Ce qui importe pour un poète, c’est de dire la vie, toute la vie.
C’est cela que nous rappelle Mahmoud Darwich dans le texte que je vous joins.
Toute lutte de libération est une lutte pour la vie et oublier la vie au nom de la lutte est une façon d’oublier pourquoi on lutte.
C’est l’une des leçons que nous rappelle Darwich
rudolf bkouche
Le texte ci-après a été prononcé par Mahmoud Darwich à Ramallah lors de la cérémonie de dédicace du recueil Comme les fleurs d’amandiers ou plus loin.
(paru dans Al-Karmel (Ramallah), n° 85, 2005)
Je ne suis pas de ceux qui se regardent dans le miroir avec satisfaction. En ce qui me concerne, le miroir reflète un moi tombé dans le domaine public. Autrement dit, les autres ont maintenant le droit d’y rechercher le reflet de leur moi. Si quelqu’un trouve des expressions et des images qui lui ressemblent ou le concernent, il dira : c’est bien moi. S’il n’y trouve aucun point commun avec le texte/image, il s’en détournera en disant : cela n’a rien à voir avec moi !
Par ailleurs, j’appréhende ce débat qui porte sur la relation qu’entretiennent la production poétique moderne et la majorité des lecteurs, débat qui a cours depuis que de nombreux poètes prennent un malin plaisir à creuser le fossé qui sépare le poème et ce second auteur qu’est son récepteur, car sans ce dernier et sans le mouvement qui le porte vers le texte, il n’y a point de projet poétique. Les accusations fusent des deux côtés. Mais la crise de la poésie, si crise il y a, est celle des poètes. C’est à chaque poète de s’efforcer de la résoudre selon sa propre voie créative.
Je sais qu’on va m’accuser, encore une fois, d’être contre la modernité arabe que les névrosés définissent selon les deux critères suivants. Le premier, c’est le mouvement de repli du moi sur sa subjectivité qui ne laisse aucune possibilité à l’intime de s’ouvrir sur l’extérieur. Quant au deuxième, c’est le rejet du poème composé selon la métrique classique hors du « paradis de la modernité » car, à leurs yeux, point de modernité en dehors du poème en prose.
J’ai toujours dit que le poème en prose écrit par des poètes doués était l’une des plus importantes réalisations de la poésie arabe moderne et qu’il avait acquis sa légitimité esthétique de par son ouverture sur le monde et sur tous les genres littéraires. Mais il ne constitue ni l’unique choix poétiques, ni « la solution finale » à toute la problématique poétique, à laquelle on ne peut d’ailleurs apporter aucune réponse définitive. L’espace poétique reste ouvert à tous les choix, connus et inconnus ; que cherchons-nous, en tant que lecteurs, dans les diverses expérimentations poétiques, sinon à réaliser la poéticité dans le poème, qu’il s’agisse d’un poème composé selon la métrique classique ou d’un poème en prose ?
Je sais également que mon nouveau recueil de poèmes, de même que les précédents, fournira à mes nombreux ennemis encore plus d’armes pour commettre ces assassinats symboliques si répandus au sein de la culture de la haine. On dira – comme on l’a déjà fait et comme on le fera encore – que j’ai abandonné « la poésie de la résistance ».
Je reconnaîtrai devant ces juges sévères que, si j’ai bien renoncé à écrire la poésie politique et limitée quant à ses significations, je n’ai pas pour autant renoncé à la résistance esthétique au sens large. Ce n’est pas que les conditions ne soient plus les mêmes ou que nous soyons passés de « la résistance au marchandage » comme le prétendent les docteurs ès poésie héroïque, mais c’est parce que le style poétiques doit sans cesse changer. Le poète doit constamment améliorer ses outils poétiques et élargir son horizons humain : il ne doit pas répéter mille fois le même discours, sous peine d’exposer la langue poétique au risque de l’épuisement, du vieillissement et de la standardisation, et de tomber dans le piège qui lui a été tendu, celui de la sclérose et du ressassement. Renonce-t-on pour autant à l’esprit de la résistance ?
En effet, l’esprit de résistance peut-il se limiter à des propos tels que « Inscrit ! Je suis arabe » ou à la répétition du slogan « je résisterai encore et encore » ?
Il n’est nullement nécessaire pour un résistant, tant du point de vue poétique que du point de vue pragmatique de dire qu’il aime. C’est Ghassan Kanafani qui nous a appelés « les poètes de la résistance », sans que nous sachions que nous l’étions.
Nous écrivions notre vie telle que nous la vivions et la voyions. Nous consignions par écrit nos rêves de liberté et notre obstination à vivre comme nous le souhaitions. Nous dédiions nos poèmes d’amour à la patrie et à des femmes bien réelles… car tout n’est pas symbole : un tronc d’arbre élancé ne renvoie pas nécessairement à la taille fine d’une femme et vice versa ! Il est vrai que le poète ne peut se libérer des conditions historiques qu’il vit, mais la poésie nous offre une marge de liberté, et une compensation métaphorique à notre impuissance à changer la réalité. Elle nous relie à une langue se situant au-dessus des conditions qui nous enchaînent et nous empêchent d’être en symbiose avec notre vécu humain. Elle peut également aider le sujet à se comprendre lui-même en se libérant de ce qui l’empêche de voler librement dans un espace sans limites.
Dire que le sujet a le droit d’être reconnu en tant que tel dans un groupe, c’est une façon comme une autre de vouloir la liberté des individus qui composent le groupe. De ce point de vue, dans le contexte d’une lutte de longue haleine, cette poésie qui exprime notre humanité et nos préoccupations individuelles – qui ne sont jamais seulement individuelles – est une poésie qui représente la dimension humaine subjective de l’acte de résistance poétique, même quand c’est une poésie qui parle de l’amour, de la nature, d’une rose que l’on contemple ou de la peur qu’inspire une mort ordinaire.
Il n’est pas vrai que le poète palestinien n’a le droit de s’asseoir sur une colline pour contempler le coucher du soleil ou de prêter l’oreille à l’appel du corps ou de la flûte lointaine, que si son âme est morte, si l’esprit du lieu est mort en lui et que le cordon ombilical entre lui et sa prime nature soit à jamais coupé.
Etre palestinien n’est ni un métier, ni un slogan. Un palestinien est d’abord un être humain qui aime la vie, tremble à la vue des fleurs d’amandier, a la chair de poule au contact de la première pluie de l’automne, fait l’amour pour assouvir un désir physique naturel et non pas pour répondre à un mot d’ordre, fait des enfants pour transmettre le nom et conserver l’espèce et la vie et non pas par amour de la mort, sauf s’il s’avère par la suite que la mort est préférable à la vie !
Cela revient à dire que la longue occupation n’a pas réussi à effacer notre nature humaine, ni à assécher notre langue et nos sentiments face aux barrières qu’elle dresse devant nous.
C’est un acte de résistance que de voir la poésie assimiler la force de la vie ordinaire qui est en nous. Pourquoi alors accusons-nous la poésie d’apostasie lorsqu’elle assume les beautés sensibles et la liberté d’imagination qui sont en nous et résiste à la laideur par la beauté ?
La beauté est en effet liberté et la liberté beauté. C’est ainsi que la poésie qui défend la vie devient une forme de résistance …
Devrais-je encore me demander si la patrie avait besoin d’arguments poétiques ou si la poésie avait besoin d’arguments patriotiques ? La relation de la poésie à la patrie ne se limite pas à noyer la poésie sous un déluge de slogans, de cartes géographiques et de drapeaux. Il s’agit là d’une relation organique qui n’a pas besoin de preuves quotidiennes, car elle est une disposition innée, une conscience et une volonté. Elle est à la fois un héritage et un choix, à la fois un donné et un objet de création. Mais la mauvaise poésie patriotique porte malheureusement préjudice à l’image de la patrie, alors que le combat pour la patrie et au sein de la patrie permet d’accéder à des niveaux de création qui nous échappent souvent.
C’est pourquoi il convient de développer nos manières d’exprimer les aspects humains dans notre vie publique et privée en faisant évoluer la dimension esthétique du poème et la littéralité des textes des textes, en maîtrisant ce métier difficile, en se référant aux critères artistiques généraux et non pas uniquement à la spécificité de la condition palestinienne. Ce sont là des taches à la fois poétiques et patriotiques ; ce sont elles qui préparent notre poésie à un dialogue créatif avec le monde afin que la reconnaissance de notre haut pouvoir de création artistique incite au bout du compte à s’intéresser à la patrie de cette création. Combien de pays avons-nous aimés, sans les avoir connus, parce que nous en avons aimé la littérature !
C’est ainsi que s’effacent les frontières entre l’appartenance nationale de la poésie et sa tendance constante à dépasser les barrières de la culture et de l’identité, pour survoler le vaste horizon humain, sans oublier bien sûr que la poésie a un rôle à jouer dans l’élaboration d’une identité culturelle d’un peuple qui combat pour son identité.
Certes, les poètes doivent se rappeler toutes les souffrances, être à l’écoute de la voix de l’absence, nommer toute chose et s’engager dans toutes les batailles, mais ils ne doivent pas oublier leur de voir envers leur métier. Ils ne doivent pas oublier que la poésie ne se définit pas fondamentalement par son dit, mais bien par la nature du dit, laquelle tranche avec l’ordinaire ; ils ne doivent pas oublier que la poésie est à la fois un plaisir, un art et une beauté ; qu’elle est une joie confuse d’avoir vaincu les difficultés et la perte, et qu’elle est un voyage sans fin vers la recherche de soi dans l’inconnu.
Quant à moi, je ne défends pas ici ce nouveau livre qui ne m’appartient plus. Je ne m’en rappelle rien depuis qu’il est sorti de moi et m’a mis devant l’impasse de cette question évidente : « et après ? ». Mais je défends le droit des poètes à rechercher une nouvelle poésie, celle qui nettoierait la poésie de ce qui n’est pas elle. Car le malheur de l’innovation tâtonnante est préférable au bonheur de l’imitation sclérosé.
M. Datwish