conseil Général de Seine-et-Marne. Maurice étudie au lycée Louis-le-Grand et milite aux côtés de Pierre Mendès France.

Il entre en 1935 au ministère de l’intérieur et y fait la connaissance du directeur adjoint, Maurice Sabatier. Il occupe son poste sans état d’âme pendant le Front Populaire et le régime qui lui succède.

Au moment du déclenchement de la guerre, il découvre le monde arabe dans les services de renseignement. Il rentre en France quand le régime de Vichy s’installe et il devient directeur de cabinet de son mentor Sabatier.

« La banalité du mal »

Hannah Arendt a été très critiquée, notamment par les sionistes, quand elle a utilisé cette expression à propos d’Adolf Eichmann. Et pourtant.

Papon suit Sabatier quand celui-ci est nommé par Pierre Laval Préfet Régional à Bordeaux. Il devient secrétaire général de la préfecture de Gironde le 1er juin 1942.

La « solution finale » contre les Juifs vient d’être décidée à la conférence de Wannsee et le premier convoi de déportés juifs quitte la France en mars 1942. À Paris, la rafle du Vel d’Hiv commence le 16 juillet. En Gironde, il y a 6000 Juifs recensés.

À son procès, Papon aura de singuliers trous de mémoire sur tout ce qu’il a signé. Il est pourtant félicité fin 1942 par Sabatier pour «l’autorité dont il a fait preuve pour reprendre en main les services de la préfecture et l’habileté avec laquelle il les a dirigés ».

Papon est très représentatif de tous ces fonctionnaires au service du nazisme et de l’extermination qui ne manifestent ni haine, ni émotion. Ils se contentent de « faire leur travail » avec diligence et efficacité.

Les rafles à Bordeaux commencent le 15 juillet (avant Paris), avec un partage des tâches entre la police française et les SS. Pendant 2 ans, 12 convois vont déporter 1600 Juifs. La quasi-totalité ne reviendra pas. L’efficacité de la déportation à Bordeaux vient du travail « exemplaire » fait en amont par Papon : un recensement méticuleux a abouti à la gestion scrupuleuse d’un fichier très complet. Au nom du « regroupement familial », les enfants aussi sont déportés : il y en aura 57 dans le convoi du 26 août sur un total de 444 déportés.

Le 19 octobre, la police de Papon, grâce à son listing, vient arrêter la famille Slitinsky. Le jeune Michel réussit à leur échapper. Le père, déporté à Drancy puis à Auschwitz, ne reviendra pas.

Les collabos recyclés

Sentant le vent tourner, Papon prend contact avec des réseaux que l’historien Jean-Pierre Azéma qualifie de « vichysto-résistants ». Pendant cette période, il refuse les promotions que Laval lui offre. À son procès, il affirmera avoir sauvé 130 Juifs en les rayant du fichier. En fait, ce sont des « Aryens » qu’il a aidés. Papon n’a bien sûr jamais été résistant. Mais il hébergera un authentique résistant juif Roger-Samuel Bloch. Toute une série de résistants, en général très anticommunistes, garantiront plus tard « l’honorabilité de Papon » en occultant totalement sa responsabilité majeure dans la déportation des Juifs de Bordeaux. Ces « résistants du mois de septembre » comme on les appelait en référence au fait que Paris a été libéré en août étaient bien nombreux.

En 1945, il y a un certain consensus pour affirmer que toute la France a résisté et pour minimiser l’ampleur de la collaboration. Mitterrand recyclera Bousquet, La SFIO puis De Gaulle vont recycler Papon.

Papon continue d’alterner les postes. Préfet de la Corse, il se vantera à son procès, pour prouver qu’il n’est pas antisémite, d’avoir fermé les yeux sur les trafics d’armes vers Israël au moment de la guerre de 47-49.

L’Algérie

En 1949, Papon est nommé préfet de Constantine par le « socialiste » Jules Moch, celui qui a fait tirer sur les grévistes. Il est décoré de la légion d’honneur.

Dans son livre « Le camp des Oliviers », le communiste algérien William Sportisse raconte la répression généralisée qui sévit, avant le déclenchement de la guerre d’indépendance, contre les nationalistes et les communistes.

Papon est à la préfecture de police de Paris de 1951 à 1954. Le 14 juillet 1953, il fait tirer sur un cortège d’Algériens qui manifeste avec la gauche. Il y a 7 morts. Il collabore déjà à l’époque avec un policier d’extrême droite Jean Dides. Après 6 ans d’effort, il reçoit sa carte de « combattant volontaire de la résistance ».

Après un passage musclé au Maroc où il a soutenu les terroristes français face aux indépendantistes marocains, Papon retourne à Constantine en 1956. C’est l’époque des « regroupements autoritaires et de la torture ». Papon est clair : « l’heure n’est plus où il faut distinguer les civils des militaires ». Dans Constantine, les « centres d’interrogatoires » se multiplient.

Les Algériens de Paris

Grand protecteur des tortionnaires, le « socialiste » Robert Lacoste fait l’éloge de Papon et lui donne une promotion. Juste avant la fin de la IVe république, Papon devient préfet de police de Paris. En fait, il est nommé après une manifestation de 2000 policiers d’extrême droite aux cris de « Dides au pouvoir », et « Fellaghas assassins ».

Dès le retour de Gaulle aux affaires, Papon devient un fervent gaulliste .

Il y a à l’époque 150000 Algériens en région parisienne. Après avoir éliminé son rival du MNA, le FLN s’est organisé à Paris en cellules très cloisonnées qui mènent la lutte armée.

Papon instaure contre les Algériens un régime d’exception et une généralisation des mesures arbitraires, notamment la détention provisoire de longue durée. Il envoie des groupes de Harkis procéder à des attentats aveugles contre la population algérienne. Papon crée la force de police auxiliaire, chargée d’infiltrer, de torturer et d’éliminer les membres du FLN. C’est sous Papon que l’usage de la torture se généralise sur le sol français.

Un grand massacre alors que la guerre est perdue pour la France

Pendant l’année 1961, l’opinion publique française se retourne et le pouvoir gaulliste accepte d’entamer des négociations qui ne peuvent mener qu’à l’indépendance.

Dans Paris, les combats redoublent. Face aux attentats du FLN qui les touchent, les policiers multiplient les exécutions extrajudiciaires. Papon décrète contre les Algériens le couvre-feu. Malgré cela, 30000 manifestant-e-s marchent pacifiquement le 17 octobre.

Laissons la parole à la compagnie « Jolie môme » pour raconter la suite. C’est la chanson « Manifestation pacifique » :

Ils se dirigent vers la ville

Ils sont venus des bidonvilles

Saint-Denis, Gennevilliers, Nanterre

Enfants, vieillards, familles entières

Dans leur costume du dimanche

Souliers de cuir, chemises blanches

C’était au temps des colonies

Et la nuit tombait sur Paris

Ils se dirigent vers la ville

Ils sont venus des bidonvilles

Saint-Denis, Gennevilliers, Nanterre

Enfants, vieillards, familles entières

Et par centaines et par milliers

Ils sont venus manifester

C’est au couvre feu de Papon

Que sans violence ils disent non

C’était l’époque des yéyés

La capitale est quadrillée

Car l’Algérien c’est l’ennemi

Traqué dans les rues de Paris

Collés au mur dans le métro

Mains sur la tête ou dans le dos

Ils disparaissent dans des cars

Les gens détournent le regard

Et la police se déchaîne

Des corps sont jetés à la Seine

Dans la cour de la préfecture

Résonnent les cris les injures

À coups de crosses dans les dents

Au milieu des gémissements

Femmes traînées par les cheveux

Éclats de rire et coups de feu

Ils se dirigeaient vers la ville

Ils arrivaient des bidonvilles

Les morts se comptaient par centaines

Les eaux muettes de la Seine

Les ont emportés dans la nuit

Vers le silence, vers l’oubli

Longtemps après qui se souvient

17 octobre 61 ?

Longtemps après on se souvient

17 octobre 61.

Notre camarade Jean-Luc Einaudi entreprendra pendant une grande partie de sa vie d’exhumer ce crime d’État. Il donnera des noms à 140 victimes et estime à plus de 200 le nombre de mort-e-s de ce pogrom. La censure empêchera une réelle enquête. De Gaulle, forcément au courant, couvrira Papon comme il l’avait couvert avec d’autres comme pseudo résistant en 1944.

Un assassin qui ne s’est jamais amendé

Début 1962, on est tout près de l’indépendance algérienne. L’OAS a entamé une guerre sanglante des deux côtés de la Méditerranée. Un plasticage blesse grièvement une fillette, Delphine Renard. La gauche appelle à une manifestation le 8 février près de la Bastille.

Papon utilise un décret écrit lors de la tentative de putsch de l’OAS pour interdire la manifestation. Celle-ci, pacifique et massive, sera réprimée avec une incroyable sauvagerie. 9 personnes, toutes syndiquées à la CGT, périront, écrasées contre les grilles du métro Charonne.

Une semaine plus tard (j’y étais, j’avais 11 ans), 500000 personnes assisteront au Père-Lachaise aux obsèques des victimes.

Papon ne sera pas désavoué pour ce nouveau crime . Il restera préfet de police protégé par De Gaulle jusqu’en 1967. Par chance, il n’était plus là en mai 68, sinon l’histoire aurait sûrement été différente.

Papon s’est reconverti dans les affaires (il sera président de Sud-Aviation) et dans la politique : maire de Saint-Amand-Montrond, trésorier du parti gaulliste, député du Cher et ministre du budget du très libéral Raymond Barre.

L’affaire Papon

En 1980, le chercheur Michel Bergès, guidé par l’archiviste Jean Cavaignac, est orienté vers le dossier d’un convoi de déportation alimenté par Papon. Et c’est le fils d’une de ses victimes, lui-même rescapé par miracle, Michel Slitinsky qui, avec l’aide du « Canard Enchaîné » rend public le passé bordelais de Papon.

Rien ne nous sera épargné : d’abord des résistants célèbres écrivent que Papon a bien eu des contacts avec la résistance dès 1943 tout en regrettant qu’il n’ait pas démissionné de son poste à la Préfecture de Gironde. Malgré cela, plusieurs descendants de déportés exterminés portent plainte. Inculpé en 1983, Papon ne sera jugé … qu’en 1997. Jusque-là, on ne jugeait que les Nazis allemands, pas question d’admettre le rôle majeur de la collaboration. Le long procès contribuera à une prise de conscience malgré les gesticulations (déjà) d’un histrion, l’avocat Arno Klarsfeld.

Condamné à 10 ans de prison et à une forte amende, Papon organisera son insolvabilité et tentera, pendant sa mise en liberté suite à son appel une fuite bien peu glorieuse en Suisse.

Il ne passera que 3 ans en prison. Une loi prévoyant la libération des prisonniers malades lui sera appliquée. On aimerait qu’elle soit appliquée aux milliers de prisonniers qui crèvent dans les prisons françaises sans être soignés.

Jusqu’à sa mort en 2007, Papon essaiera de faire payer par l’Etat ses amendes et ses avocats, ultime provocation, le feront enterrer avec la Légion d’Honneur dont il avait été déchu..

Épilogue

Du premier crime contre l’Humanité visant les Juifs de Bordeaux au deuxième contre les Algériens de Paris, il y a une continuité totale. Le deuxième n’aurait pas eu lieu si le premier avait été jugé à temps. La justice française a condamné (modérément) Papon pour Bordeaux, mais le 17 octobre 1961 reste un épisode non reconnu, étouffé et victime d’incessantes tentatives de négationnisme. C’est bien une certaine France, colonialiste, raciste et admiratrice de l’ordre, quel qu’il soit, que Papon incarne. Loin d’être unique, ce genre de personnage est l’accompagnateur zélé toutes les barbaries. Il n’est pas inutile de rappeler à tous les serviteurs de l’ordre qui appliquent sans état d’âme les lois racistes contre les sans papiers ou les Roms qu’ils auront peut-être un jour, comme Papon, à en répondre.

Pierre Stambul

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