Macron dénonce les crimes de Vichy sans rompre avec le racisme d’État français et israélien

Entretien avec Eyal Sivan. Propos recueillis par Rafik Chekkat, pour État d’Exception.

Le discours prononcé par Emmanuel Macron lors de la cérémonie commémorative de la rafle du Vel d’Hiv a suscité de nombreuses réactions et critiques. En cause, aussi bien l’opportunité d’inviter à la cérémonie le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu (seul chef d’Etat convié), que la phrase abondamment commentée assimilant antisionisme et antisémitisme. La polémique retombée, une analyse plus poussée du discours de 35 mins du chef de l’Etat devient possible. C’est ici tout le propos du cinéaste et essayiste Eyal Sivan.

Quelle impression générale vous a inspiré le discours d’Emmanuel Macron ?

Discours Macron Vél d’Hiv

Eyal Sivan : Ce qui m’a immédiatement frappé, c’est la différence de ton et de style du nouveau président. Même si ce qu’il dit au sujet des crimes de Vichy est assez commun et présent dans tous les manuels scolaires, Macron va plus loin que ses prédécesseurs. C’est avant tout une question de génération. Son propos est le résultat de la pénétration dans l’opinion des travaux menés ces deux dernières décennies par des historiens et journalistes sur les crimes d’Etat, Vichy, et même la colonisation. Ses déclarations faites à Alger avant l’élection allaient d’ailleurs dans le même sens.

L’autre chose très marquante, même pour celui qui écoute de manière distraite, c’est la distinction qu’il fait en permanence entre le racisme et l’antisémitisme. L’expression « racisme et antisémitisme » revient plus de 12 fois dans son discours.

En quoi distinguer racisme et antisémitisme est problématique ?

E.S. : Macron reprend une distinction officielle née de l’idée – fausse, évidemment – selon laquelle on ne peut parler de « racisme anti-juifs » puisque les juifs ne sont pas une race. L’antisémitisme étant une forme particulière de racisme, on aurait pu s’attendre à ce qu’il utilise tantôt l’un, tantôt l’autre terme. Il utilise systématiquement les deux pour insister sur l’idée que les juifs ont subi les deux, ont souffert deux fois : ils ont subi le racisme en tant qu’étrangers, et l’antisémitisme en tant que juifs.

Il s’agit en réalité d’une distinction qualitative, puisque l’antisémitisme est ici réputé pire que le racisme, ce qui aboutit à mettre en concurrence les racismes : oui certains subissent le racisme, mais pas l’antisémitisme, alors que les juifs subissent les deux.

Cela nous renvoie à la question de la double allégeance. Les juifs sont-ils des Français comme les autres ?

E.S. : C’est bien en affirmant cette double allégeance, qu’on a pu sous Vichy déchoir les juifs de leur nationalité française, en disant qu’il leur restait leur « nationalité juive ». D’une certaine manière, pour dénoncer le vichysme, Macron utilise une classification vichyste. Cette question de la double allégeance, de la double nationalité, est évidemment renforcée par la présence du premier ministre israélien lors de la cérémonie.

A gauche, René Bousquet, secrétaire général de la police ; à droite, Pierre Laval, premier ministre

Macron utilise de manière maladroite une classification vichyste, mais sa dénonciation de ce régime est particulièrement vigoureuse.

E.S. : Oui, elle l’est sans conteste. Macron tranche le débat – du moins au niveau officiel – sur le fait de savoir si Vichy c’était la France, si c’était la République, etc. Il le dit clairement et à plusieurs reprises : c’est bien « la France » qui organisa la rafle de 13 000 juifs les 16 et 17 juillet 1942, puis leur déportation. Il précise que Vichy ce n’était certes pas tous les Français, mais c’était le gouvernement et l’administration de la France, qui ont pu compter sur les ressources vives du pays pour mener leur collaboration.

Il va même jusqu’à dire que l’État français de Pétain et Laval ne fut pas une aberration imprévisible née de circonstances exceptionnelles. Et pourtant, il n’évoque Vichy que sur le registre de l’exceptionnalité, qui est ici double : exceptionnalité de la nature du régime, et exceptionnalité de la nature des victimes. Or, si on se replace dans le contexte de l’époque, la collaboration n’avait rien d’ « exceptionnel ».

Vous analysez la collaboration comme de la Realpolitik ?

E.S. : Aussi bien la collaboration, que la déportation, doivent être comprises dans le contexte de leur époque. La politique menée par Vichy était assurément raciste, antisémite, mais elle n’était pas « extrémiste », même si des mesures extrêmes ont été prises. A la différence des « collaborationistes », qui étaient plus idéologiques et doctrinaires, la collaboration d’État s’est faite au nom du réalisme et de la Realpolitik.

The Extreme Right in France 1789 to the Present From de Maistre to Le Pen


Prenez l’ouvrage The Extreme Right in France, 1789 to the Present: From de Maistre to Le Pen, Peter Davies y montre comment aussi bien Laval que Pétain ont appris à composer avec le nazisme, qui n’était pas leur idéologie de prédilection. La politique de collaboration était davantage la Realpolitik en action car elle tenait avant tout aux calculs politiques et diplomatiques de Laval, plutôt que dans la croyance naïve en quelque idéologie que ce soit.

Cette manière d’appréhender la politique a-t-elle une résonance aujourd’hui ?

E.S. : La politique antijuive menée par le régime de Vichy était conçue et menée comme une anticipation des demandes allemandes, ce qu’oublie d’ailleurs de dire le président dans son discours. Il s’agissait à l’époque de faire ce qui est réaliste pour sauver la France, de mener une politique du moindre mal, d’invoquer la nécessité.

Aujourd’hui, la Realpolitik consiste à mobiliser les notions de compétitivité, de croissance, de baisse des dépenses publiques, de réalisme… Macron est un produit de la Realpolitik. Au fond, il dénonce le régime de Vichy mais il ne rompt pas avec son régime de justification.

Macron ne dénonce pas seulement le régime de Vichy, mais aussi la IIIème République, dont il dit qu’elle était déjà porteuse du venin raciste et antisémite.

E.S. :C’est l’un des nombreux paradoxes de ce discours : Emmanuel Macron présente Vichy comme une continuité avec le régime qui l’a précédé, mais il n’évoque nullement la continuité entre Vichy et les régimes qui lui ont succédé. Pour paraphraser le président, on pourrait dire que la IVème puis la Vème Républiques ont pu compter sur les ressources vives du pays pour mener leur politique coloniale. Mais de cela, il n’est jamais question dans son discours.

Macron reconnaît les crimes de Vichy pour mieux remettre Vichy entre parenthèses ?

E.S. : Exactement. Il admet une chose pour pouvoir en cacher une autre. Quand il affirme que le racisme et l’antisémitisme gangrénaient déjà la IIIème République, il ne parle à aucun moment de l’empire colonial français, qui a pourtant connu un essor formidable sous la IIIème République justement, même si l’entreprise coloniale a commencé bien plus tôt.

En réalité, tout en affirmant que Vichy n’était pas une « aberration imprévisible née de circonstances exceptionnelles », Macron renferme Vichy dans une exceptionnalité. Dans une parenthèse – celle du racisme d’État – qui serait selon lui fermée depuis. Quid alors des massacres du 8 mai 1945 en Algérie et de 1947 à Madagascar ? Du 17 octobre 1961 ? Quid du racisme d’État, des crimes policiers, de l’islamophobie ? Macron refuse de voir que la séquence raciste et génocidaire européenne ne commence pas en 1933 et ne finit pas en 1945.

Si reconnaitre de manière officielle les crimes de Vichy se fait au détriment de la reconnaissance de ces autres crimes, alors on crée une mémoire exclusive et on favorise en même temps le désintérêt envers les crimes de Vichy eux-mêmes.

Pont des Arts (Paris, 2011) Pascal Rossignol/Reuters.

Cette incapacité de faire le lien entre le racisme d’État de Vichy et la politique coloniale de la France a-t-elle selon vous un rapport avec la présence de Netanyahu ?

E.S. : Complètement. L’incapacité du président de faire des continuums historiques entre Vichy, la colonisation et la persistance d’un racisme d’État en France, est liée à la perception qu’il a du sionisme et d’Israël. Assumer que le racisme d’État n’a pas disparu avec Vichy impliquerait une condamnation du colonialisme français, et par suite, du colonialisme israélien.

Surtout que le sionisme a puisé dans le racisme d’État européen. C’est tout le paradoxe de l’affaire Dreyfus : face au racisme d’État (français), Herzl trouve la solution au « problème juif » : un État raciste. Par la seule présence de Netanyahu, les analogies que refuse de faire Macron apparaissent et la question coloniale est mise sur la table.

A quelles analogies pensez-vous ?

E.S. : Par exemple, Macron évoque la Résistance ainsi que les Français qui, je le cite, « offrirent aux Juifs pourchassés un refuge hospitalier, une cachette sûre ». C’est très bien d’honorer la mémoire de ces Justes qui ont désobéi aux lois, mais alors allons jusqu’au bout de la démarche. Parlons des porteurs de valise pendant la guerre d’Algérie ou de tous ceux qui aujourd’hui aident les exilés et sont poursuivis en justice pour cela.

C’est bien dans la France actuelle qu’il existe un « délit de solidarité » pour lequel on peut vous mettre en prison !

Et puis, face à Netanyahu, les Justes d’aujourd’hui ne sont-ils pas tous ceux qui résistent à sa politique ? Ces Justes ne sont-ils pas les Palestiniens et leurs soutiens ? Ceux qui ont désobéi aux lois de la France sont honorés, alors que ceux qui s’opposent au sionisme sont assimilés à des antisémites. Encore une fois, Macron dit une chose et son contraire.

Dans ce contexte précis, que vous inspire le parallèle fait par le président entre antisionisme et antisémitisme ?

E.S. : La phrase a été abondamment commentée, mais parfois de manière incomplète. Dire que l’antisionisme est une forme réinventée de l’antisémitisme n’est pas seulement faux historiquement, cela ne fait pas seulement l’impasse sur le combat antisioniste et sur la position juive antisioniste, c’est aussi une façon de réhabiliter un antisémitisme sioniste, c’est-à-dire cet antisémitisme ancien que critique Macron dans la première partie de son discours.

Cette phrase signifie qu’il peut y avoir un bon antisémitisme : un antisémitisme qui accepte le fait colonial israélien. Cet antisémitisme ancien, européen, est acceptable du moment qu’il est sioniste. Ce n’est pas un hasard si après Paris, Netanyahu est allé en Hongrie et a déclaré aux côtés du président hongrois que ce pays n’est pas antisémite. C’est pourtant l’un des États d’Europe dont les législations sont le plus ouvertement xénophobes.

Netanyahu – Orban

Cela signifie que l’antisémitisme en Hongrie, en Pologne, dans certains milieux d’extrême-droite en France, ou même au sein de l’administration Trump ou des milieux Évangélistes, cet antisémitisme est acceptable. Ce qui ne l’est pas, c’est une position anticoloniale. C’est ce que signifie en réalité la phrase de Macron : l’anticolonialisme est une forme réinventée de racisme.

Si l’antisionisme est du racisme, alors le sionisme devient une forme d’antiracisme…

E.S. : Macron se fait le porte-voix au niveau officiel de ces intellectuels qui tentent d’imposer l’idée, disons depuis le début des années 2000, selon laquelle l’antiracisme serait une nouvelle forme de racisme. Et il marche sur les pas de ces néoconservateurs pour qui l’anticolonialisme serait la nouvelle forme prise par le racisme.

Je pense que la phrase de Macron sur l’antisionisme révèle toute l’intention et en même temps tout le paradoxe de son discours. Le geste du président est double : il fait d’un côté un éloge de la République et de ses « valeurs antiracistes », et de l’autre une abolition de la République elle-même à travers d’une part l’occultation du racisme d’État contemporain et d’autre part le soutien à Israël, un État bâti sur une stricte séparation reposant sur des bases ethno-nationales.

D’un côté on célèbre une Europe qui a su tourner le dos à la barbarie nazie pour devenir « antiraciste », et de l’autre on célèbre le sionisme, c’est-à-dire l’idée que pour lutter contre l’antisémitisme, il faut quitter l’Europe pour s’installer dans un Etat d’apartheid.

Durant la campagne, on a beaucoup reproché à Macron de dire une chose et son contraire. Macron président n’est semble-t-il pas différent.

E.S. : En même temps qu’il déclare dans son discours qu’on ne bâtit aucune fierté sur un mensonge, il reçoit le premier ministre d’un pays qui a construit son existence sur une mystification, celle d’une terre sans peuple pour un peuple sans terre. Macron reconnaît les crimes de Vichy sans rompre avec le racisme d’État, qu’il soit israélien ou français. C’est au fond le style Macron, capable de dire tout et son contraire. C’est ça le réalisme. C’est la Realpolitik.

Propos recueillis par Rafik Chekkat, pour Etat d’Exception.


Eyal Sivan

Essayiste et réalisateur, Eyal Sivan est l’auteur avec Armelle Laborie de « Un boycott légitime » (La Fabrique, 2016), et avec Eric Hazan de « Etat Commun » (La Fabrique, 2012). Ses derniers documentaires sur la Palestine sont : Etat commun, Conversation potentielle 1 (2012), Jaffa, la mécanique de l’orange (2009), et Route 181 (co-réalisé avec Michel Khleifi, 2003).

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