Par DAVID KESSLER Ancien président du Mouvement juif libéral de France (MJLF)
L’application commercialisée par Apple «juif ou non juif», qui permettait d’identifier la religion de personnalités de différents milieux, a suscité un tel tollé qu’Apple l’a retirée. On se demande quelle mouche a piqué Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), d’avoir prolongé en quelque sorte le travail de «juif ou non juif» en désignant nommément comme juifs, le 17 novembre, les députés socialistes concernés par l’accord Parti socialiste Europe Ecologie-les Verts !
Outre que la compétence du président du Crif pour commenter un accord politique entre deux formations est totalement étrangère aux missions de cet organisme, le texte signé par Richard Prasquier laisse pantois. Les députés touchés seraient juifs : on ne le sait que par leur patronyme (sic) qui permettent de les citer nommément sans s’interroger sur le fait qu’ils peuvent ou non, à leur choix, se revendiquer tels. S’il a la prudence de se garder de l’accusation directe d’antisémitisme, c’est pour se faire le relais (malgré lui, donc !) de cette accusation et souligner qu’un tel accord priverait l’Assemblée nationale d’hommes et de femmes au passé spécifique.
On pourrait en rester là si cet argumentaire n’était à la fois consternant et détestable. Pour qui a la moindre connaissance de la vie politique française, l’engagement de tous ceux qui y participent, à droite comme à gauche, s’est toujours fait au-delà des préoccupations communautaires. Ce sont les antisémites qui ont désigné comme juifs Léon Blum (qu’on se souvienne de l’apostrophe de Xavier Vallat : «Pour la première fois, notre pays sera gouverné par un juif») ou Pierre Mendès France (d’où la violence des attaques dont il fut l’objet). Récemment encore, celui qui s’apprêtait à être candidat à la présidence de la République disait la crainte que suscitaient en lui des mises en cause éventuelles de sa judéité. Tous ces hommes et toutes ces femmes se sont toujours engagés au nom d’une vision de la société (à droite ou à gauche) et d’un sens de l’intérêt général, en aucun cas pour représenter une communauté. Ils sont au service de la France et de la République. Les candidats à une élection doivent être jugés sur leur engagement, leurs convictions, leur apport. Selon le président du Crif, ils devraient maintenant l’être en fonction de leur origine ?
Cette approche est détestable parce qu’elle exprime, au-delà même de ce qu’elle dit, une dérive d’un organisme créé pour représenter les juifs de France auprès des pouvoirs publics vers un judaïsme sectaire, communautaire, qui compte les siens et vérifie qu’ils restent bien en place. Quitte à fournir sur un plateau des arguments de choix à l’antisémitisme toujours prêt à renaître : chacun sait que des libelles antisémites font la liste des juifs présents dans la politique, les médias, la culture… Ce n’est plus nécessaire aujourd’hui : le Crif le fait lui-même !
Un dernier mot, enfin. On croit lire à la fin de cette intervention du président du Crif la vraie raison de cette prise de position : on remplacerait ainsi des juifs par des verts pro-palestiniens. De cela, les juifs devraient tenir compte lors des prochaines élections. Quoi que l’on pense des positions des uns et des autres, quoi que l’on pense politiquement de l’accord ainsi passé, réduire les enjeux de la prochaine élection présidentielle dans une Europe en crise et confrontée à des choix drastiques à la seule question qui compte apparemment aux yeux du Crif (qui est le plus proisraélien des candidats ?) atteste de l’étroitesse du champ de vision où se complaisent désormais certaines institutions juives.
Elle traduit hélas la dérive droitière d’une très large partie des institutions communautaires à laquelle on assiste depuis des années : alors que les juifs de France installés dans un pays où vit une très importante communauté musulmane pourraient être les têtes de pont d’un dialogue intercommunautaire, ils choisissent l’enfermement et le repli sur soi. L’exemple de l’intervention de Richard Prasquier est saisissant : un accord entre deux formations politiques où, j’en suis convaincu, la question d’Israël n’a pas joué le moindre rôle, devient le seul prisme de lecture. C’est simplement consternant.
Au-delà, elle donne à penser sur l’évolution d’une communauté – ou du moins de ses représentants – dont l’histoire en France fut celle d’une participation large et enthousiaste à la vie nationale dans tous ses domaines et qui semble désormais vouée à mettre cette nation sous tension. On aimerait voir un Crif œuvrer pour la compréhension et contre la violence. Qui peut penser un instant sérieusement que ces circonscriptions liées à des équilibres politiques aient été abandonnées par le Parti socialiste en raison de la religion des députés ? Pour qui connaît le fonctionnement du Parti socialiste, c’est particulièrement risible. Le Crif semble dire que les juifs de France sont élus pour apporter leur bagage communautaire et défendre Israël. Ceux qui se sont engagés au service de la France l’ont toujours fait pour défendre des valeurs communes aux Français et chères à la République. Ubu devient roi : le Crif raisonne en miroir avec les antisémites. Dépêchons-nous d’arrêter ces dangereuses dérives.