« Dans cette guerre, le problème c’est le sionisme. Les Israéliens ont peur un jour de ne plus avoir peur ». Ces propos sont ceux d’un universitaire palestinien de Jérusalem qui a participé à plusieurs séances de négociations avec les Israéliens. Ils font écho à un film du cinéaste israélien Avi Mograbi (Pour un seul de mes deux yeux) où un enfant est incité à crier depuis la citadelle de Massada qui domine la Mer Morte : « Romain, tu ne m’auras pas, je préfère la mort à la reddition ».
Une présentation de l’histoire où le Palestinien n’existe pas
L’Etat d’Israël s’est construit sur un récit, sur la fabrication d’une nouvelle identité. Le peuple juif aurait été en exil pendant 2000 ans et, grâce au sionisme, il aurait fait son retour sur la terre de ses ancêtres. Être sioniste, c’est en quelque sorte trouver totalement légitime l’appropriation de la Palestine en 1948, la création d’Israël et l’expulsion des Palestiniens. Cette théorie de l’exil et du retour est aujourd’hui remise en question, notamment par le livre de l’historien Shlomo Sand (Comment le peuple juif fut inventé).
Dans l’éducation en Israël, l’histoire des Juifs est une longue suite de persécutions dont Auschwitz est l’aboutissement. Et la création d’Israël est présentée comme une forme de rédemption. L’opinion israélienne a une sensibilité très grande vis-à-vis de toute forme d’antisémitisme ou de négationnisme du génocide nazi.
Du coup, l’existence du peuple palestinien est un véritable problème pour l’historiographie israélienne. Depuis des décennies, il y a une tentative continue de minimiser, de travestir ou carrément de nier cette existence et d’essayer de confirmer ainsi que la Palestine était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».
Ancienne ministre de l’Education dans le gouvernement d’Ariel Sharon, Limor Livnat a perpétué cette conception idéologique de l’histoire. Selon elle, les Juifs auraient vécu sans interruption depuis des milliers d’années en Palestine et seraient majoritaires à Jérusalem depuis 1840. Les Palestiniens ne seraient pas vraiment un peuple mais un mélange de populations diverses amenées là par les Ottomans et peu importants numériquement. Dans l’éducation donnée en Israël, la légitimité est totalement du côté des Israéliens, les intrus étant « les Arabes ».
En 1918, Ben Gourion écrivait (à juste titre) que les fellahs qui vivaient en Palestine étaient probablement les descendants des Hébreux. Il en concluait qu’on pourrait les intégrer au projet sioniste. Quelques années plus tard, c’est la première grande révolte palestinienne à Hébron, que les Israéliens qualifient de « pogrom » et Ben Gourion se rallie à l’idée de créer par la force l’Etat Juif.
La plupart des colonialismes ont vu le peuple autochtone avec un incroyable complexe de supériorité et une ignorance délibérée. Les sionistes n’ont pas fait exception. Pourtant l’histoire palestinienne existe. Les minorités chrétienne ou juive y vivaient plutôt en bonne intelligence avec la majorité musulmane. Les Juifs formaient en Palestine avant l’arrivée des sionistes une minorité comparable en importance à ce qu’ils représentaient dans d’autres pays de la région (Egypte, Irak …). D’ailleurs le premier assassinat politique commis par les sionistes, c’est en 1924 contre un Juif palestinien, Jacob De Haan, qui partait à Londres pour demander aux Anglais d’abroger la déclaration Balfour.
C’est Jabotinsky, le fondateur et l’idéologue du courant « révisionniste » du sionisme, celui qui inspire tous les dirigeants actuels israéliens qui définira la politique à mener contre les Palestiniens. Il constate que la société palestinienne est développée, structurée et décidée à résister. Les révoltes palestiniennes, l’existence d’une élite intellectuelle, d’un parti communiste fondé en 1919 ou de syndicats capables de mener de très longues grèves comme en 1936, le poussent à avancer l’idée du « transfert » des Palestiniens, c’est-à-dire leur expulsion au-delà du Jourdain.
Dans l’histoire officielle d’Israël, le caractère délibéré de l’expulsion de la grande majorité des Palestiniens en 1948 est nié. Les « Arabes » seraient partis d’eux-mêmes. L’idée communément admise, c’est que 1948 a finalement été un échange de population et que le monde arabe doit absorber et intégrer ceux qui sont partis et leurs descendants. Le mot « palestinien » est absent du vocabulaire. L’espoir est que, à l’image des Indiens d’Amérique du Nord ou des Aborigènes d’Australie, les Palestiniens acceptent le fait accompli et disparaissent en tant que peuple capable de réclamer ses droits.
De Golda Meïr à Menachem Begin, tous les dirigeants israéliens chercheront des rapports privilégiés avec des dirigeants arabes (le roi Husseïn, le président Sadate) pour ne jamais s’adresser aux Palestiniens.
L’échec d’Oslo et ses conséquences
En 1988, l’OLP reconnaît, à Alger, Israël dans ses frontières de 1949 et accepte de limiter le futur Etat Palestinien à 22% de la Palestine historique. À la même époque, un puissant mouvement pacifiste existe en Israël et il a été capable de faire descendre dans la rue quelques années auparavant des centaines de milliers de manifestants contre l’invasion du Liban et les massacres de Sabra et Chatila.
Ce virage de la direction palestinienne aboutit 5 ans plus tard à la signature des accords d’Oslo. Ce qui est vraiment neuf chez les dirigeants israéliens, c’est que, pour la première fois, ils signent un texte où figure le mot « palestinien » (qui remplace l’ancien terme « arabe ») et qu’ils reconnaissent l’OLP comme représentante des Palestiniens.
Mais à aucun moment, ils ne reconnaissent ce que les négociateurs palestiniens considéraient comme l’issue logique du processus : un Etat Palestinien sur l’ensemble des territoires occupés depuis 1967. Aucune des questions fondamentales (la colonisation, les frontières, la souveraineté …) n’est conclue à Oslo. Entre cette signature et l’assassinat de Rabin un an et demi plus tard, 60000 nouveaux colons sont installés.
La magnifique occasion pour Israël d’accepter un compromis qui légitimerait son existence au Proche-Orient a été dédaigneusement refusée par les dirigeants et l’opinion publique israéliens. L’idée d’une dilution des Palestiniens dans le monde arabe et donc d’une reconnaissance des faits accomplis de 1948 et 1967 est restée hégémonique.
Le consensus dans la société israélienne est là. Personne, sauf la petite minorité qui combat le colonialisme et le sionisme, n’imagine une paix fondée sur l’égalité des droits et l’égale dignité des deux peuples. Pour les sionistes « de gauche », ceux qui sont à l’origine des accords d’Oslo, la légitimité d’Israël et la défense de l’Etat Juif sont non négociables, mais il s’agit d’examiner ce qu’on peut concéder dans ce cadre aux Palestiniens. D’où le fait que le premier point discuté à Oslo a été la sécurité de l’occupant. La différence avec la « droite » sioniste dont le programme est simple («achever la guerre de 1948», c’est-à-dire réaliser le «transfert»), est faible. Le sionisme a gommé les différences idéologiques. Il a aussi produit une insensibilité totale aux humiliations et à la souffrance de l’autre. Pour les Israéliens, les victimes ont été, sont et seront toujours les Juifs.
Pendant longtemps la majorité de l’opinion israélienne est restée hostile aux colons, les considérant comme des fanatiques religieux. Mais quand on examine en détail les sondages, on constate qu’une nette majorité veut garder pour Israël le « grand Jérusalem », un territoire décuplé depuis l’annexion de 1967 qui couvre 4% du territoire de la Cisjordanie de Ramallah à Bethléem et qui, en coupant en deux la Cisjordanie, rend non-viable tout Etat Palestinien. Par la même occasion, une bonne partie de l’opinion veut garder Ariel, Maale Adoumim, les blocs de colonies et la vallée du Jourdain.
L’opinion israélienne veut la paix, mais cela a souvent pour sens « laissez-nous en paix ». L’idée que cette paix passe par l’égalité des droits reste très minoritaire parce que les Israéliens ont été éduqués dans l’idée que leur légitimité est indiscutable et que les Palestiniens sont, au mieux des intrus, et plus souvent ceux qui poursuivent l’œuvre des Nazis.
« Nous n’avons pas de partenaires pour la paix ».
Pourquoi ces propos d’Ehud Barak sont-ils devenus la certitude de la plupart des Israéliens, même dans la partie de l’opinion qui n’est pas raciste ? C’est le complexe de Massada. C’est ce qu’on apprend à l’école. « Les Palestiniens veulent jeter les Juifs à la mer ». « Arafat est un nouvel Hitler ». « Tout le monde nous hait, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes ». Pour l’opinion israélienne, toute paix repose sur un déséquilibre total des forces, sur une domination politique, économique et militaire d’Israël. Chaque fois que les Israéliens ont eu en face d’eux des négociateurs palestiniens laïques, parlant hébreu et comprenant parfaitement l’importance pour les Israéliens de la mémoire du génocide nazi, ils n’ont fait aucune concession. Il y a un consensus en Israël sur le fait qu’une partie importante des ministres, des députés et des maires palestiniens soient en prison, toutes tendances confondues. Si l’opinion israélienne avait voulu une paix avec le Fatah, réputé plus conciliant que le Hamas, pour aboutir à la création d’un Etat Palestinien, il aurait suffi par exemple de libérer Marwan Barghouti. Il faut donc admettre que l’opinion israélienne ne veut, ni d’une Palestine unie, ni d’un partenaire pour la paix. Et aujourd’hui cette opinion utilise le Hamas et le Hezbollah comme des épouvantails justifiant le fait qu’on ne peut pas négocier et donc qu’il faut amplifier la colonisation et continuer la politique du fait accompli et des annexions successives.
Les seules divergences entre les dirigeants politiques israéliens qui sont tous plus ou moins des descendants idéologiques de Jabotinsky portent sur des nuances. Avigdor Lieberman s’appuie sur la fraction la plus raciste de l’opinion et met en question la présence des Palestiniens d’Israël. Benyamin Nétanyahou s’oppose à tout Etat palestinien et veut amplifier la colonisation. Tzipi Livni accepte un Etat palestinien réduit à quelques cantons. Et Ehud Barak est prêt à s’allier à tous les partis qui lui permettront de rester au pouvoir.
La fraction de l’opinion considérée comme pacifiste, représentée par le courant « La Paix Maintenant » et par plusieurs grands écrivains israéliens (Amos Oz, Avraham Yehoshua, David Grossman) a intériorisé l’idée qu’il n’y a pas de partenaire et elle a approuvé la guerre du Liban (2006) et l’invasion de Gaza (décembre 2008).
Reste la petite minorité d’Israéliens, principalement intellectuels, qui ont choisi de se battre contre l’occupation aux côtés des Palestiniens. Ils sont peu nombreux et très divers. Ce sont des noms célèbres, Michel Warschawski, Amira Hass, Gidéon Lévy, Nurit Peled, Ilan Pappé, Uri Avnéry… Ce sont des petits groupes : femmes en noir, refuzniks, anarchistes contre le mur… Ce sont aussi 3 partis représentés au Parlement (dont le parti communiste Hadash) qui ont eu la très grande majorité des suffrages des Palestiniens d’Israël. Cette force, non sioniste ou antisioniste, est bien sûr très minoritaire. Mais cela pourrait changer : quelques mois avant l’attaque contre Gaza, la liste conduite par un candidat communiste, antisioniste et refuznik (Dov Khenin) avait obtenu 35% des voix aux élections municipales à Tel-Aviv.
Pierre Stambul (UJFP)
Dijon le 19 novembre 2009