L’Iremmo organise un samedi par mois une Université populaire consacrée, cette année, à « Paix et guerres au Proche-Orient ». Hier, la Première Guerre mondiale était à l’ordre du jour. Voici la conférence que j’y ai donnée.
D. V.
On nous invite à commémorer, cette année, trois anniversaires en 7 : 1917 et la Déclaration Balfour, 1947 et le plan de partage de la Palestine, 1967 et la guerre des Six-Jours. C’est oublier une quatrième date dont tout découle : 1897.
Cette année-là, Herzl fonde le mouvement sioniste. Puis, sa vie durant, il cherchera des appuis internationaux pour son projet : il rencontrera le Sultan turc, les ministres du Tsar, le Kaiser allemand, le Pape… Mais sa préférence va au Royaume-Uni. Il mourra en 1904 sans avoir obtenu le soutien britannique dont il rêvait : « Avec l’Angleterre en guise de point de départ, écrira-t-il peu avant son décès, nous pouvons être assurés que l’idée sioniste s’élancera plus avant et plus haut que jamais auparavant. » Son successeur, Haïm Weizmann, réussira treize ans plus tard.
1) La Déclaration Balfour
Le 2 novembre 1917, le secrétaire au Foreign Office britannique, Lord Arthur James Balfour, écrit à Lord Lionel Walter Rothschild, éminence de la communauté juive et financier du mouvement sioniste, que le gouvernement de Sa Majesté « envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des collectivités non-juives existant en Palestine, ou aux droits et statut politiques dont les Juifs jouissent dans tout autre pays».
Cette déclaration appelle trois remarques :
– l’expression « Foyer national » est très floue, à mi-chemin entre la minorité reconnue et l’État. Elle reprend en fait la formulation du programme adopté par le 1er Congrès sioniste en 1897 : « Le sionisme s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement. »
– les Arabes, qui représentent l’immense majorité de la population de la Palestine, deviennent curieusement des « collectivités non juives » ;
– enfin la mention des droits et du statut politiques des Juifs dans les autres pays trahit la relative marginalité du sionisme parmi la masse des Juifs, particulièrement en Occident.
La Déclaration est publiée par le Times de Londres une semaine plus tard, sous le titre « Palestine for the Jews. Official Sympathy ». Londres entend en effet obtenir la sympathie des Juifs du monde entier, perçus comme disposant d’un pouvoir considérable, souvent occulte. Comme l’écrit Alain Gresh, « cette vision, ironie de l’histoire, n’est pas éloignée de celle des pires antisémites qui détectent, partout, “la main des juifs”. Le premier ministre britannique de l’époque évoque dans ses Mémoires la puissance de “la race juive”, guidée par ses seuls intérêts financiers, tandis que Lord Balfour lui-même avait été le promoteur, en 1905, d’un projet de loi sur la limitation de l’immigration en Grande-Bretagne, qui visait avant tout les juifs de Russie.
Mark Sykes, un des négociateurs des accords qui partagèrent le Proche-Orient en 1916, écrivait à un dirigeant arabe : “Croyez-moi, car je suis sincère lorsque je vous dis que cette race [les juifs], vile et faible, est hégémonique dans le monde entier et qu’on ne peut la vaincre. Des juifs siègent dans chaque gouvernement, dans chaque banque, dans chaque entreprise.” »
Dans l’immédiat, Londres, en plein conflit mondial, pense améliorer ses positions en se conciliant le mouvement sioniste. Lui promettre un « Foyer national » pourrait — pensent les stratèges britanniques — transformer les Juifs en atout : en Palestine, où ils appuieraient les troupes du général Allenby ; aux États-Unis où ils accentueraient l’engagement du pays dans la guerre ; en Allemagne et en Autriche-Hongrie où ils se détacheraient de leur gouvernement ; en Russie où ils freineraient la radicalisation de la Révolution et empêcheraient le retrait des troupes russes du front de l’Est — beaucoup de dirigeants bolcheviks et mencheviks sont d’origine juive.
Mais le projet britannique dépasse la seule conjoncture. Obsédé par la sécurité de son système colonial, le Royaume-Uni redoute l’emprise sur la Palestine d’une grande puissance européenne — la France, évidemment — qui, « si près du canal de Suez, serait une permanente et formidable menace pour les lignes de communication essentielles de l’Empire » (assure sir Herbert Samuel, futur premier haut-commissaire britannique en Palestine). Dès lors, le projet sioniste paraît d’autant plus intéressant qu’il est habilement présenté : « Une Palestine juive, explique Haïm Weizmann, le principal dirigeant de l’Organisation sioniste, serait une sauvegarde pour l’Angleterre, particulièrement en ce qui concerne le canal de Suez. »
Winston Churchill, ministre de l’Armement en 1917, écrira plus tard à ce sujet : « L’année 1917 marqua peut-être la période la plus maussade et la plus sombre de la guerre. (…). C’était l’époque où les éléments les plus résolus du gouvernement britannique cherchaient à enrôler toute influence capable de garder unies à la tâche les nations alliées. Le mouvement sioniste, dans le monde entier, était activement pro-alliés, et, en particulier, pro-britannique. Ce mouvement n’était nulle part plus visible qu’aux États-Unis et nos espoirs reposaient dans une large mesure sur la part active que prendraient les États-Unis dans la lutte sanglante qui s’annonçait (). »
Et d’ajouter : « Les talentueux dirigeants du mouvement sioniste et ses nombreuses ramifications exercèrent une influence appréciable sur l’opinion américaine et cette influence (…) était constamment en notre faveur. (…) Les Juifs (sionistes aussi bien que non sionistes) (…) ont œuvré pour le succès de la Grande-Bretagne et pour une étroite coopération entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. La Déclaration Balfour ne doit donc pas être regardée comme une promesse faite pour des motifs sentimentaux, c’était une mesure pratique prise dans l’intérêt d’une cause commune. »
Les sionistes n’ignorent pas pourquoi la Grande-Bretagne s’est engagée, et donc la pression qu’il faudra ne jamais relâcher pour qu’elle tienne parole. Mais la carte britannique se révèle, et de loin, la plus payante. Londres, de son côté, sait bien que le mouvement sioniste caresse d’autres ambitions. Ainsi Lord Curzon, successeur de Lord Balfour, écrit : « Pendant que Weizmann vous dit une chose, et que vous pensez “Foyer national juif”, il a en vue quelque chose de très différent. Il envisage un État juif, et une population arabe soumise, gouvernée par les Juifs. Il cherche à réaliser cela derrière l’écran et la protection de la garantie britannique. »
La Déclaration Balfour bafoue surtout deux autres engagements que Londres a pris antérieurement : d’abord la promesse faite en 1916 au chérif Hussein comme à Ibn Saoud, en échange de leur participation à la guerre contre les Turcs, de « reconnaître et soutenir l’indépendance des Arabes » ; ensuite, les accords passés la même année avec les Français, dits « accords Sykes-Picot », qui partagent entre les deux pays le grand royaume soi-disant destiné aux Arabes et qui internationalisent la Palestine, sans y prévoir d’ailleurs de Foyer national juif. Arthur Koestler résume ainsi la Déclaration Balfour : « Une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième. »
La Conférence de Paris (1919), puis le Traité de Sèvres (1920) et enfin la conférence de San Remo (1920) reprennent la promesse faite aux Juifs. Mais la Palestine, théoriquement internationalisée par les accords Sykes-Picot, devient un mandat britannique (1922) – on verra pourquoi.
Selon l’historien israélien Avi Shlaïm, Ernest Bevin, secrétaire au Foreign Office d’après-guerre, « aurait déclaré un jour au leader sioniste David Ben Gourion que la déclaration Balfour de 1917 était la plus grave bourde commise dans la politique extérieure occidentale durant la première moitié du XXe siècle. Dans la perspective des intérêts britanniques, c’était certainement une bourde stratégique. Elle engageait la Grande-Bretagne à soutenir l’établissement d’un “foyer national” pour le peuple juif en Palestine, où les Juifs constituaient moins de 10 % de la population. La promesse britannique ouvrit la voie à la création de l’État d’Israël, mais déclencha aussi un des conflits les plus amers des temps modernes ( ) ».
2) Le Mandat britannique à la SDN
L’article 22 du Pacte de la Société des nations (SDN), signé le 28 juin 1919, définit les mandats sur les territoires non européens retirés à l’ex-Empire allemand et à l’ex-Empire ottoman ( ). Il considère les peuples des territoires en question comme encore incapables « de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne » : il faut donc assurer leur bien-être et leur développement, tâches constitutives d’une « mission sacrée de civilisation » ; pour y parvenir, il convient de « confier la tutelle de ces peuples aux nations développées, qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et consentent à l’accepter ».
La SDN prévoit trois sortes de mandat. Contrairement aux mandats B et C, de caractère ouvertement colonial, le mandat A, destiné aux territoires de l’ex-Empire ottoman, paraît plus ouvert. Le paragraphe 4 de l’article 22 précise : « Certaines communautés, qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman, ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un Mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. Les vœux de ces communautés doivent être pris d’abord en considération pour le choix du Mandataire. » C’est le type de mandat appliqué aux Proche et Moyen-Orient.
Dans ce cadre, la SDN confie au Royaume-Uni, en 1922, un mandat « sui generis » sur la Palestine – un régime spécial, ni A, ni B, ni C, mais spécifique. Il diffère des accords Sykes-Picot, qui prévoyaient un contrôle international de la Palestine avec un port, à Haïfa, confié aux Britanniques. Car, en décembre 1918, le Premier ministre français Georges Clemenceau a accepté les exigences de son homologue britannique, Lloyd George.
Henry Laurens cite le Journal de Maurice Hankey, le secrétaire du gouvernement britannique. Le 11 décembre 1920, il note : « Clemenceau et Lloyd George ont traversé [la mer] après l’armistice, et on leur a donné une grande réception militaire et publique. Puis ils ont été conduits à l’ambassade de France… Quand ils furent seuls… Clemenceau dit : “Bien. De quoi devons-nous discuter ?” “De la Mésopotamie et de la Palestine”, répondit Lloyd George. “Dites-moi ce que vous voulez”, demanda Clemenceau. “Je veux Mossoul”, dit Lloyd George. “Vous l’aurez”, a dit Clemenceau. “Rien d’autre ?” “Si, je veux aussi Jérusalem”, a continué Lloyd George. “Vous l’aurez”, a dit Clemenceau, “mais Pichon (ministre français des AE) fera des difficultés pour Mossoul”. Il n’y a absolument aucune trace écrite ou mémorandum fait sur le moment (…). Cependant, en dépit de grandes pressions de la part de ses collègues et de toutes sortes de parties concernées, Clemenceau, qui a toujours été inflexible, ne revint jamais sur sa parole et je suis bien placé pour dire que Lloyd George ne lui en a jamais laissé l’occasion. C’est ainsi que l’histoire est faite. »
Le mandat britannique sur la Palestine comporte deux caractéristiques majeures. D’abord il fait sien, presque mot pour mot, la Déclaration Balfour et donc l’objectif du Foyer national juif. Son texte indique que le Royaume-Uni doit « placer le pays dans des conditions politiques, administratives et économiques qui permettront l’établissement d’un foyer national juif et le développement d’institutions d’autogouvernement », mais également « faciliter l’immigration juive et encourager l’installation compacte des Juifs sur les terres » — à l’exception de celles qui se trouvent à l’est du Jourdain.
Car, autre remarque importante et seconde caractéristique du mandat palestinien, le Royaume-Uni en a déjà retranché la Transjordanie, en avril 1921. Sous prétexte de tenir la promesse d’un État arabe indépendant, elle a créé un Émirat confié à l’un des trois fils du chérif Hussein, Abdallah, mais sous un étroit contrôle britannique. La Transjordanie devient indépendante administrativement le 25 avril 1923, puis formellement le 22 mars 1946, toujours sous l’aile britannique.
Même la Légion arabe, principale armée arabe de l’époque, est placée sous le commandement du général anglais John Bagott Glubb, dit Glubb Pacha. Le roi Abdallah passera d’ailleurs un accord de partage de la Palestine avec Golda Meïr, douze jours avant le partage onusien : cet accord sera effectivement appliqué, la Légion arabe de Glubb Pacha ne combattant pas les forces armées juives (sauf Jérusalem, située hors accord) et Amman récupérant Jérusalem-Est ainsi que le gros de la Cisjordanie à la fin de la guerre de 1947-1949.
3) Au service du sionisme
Grâce au mandat britannique, la communauté juive de Palestine – le Yichouv – va devenir un quasi État. Entre 1917 et 1948, les Juifs passent de 10 % à 30 % de la population de la Palestine, leur superficie agricole est multipliée par trois et leur indice de production industrielle par cinquante. « La condition de la réalisation du sionisme, écrira journal juif, c’est la conquête de tous les emplois du pays par la main-d’œuvre juive ( ). » Sur les murs de Jérusalem et de Tel-Aviv, des affiches lancent : « N’achetez pas de produits arabes ! » Des délégations de l’Organisation sioniste se rendent même dans plusieurs pays arabes pour y recruter des travailleurs juifs… arabes : il s’agit de remplacer les ouvriers et les fellahs palestiniens par des Juifs, payés… comme des Arabes !
Mais l’essentiel de l’immigration vient d’Europe et notamment d’Allemagne. La montée du nazisme provoque une accélération de l’immigration juive : de 1932 à 1939 247 000 arrivants, soit 30 000 par an, quatre fois plus que depuis la fin de la Première Guerre mondiale ! Représentant moins un « choix sioniste » qu’une fuite face aux persécutions, ce transfert vers la Palestine bénéficie de l’accord dit « Haavara », conclu par l’Organisation sioniste avec Berlin le 25 août 1933 : contrairement aux autres qui partent sans un Mark, les Juifs se rendant en Palestine peuvent récupérer là-bas une partie de leur capital, sous la forme de produits exportés par le Reich en Palestine. Plusieurs dizaines de milliers de Juifs allemands en bénéficieront. Cet accord coûtera d’ailleurs la vie à son négociateur, Haïm Arlosoroff, assassiné sur la plage de Tel-Aviv le 16 juin 1933 – on ignore toujours par qui.
Le IIIe Reich ne s’est évidemment pas converti au sionisme. Mais, à l’époque, le régime nazi n’a pas encore conçu la « solution finale de la question juive ». Il s’attache d’abord à exclure les Juifs de la société allemande et à les pousser à l’émigration. Dans un second temps, Hitler pensera en termes de déportation massive : vers Madagascar, puis vers le Gouvernement général de Pologne et enfin vers la Sibérie. Le projet génocidaire proprement dit se radicalisera à partir de l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941. Le 7 décembre, des prisonniers soviétiques périssent dans les premiers essais d’une chambre à gaz…
Je reviens au Yichouv : on ne doit pas le réduire à sa seule réalité économique : face à une nation arabe palestinienne en formation, il incarne une nation juive palestinienne également en formation, avec sa langue, ses services publics, son embryon d’armée (la Hagana socialiste, mais aussi la milice d’extrême droite dite « révisionniste », l’Irgoun) et ses institutions politiques.
L’article 4 du mandat a en effet prévu qu’« un organisme juif convenable sera officiellement reconnu et aura le droit de donner des avis à l’administration de la Palestine et de coopérer avec elle dans toutes questions économiques, sociales et autres, susceptibles d’affecter l’établissement du foyer national juif et les intérêts de la population juive en Palestine, et, toujours sous réserve du contrôle de l’administration, d’aider et de participer au développement du pays » L’organisation sioniste assume ce rôle de 1922 à 1929, puis crée l’Agence juive, progressivement prise en main par la gauche sioniste. David Ben Gourion en devient le président en 1935.
Quant aux Arabes palestiniens, ils ont refusé de se doter de telles instances, pourtant prévues par le mandat, car ils boycottent ce dernier. Le mouvement national palestinien recourt et recourra souvent à cette tactique de la chaise vide, qui lui coûtera cher, notamment, on le verra, dans l’immédiat après-guerre.
En attendant, le Yichouv a donc tout d’un État juif… sans État.
4) Des révoltes arabes
Si le calcul semble donc bon du côté sioniste, il l’est beaucoup moins pour les Britanniques. Londres a sous-estimé la résistance des Arabes. Le mécontentement contre la trahison par la « perfide Albion » de ses promesses, déjà vif en 1917, grandit durant l’entre-deux guerres au fur et à mesure de la construction du Foyer national juif, en violation de la clause du mandat qui protège théoriquement les populations « non juives », largement majoritaires…
D’où des révoltes de plus en plus massives et de plus en plus violentes, suivies chaque fois d’une commission d’enquête et d’un Livre blanc de la part d’un Royaume-Uni soucieux de ne pas laisser miner son pouvoir sur la région. Après les heurts de 1920 à la veille de la Conférence de San Remo (5 morts juifs et 4 morts arabes) et ceux de 1921 à Jaffa (47 Juifs et 48 Arabes tués), vient l’explosion, beaucoup plus grave, de 1929 : des affrontements se déroulent un peu partout, et notamment à Jérusalem, autour du Mur des Lamentations, et à Hébron, où des Arabes assassinent plusieurs dizaines de Juifs – d’autres, notons-le, protègent leurs voisins juifs. Au total, en une semaine d’août, les émeutes coûtent la vie à 133 Juifs et 116 Arabes. En 1936, enfin, éclate une véritable grève insurrectionnelle palestinienne, qui va durer près de trois ans.
Une nuance importante : il ne s’agit pas alors du mouvement national palestinien tel que nous le connaissons aujourd’hui. La société arabe reste très segmentée, organisée en clans traversés de clivages internes très importants, notamment autour de deux grandes familles, les Husseini et les Nashashibi dont l’affrontement devient parfois sanglant. Pour la plupart, les Palestiniens n’imaginent pas un État indépendant, mais une Palestine intégrée au futur Royaume arabe, un temps promis par les Britanniques. Ce qui unit d’abord les Arabes, c’est le refus de l’immigration des Juifs et de leurs achats de terres…
Dès le Livre blanc de 1922, Winston Churchill, alors secrétaire d’État aux colonies, précise que les dispositions du mandat ne signifient pas, comme les représentants sionistes l’estiment, que « la Palestine en entier devrait être convertie en un foyer national juif, mais qu’un tel foyer devrait être fondé en Palestine ( ) ». Nuance significative. Il indique de surcroît que ses dispositions se limitent aux territoires situés l’ouest du Jourdain. Concrètement, les Britanniques interdisent toute immigration juive dans les territoires situés à l’est Jourdain, c’est-à-dire dans l’Émirat de Transjordanie. Ils exigent également des autorités sionistes qu’elles reconnaissent ces faits avant la publication officielle des termes mandat. Chaïm Weizmann finit par les accepter, malgré les prétentions sionistes qui revendiquaient le droit à étendre leur foyer national à une partie de la Transjordanie (ainsi d’ailleurs qu’à une partie du Liban et au plateau du Golan).
Pour officialiser ces mesures, peu avant la publication officielle des termes du mandat, un article supplémentaire, le numéro 25, est ajouté qui stipule que, « dans les territoires situés entre le Jourdain et les frontières est [du mandat] de Palestine comme déterminées ultérieurement, le mandataire pourra (…) reporter (…) l’application de certaines [de ses] clauses ».
L’ensemble de ces dispositions est entériné par la SDN le 24 juillet 1922. Elles entrent officiellement en vigueur le 26 septembre 1923, quand Français et Britanniques officialisent le tracé des frontières entre leurs mandats.
Beaucoup plus sérieux, on l’a vu, les affrontements de 1929 se concluent par la Commission Shaw. Ceux de 1936, encore plus graves, donnent naissance à la Commission Peel, qui, 1937, accouche du premier plan de partage de la Palestine.
5) Le Plan Peel
Ce premier coup d’essai destiné à ramener le calme rate : les propositions de la Commission royale pour la Palestine conduite en 1936-1937 par Lord William Peel se heurte au refus de toutes les parties concernées.
Proposé le 7 juillet 1937, ce plan de partage abolit le mandat, à l’exception d’un corridor concédé aux Britanniques autour de Jérusalem et jusqu’à Jaffa. Petit, l’État juif obtient la Galilée et la plaine côtière. L’État arabe, nettement plus vaste, hérite de la Cisjordanie, du Néguev et de Gaza. Fait essentiel, Peel double son partage d’un transfert de population : celui de 1 250 Juifs se trouvant dans l’État arabe, et celui de 200 000 Arabes se trouvant dans l’État juif. Le rapport Peel prévoit enfin que l’État arabe de Palestine fusionnerait avec la Transjordanie pour former un seul État, évidemment sous le contrôle du Royaume-Uni.
Les Arabes de Palestine ne peuvent que refuser. Quant au mouvement sioniste, divisé, il en accepte finalement le principe du partage, mais pas les frontières envisagées. Et surtout il retient – notamment David Ben Gourion – l’idée du « transfert » des Arabes. Dans la réédition, en 2004, de The Birth of the Palestinian Refugee Problem ( ), le pionnier des nouveaux historiens israéliens, Benny Morris, décortique les débats au sein du Parti socialiste Mapaï et du mouvement sioniste. La notion de « transfert » de 1937 va peser lourd, dix ans ans après, quand les forces armées juives se livreront au nettoyage ethnique du futur État d’Israël ( )…
6) De la répression au Livre blanc
Devant le « non » des uns et des autres et la montée en puissance du mouvement sur le terrain – de la grève à l’insurrection armée –, Londres mobilise jusqu’à 50 000 soldats pour écraser la Grande révolte, avec l’aide de 20 000 policiers juifs et de 15 000 membres de la Hagana. On présente souvent cette dernière comme « clandestine » alors qu’elle s’entraîne au vu et su des Britanniques, lesquels font appel à elle face aux Arabes. S’y ajoutent plusieurs milliers de militants de l’Irgoun, l’extrême droite sioniste de Zeev Vladimir Jabotinsky : pendant le soulèvement de 1936-1939, les seuls attentats de l’organisation firent quelque 250 victimes civiles arabes.
La répression est impitoyable : officiellement, les affrontements tuent 5 000 Arabes, 300 Juifs et 262 Britanniques. Mais le nombre de victimes palestiniennes fut sans doute bien supérieur. Le gros de l’élite palestinienne disparaît. Les milices paramilitaires sont dissoutes. La plupart des leaders nationalistes ayant participé à la révolte doivent s’exiler dans les pays arabes voisins. Le Grand Mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, fuit au Liban, participe en 1941 au soulèvement antibritannique en Irak et finit par se réfugier en Allemagne nazie, où il collaborera activement avec le régime – il mettra sur pied deux Légions SS musulmanes, essentiellement bosniaques et non palestiniennes.
Sans avoir en tête cette hécatombe, on ne saurait comprendre la faiblesse des Arabes palestiniens, dix ans plus tard, durant la guerre de 1947-1949.
Mais l’intérêt supérieur de Londres prime : le conflit entre Juifs et Arabes en Palestine atteint un tel niveau que les dirigeants des pays arabes voisins menacent de renverser leurs alliances, autrement dit de se placer aux côtés du IIIe Reich. Ce chantage est d’autant plus efficace que Londres, comme Paris, s’inquiète de la montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne, très active dans la région.
D’où le Livre blanc du 17 mai 1939, qui marque le grand tournant de la politique britannique. Car il préconise des mesures draconiennes : d’une part la limitation de l’immigration juive à 75 000 personnes pendant cinq ans, après quoi elle dépendra du consentement arabe ; d’autre part l’interdiction de l’achat de terres par le mouvement sioniste dans l’essentiel du pays et sa réduction drastique ailleurs. Bref, la Palestine, promise à l’indépendance en 1949, serait certaine de rester majoritairement arabe.
7) Vers la fin du mandat
Le Livre blanc entraîne une rupture durable entre Londres et le Yichouv. Il s’appliquera jusqu’au retrait britannique, le 15 mai 1948. Et l’allié d’hier – le mouvement sioniste — ira jusqu’à l’action terroriste pour forcer Londres à abandonner dans un premier temps cette politique, puis dans un second temps son mandat sur la Palestine.
Sans entrer dans le détail, plusieurs facteurs contribuent à la décision du Royaume-Uni :
- Le premier, c’est le génocide perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale. Il bouleverse la situation. La machine hitlérienne va faire des millions de victimes : malades mentaux, Tsiganes, Polonais et surtout Soviétiques. Mais les Juifs forment le seul groupe que les nazis aient voulu exterminer jusqu’au dernier. Bilan : plus de six millions de morts – la moitié des Juifs d’Europe, un tiers des Juifs du monde. (Ce chiffre n’a rien de mythique : on a longtemps sous-estimé, disent les démographes russes, l’ampleur de l’extermination des Juifs situés entre la Pologne et la Russie, où souvent il n’existait pas d’état-civil.).
La Shoah (en hébreu, « catastrophe ») transforme profondément les données idéologiques et pratiques de la « question juive », à laquelle les grandes puissances doivent trouver une solution après la Seconde Guerre mondiale. Or le projet sioniste offre un avantage majeur pour l’Occident : il la résoud au Proche-Orient – l’État juif s’y construira aux dépens du peuple palestinien, qui pourtant ne porte pas la moindre responsabilité dans le génocide.
On imagine, deux ans après la découverte d’Auschwitz, la force des arguments de David Ben Gourion, quand il déclare devant l’Unscop, la commission des Nations unies qui doit proposer à celles-ci une solution : « Qui veut et peut garantir que ce qui nous est arrivé en Europe ne se reproduira pas ? La conscience humaine […] peut-elle se libérer de toute responsabilité dans cette catastrophe ? Il n’y a qu’une sauvegarde : une patrie et un État. » Et de préciser : « Nous sommes prêts à considérer la question d’un État juif sur une partie significative de la Palestine [tout] en réaffirmant notre droit sur toute la Palestine ( ). »
Et les opinions occidentales suivent. Pour deux raisons :
– d’une part, un puissant sentiment de culpabilité les travaillent : si dans certains pays de grands mouvements de Résistance ont sauvé l’honneur, la plupart ruminent la honte d’une puissante collaboration qui a aidé les nazis à perpétrer leur génocide. Il suffit de penser à la France…
– d’autre part, elles ignorent tout des Palestiniens, dont, en outre, les dirigeants boycottent les commissions d’enquête internationales, notamment celle de l’ONU, qui vient durant l’été 1947 en Palestine avant de décider du sort de celle-ci (et qui y assiste au drame, spectaculairement mis en scène, de l’Exodus).
N’oublions pas, enfin, la dimension de l’urgence. Des centaines de milliers de Juifs survivants croupissent dans les camps de personnes déplacées (DP). Il ne peuvent pas ou ne veulent pas rentrer dans leur pays d’origine – je pense à la Pologne d’après-guerre, avec ses pogromes – et se voient refuser l’immigration souhaitée vers les États-Unis : les sionistes y recrutent nombre d’immigrants « illégaux » vers la Palestine.
- Le deuxième facteur qui explique le forfait du Royaume-Uni, c’est le combat mené par le mouvement sioniste après-guerre. Contre l’occupant britannique, celui-ci organise une résistance qui va crescendo, n’hésitant pas à recourir au terrorisme. Dès 1941, le groupe le plus extrémiste, dit « groupe Stern » ou Lehi, avait multiplié les coups de main. En 1944, l’Irgoun le rejoint. En 1945, c’est au tour de la Hagana de se lancer dans la lutte armée.
La soldatesque britannique se regroupe alors autour des sièges de l’administration mandataire, comme autant de petites forteresses ironiquement surnommées « Bevingrad » – du nom du ministre des Affaires étrangères du gouvernement Attlee. Le 22 juillet 1946, un attentat organisé par Menahem Begin contre l’hôtel King David, siège du mandat à Jérusalem, fait une centaine de morts. Pour l’opinion britannique, c’en est trop : « Bring the boys home ! » s’écrient les manifestants londoniens, qui savent qu’en deux ans près de 150 militaires britanniques sont tombés, sans compter 350 blessés graves.
Quant au gouvernement de Sa Gracieuse Majesté, il mesure que le Royaume-Uni, épuisé par la Seconde Guerre mondiale, n’a plus les moyens de laisser stationner en Palestine 100 000 hommes – un dixième de ses forces à l’étranger –, ni de dépenser 40 millions de livres par an pour le mandat. N’oublions pas que Londres ne survit que grâce au prêt de 39 milliards de livres des États-Unis (qui ne sera complètement remboursé qu’en 2006). Reste à trouver la solution la mieux à même de préserver les intérêts britanniques au Proche-Orient…
- Troisième facteur, la pression internationale, notamment celle des États-Unis et de l’URSS. Outre le règlement urgent de la question des survivants du génocide, Washington et Moscou partagent un même calcul stratégique, chacun évidemment pour son compte : chasser les Britanniques de Palestine pour mieux affaiblir leur emprise sur la région. N’oublions pas qu’à l’époque, les deux grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ne sont pas encore entrés dans la guerre froide – celle-ci ne commence qu’avec la prise du pouvoir par les communistes à Prague, en février 1948.
C’est pourquoi, le 18 février 1947, le Foreign Office rend son mandat à l’ONU. La suite est connue, en Palestine et, au-delà, dans tout le Proche et Moyen-Orient. Nul doute que la manière dont le Royaume-Uni a géré son mandat a beaucoup contribué à l’impasse durablement sanglante du conflit israélo-arabe. En Palestine comme en Inde, les Britanniques ont allègrement pratiqué le « diviser pour mieux régner ». Dans les deux cas, le règne s’est terminé, mais la division est restée…
par Dominique Vidal. Journaliste et historien, directeur avec Bertrand Badie de « L’état du monde » (La Découverte).