Par Deborah Leter
Après des années passées au sein de la gauche radicale israélienne, Yael Lerer souhaite remplacer un allié de Netanyahou en tant que représentante des citoyens français de la Méditerranée orientale.
Dans l’ombre des manifestations anti-gouvernementales en Israël et du mouvement de masse pour la réforme des retraites en France – une série de grèves et de manifestations organisées au cours des deux derniers mois pour s’opposer à la tentative du gouvernement de relever l’âge de la retraite – une élection de petite envergure mais politiquement significative se déroule actuellement. Yael Lerer, une juive israélienne qui a consacré sa carrière à la lutte pour l’égalité et la justice en Israël-Palestine, brigue un siège au Parlement français. Sa candidature a été soutenue par la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES), une alliance de partis politiques qui constitue aujourd’hui la gauche française.
Mme Lerer cherche à remplacer Meyer Habib, un allié de M. Netanyahu et l’ancien député de la huitième circonscription des Français de l’étranger, qui représente les citoyens français vivant en Israël-Palestine ainsi que dans d’autres parties de la Méditerranée orientale. En tant que député au cours de la dernière décennie, Habib s’est forgé une réputation notoire en se concentrant presque exclusivement sur l’obtention d’un soutien inconditionnel à Israël au sein du Parlement français et en promouvant l’idée que l’antisionisme est « le nouvel antisémitisme ».
Bien que M. Habib ait été réélu lors des élections législatives françaises de juin dernier, le Conseil constitutionnel – la plus haute autorité constitutionnelle française – a invalidé son élection début février en raison de plusieurs « incohérences électorales ». Considérée comme une victoire pour la gauche française, la décision de la Cour a ouvert la voie à de nouveaux candidats pour occuper le siège vacant de Habib – y compris des candidats inattendus, comme M. Lerer.
Née à Tel Aviv, Mme Lerer a fondé la maison d’édition Andalus, qui traduit la littérature arabe en hébreu, et a contribué à la création du parti Balad, dont elle a ensuite été la porte-parole et l’attachée parlementaire. Elle s’est installée en France en 2008 et a été naturalisée française en 2016, mais elle reste liée à Balad, revenant en Israël pour certaines campagnes électorales. Un de ces voyages a eu lieu en 2013, elle y a été chahutée lors d’un panel préélectoral alors qu’elle présentait la position de Balad de transformer Israël en un État de tous ses citoyens.
La candidature de Mme Lerer contraste fortement non seulement avec celle de M. Habib, qui se présente à nouveau aux élections, mais aussi avec celle de Deborah Abisror-De Lieme, qui s’est présentée contre M. Habib lors des élections de juin dernier. Malgré les désaccords entre Abisror-De Lieme et Habib, un débat en juin 2022 a mis en évidence leur soutien commun à la droite israélienne. Abisror-De Lieme a affirmé que Netanyahou avait été un « grand premier ministre », a exprimé son accord total avec Habib sur le statut de Jérusalem comme capitale d’Israël, et a promis de défendre Israël sans équivoque si le gouvernement français devait adopter une « position anti-israélienne ». Dans une interview accordée à i24NEWS en février dernier, elle a déclaré : « Je n’ai pas besoin de prouver mon sionisme ou mon amour pour Israël ».
Contrairement à Abisror-De Lieme et Habib, le site web de la campagne de Lerer indique clairement son opposition au « nouveau gouvernement de coalition d’extrême droite en Israël » et sa « résistance pacifique contre l’occupation ».
Dans la sphère politique française, la lutte contre l’antisémitisme est considérée comme incompatible avec le soutien aux droits des Palestiniens : L’Assemblée nationale a récemment adopté la définition contestée de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) ; des politiciens de tous bords se sont opposés à une proposition de résolution condamnant le « régime d’apartheid » d’Israël présentée par des députés de gauche (notamment communistes) ; et, lorsqu’une politicienne d’extrême gauche engagée dans un travail de solidarité avec les Palestiniens a été nommée au groupe de travail de l’Assemblée nationale sur l’antisémitisme, elle a fait face à un tollé de la part des organisations juives de France. En cherchant à déstabiliser le clivage entre la lutte contre l’antisémitisme et le soutien aux droits des Palestiniens, la campagne de Mme Lerer est une anomalie dans le monde politique français.
Avec seulement 193 voix séparant Habib et Abisror-De Lieme en juin dernier, et un taux de participation de moins de 14%, l’issue de ces prochaines élections est incertaine. Le vote en ligne pour le premier tour débutera le 24 mars, et les résultats définitifs seront annoncés le 17 avril – et Mme Lerer estime que sa campagne a de « réelles chances de succès ».
Mme Lerer s’est récemment entretenue avec le magazine +972 au sujet de sa campagne hors du commun. La conversation a été modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.
Qu’est-ce qui vous a poussée à vous présenter à ce poste ?
J’ai commencé à militer très tôt, à l’âge de 12 ans. Avant de m’installer en France, j’organisais régulièrement des manifestations de la gauche radicale en Israël. Je vivais entre la société israélienne et la société palestinienne, je parlais arabe tous les jours et je faisais beaucoup d’interviews dans les médias en arabe. Depuis les accords d’Oslo, je ne me suis pas présenté comme un « militant de la paix », mais plutôt comme un militant de l’égalité et de la justice en Israël-Palestine. Soit tout le monde gagne, soit tout le monde perd ; l’égalité et la justice, c’est s’assurer que tout le monde gagne.
On me demande parfois : « Pourquoi avez-vous quitté Israël ? ». Ma réponse est que je ne suis jamais parti. Je suis toujours entre les deux pays. Chaque jour, je parle trois ou quatre langues. C’est le cœur de ma campagne : les personnes qui votent dans ma circonscription ont une double nationalité et sont des binationaux. Ils reflètent la réalité d’un monde en perpétuel mouvement, où les gens se déplacent d’un endroit à l’autre, dans un sens ou dans l’autre. Je pense que l’on ne devrait pas avoir à prouver sa « loyauté » envers un pays – une idée présente dans le discours de la droite en France. Il faut être fidèle aux valeurs républicaines d’égalité et de solidarité. Je veux que les gens s’engagent socialement et politiquement dans tous les pays avec lesquels ils ont des liens.
Au cours de ses dix années de mandat de député, Meyer Habib, fervent partisan de la droite israélienne et proche de Netanyahou, a fermement défendu l’idée que l’antisionisme est « le nouvel antisémitisme » et a axé sa carrière politique sur l’obtention d’un soutien inconditionnel à Israël au sein du Parlement français. En quoi votre vision politique diffère-t-elle de la sienne ?
J’ai lancé cette campagne pour essayer de créer un espace en France où nous pouvons critiquer la politique du gouvernement israélien. Je ne me bats pas seulement pour les droits des Palestiniens, mais aussi pour la justice et l’égalité en Israël et en Palestine. Je n’ai aucune tolérance pour l’antisémitisme et toute rhétorique antisémite qui pourrait exister dans le mouvement de solidarité. Lorsque je travaillais avec le parti Balad en Israël, notre slogan était « un État pour tous ses citoyens ». Je porte ces idées en moi aujourd’hui.
Depuis une dizaine d’années, la huitième circonscription est représentée par des fonctionnaires qui se font les portes-parole du gouvernement israélien, mais je veux représenter tous les citoyens de cette circonscription et les valeurs de la République française, partout et pour tous. Ma campagne est axée sur les valeurs républicaines françaises, qui sont l’ADN de la société française. Nous voulons ces valeurs pour tous, partout.
Mais je me présente aussi pour représenter des gens au-delà d’Israël-Palestine [la huitième circonscription couvre aussi la Grèce, la Turquie, l’Italie, Malte et Chypre], et il y a d’autres questions qui touchent ces électeurs. Avant tout, je me présente pour représenter ces citoyens français, notamment en ce qui concerne la facilitation des services consulaires et la suppression de la double imposition [imposition d’un même revenu par deux juridictions].
Vous occupez un rôle presque totalement absent du paysage politique français : celui d’un juif luttant pour la justice et l’égalité en Israël-Palestine. Quel message pensez-vous que votre candidature envoie aux dirigeants politiques français, aux institutions juives et à la population juive française ?
C’est très triste que cela soit rare. Les gens pensent que je suis « radicale », mais je ne suis pas d’accord. Vouloir la liberté, l’égalité et la solidarité n’est pas « radical ». Ce sont des valeurs fondamentales.
Mon héritage juif est très important pour moi. Je ne me décrirais pas comme une juive française, car je ne fais pas partie intégrante de la communauté juive de France [Mme Lerer est né en Israël]. Mais je me demande ce qui est arrivé à cette communauté. Comment une organisation qui prétend la représenter est-elle devenue l’ambassadrice d’Israël, de Netanyahou et de la droite ? (Lerer fait référence au Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), une institution centralisée qui vise à fournir une voix politique unifiée au nom des Juifs de France).
Quels sont, selon vous, les effets de la situation en Israël-Palestine sur la société française, y compris sur les relations entre les Juifs et les autres minorités ?
Les gens comprennent mal les dynamiques en jeu dans la communauté juive de France. Depuis que je me suis installée ici, je suis choquée par le décalage entre le discours des médias et la réalité du terrain. Cette réalité est beaucoup plus marquée par la coexistence que ne le montrent les médias. J’ai le privilège de vivre dans un quartier de Paris [le 19e arrondissement] où les Juifs sont très visibles. Nous vivons une réalité de coexistence, depuis les juifs qui achètent ce dont ils ont besoin pour Rosh Hashanah à des Arabes au marché, jusqu’aux juifs et aux Arabes qui travaillent ensemble dans le domaine des arts et dans d’autres domaines. Venant d’Israël, où tout est tellement séparé, cette coexistence est remarquable pour moi. Les gens disent que les Juifs n’ont pas d’avenir en France, mais ce n’est pas vrai.
Bien que la gauche française n’ait pas fait l’objet du type de campagne concertée qui a fracturé le parti travailliste britannique, elle a été accusée à plusieurs reprises d’antisémitisme par des politiciens centristes et de droite, ainsi que par des organisations juives, principalement en raison de son soutien aux droits des Palestiniens. Comment voyez-vous la politique israélo-palestinienne en France aujourd’hui ? Comment pouvons-nous sortir de cette opposition binaire qui présente la sécurité des juifs français et les droits des Palestiniens comme fondamentalement incompatibles ?
Malheureusement, Israël-Palestine n’est pas à l’ordre du jour de la gauche française en ce moment. La gauche a peur d’aborder la question d’Israël-Palestine. Vous ne pouvez pas critiquer Israël, et vous pouvez être rapidement attaqué pour avoir dit quelque chose, donc les gens ne veulent tout simplement pas s’engager.
Pour moi, cela n’a pas de sens de dire que l’on s’élève contre l’antisémitisme et que l’on défend les valeurs républicaines, comme le font Meyer Habib et Deborah Abisror-De Lieme, tout en soutenant la construction de colonies et en exigeant que le droit international ne soit pas appliqué en Israël. Nous devons appliquer nos valeurs républicaines – liberté, égalité, fraternité – à toutes les causes, en Israël-Palestine et au-delà.
SOURCE : +972 MAGAZINE
Traduction : AFPS