Par Marwan Muhammad ; publié dans son blog Médiapart.
Il n’y a pas «d’antisémitisme musulman», tout comme il n’y a pas «d’islamophobie juive». Il y a par contre des comportements et des actes antisémites, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des musulmans. Et il y a des comportements et des actes islamophobes, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des juifs. Je parle ici des deux groupes que l’on cherche à antagoniser, mais cela est valable quelle que soit l’appartenance.
Il y a des moments où la haine est nue. Où elle ne prend même plus la précaution de la nuance sémantique pour se déverser. Où ceux qui la portent, ivres de leurs privilèges comme de l’impunité de leur parole, se livrent en public à ce qu’un bienveillant clinicien qualifierait de thérapie de groupe et que des historiens auront un jour la responsabilité de nommer précisément pour ce que c’est :
L’expression politique d’un racisme totalement assumé.
Le temps que nous traversons est de ceux-là et le « manifeste contre le nouvel antisémitisme » paru ce dimanche, rassemblant plus de 300 signatures de personnalités, où il est question « d’épuration ethnique » des Juifs et « d’obsolescence » de versets du Coran, en est une bien coupable culmination.
Puisqu’il n’est apparemment plus question d’avoir un débat rationnel dans ce moment de rapports de force, de désaveux, de clivages et de confrontations, qu’il nous soit tout de même permis de faire quelques remarques et rappels d’évidences pour des historiens qui, pour leur salut, n’ont pas encore l’âge de lire ces lignes, avec l’espoir de les voir un jour rire avec tendresse de ces parents dont l’amnésie (souvent) consentie ne les empêchait pas de crier « plus jamais ça ».
1) Il n’y a pas « d’antisémitisme musulman », tout comme il n’y a pas « d’islamophobie juive ». Il y a par contre des comportements et des actes antisémites, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des musulmans. Et il y a des comportements et des actes islamophobes, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des juifs. Je parle ici des deux groupes que l’on cherche à antagoniser, mais cela est valable quelle que soit l’appartenance. C’est une considération strictement statistique et non un déterminisme causal ou prédictif. L’ensemble des travaux universitaires et des études de terrain confirme cela avec constance. Il n’y a rien dans l’appartenance musulmane qui conditionne et prédestine une personne à des comportements d’intolérance, d’exclusion ou de violence envers des juifs (ou toute autre personne), tout comme il n’y a rien dans l’appartenance juive (ou toute autre appartenance) qui conditionne automatiquement les personnes à la violence, à la colonisation ou au rejet de l’autre. Il est confondant de devoir le rappeler (notamment à quelques philosophes) mais les êtres humains étant doués de raison et du libre arbitre, leurs comportements, leurs déclarations et les idées qu’ils propagent relèvent de leur responsabilité individuelle. Pas de celle des millions (ou milliards) de personnes qui auraient l’heur de partager, par ailleurs, leur religion ou leur couleur de peau. Il n’y a pas de déterminisme ethnoculturel ni religieux des comportements fautifs. Les faits sont têtus et les mensonges que contient ce manifeste, même répétés 300 fois, ne deviendront pas une vérité.
2) Notre système juridique, dans sa philosophie comme dans son application, est basé sur la notion de responsabilité individuelle. Les seuls responsables d’un crime (fut-il haineux) sont ceux qui le commettent (la notion de « complicité » d’un acte est comprise et précisément décrite dans ce dispositif). Plus vite on comprendra cela, mieux on sera armés, du point de vue de l’analyse causale comme des moyens de prévention et de répression, pour répondre aux enjeux de la violence contemporaine, notamment lorsque ses motifs sont racistes ou politiques. Il est honteux de devoir rappeler (notamment à des personnes qui ont été ministres et, à ce titre, eussent gagné à se familiariser avec les lois du pays et les traités ratifiés par la France) une notion répétée dans une multitude de textes, nationaux et internationaux et parfaitement résumée dans la déclaration interministérielle de l’OSCE à Belgrade, le 4 décembre 2015, ratifiée par les 57 pays membres de l’organisation (dont la France) :
« Le terrorisme et l’extrémisme violent ne peuvent ni ne doivent être associés à aucune race, ethnicité, nationalité ou religion »
Par conséquent, il serait bon, soit que nos contempteurs du « nouvel antisémitisme » assument leur constant rejet des législations et textes en vigueur en matière de libertés fondamentales et de droits humains, soit, à minima, qu’ils les lisent…
3) L’antisémitisme est une réalité contemporaine dont la nature, à plusieurs reprises meurtrière, est d’une constante actualité. En huit années de travail sur les questions de racisme(s), je n’ai jamais croisé une personne pour sérieusement contredire cette évidence. Qui peut dire aujourd’hui que cette question est prise à la légère par les pouvoirs publics et les instances en charge de la lutte contre le racisme ? Cette réalité et les formes opérantes qu’elle recouvre (discours de haine et insultes antisémites sur internet partout en Europe, mobilisations politiques – notamment, mais pas exclusivement, en Europe de l’Est -, actes et meurtres antisémites, y compris se revendiquant de mouvements djihadistes) fait l’objet de moyens de prévention et de répression constamment accrus, à juste titre. Ces moyens s’inscrivent dans des dispositifs juridiques censés adresser tous les motifs haineux (portant sur les critères protégés d’appartenance. Lire ce rappel du Défenseur des Droits pour en comprendre la portée). Des moyens supplémentaires spécifiques ont été déployés dans plusieurs pays européens, qu’il s’agisse des budgets alloués à la lutte contre l’antisémitisme (allant jusqu’à un facteur variant de 1 à 50 selon les pays, comparés aux autres formes de racisme) ou de la prise en compte politique au plus haut niveau de l’État, avec le risque parfois de construire les communautés juives comme des communautés d’exception, transformant la menace (bien réelle) de la violence haineuse les visant en une condition sociale et politique les assignant et les exposant. Aucun de ces dispositifs, notamment ceux qui sont les plus efficaces en prévention comme en répression, ne prévoient ni ne nécessitent une lecture essentialiste ou raciste du profil des assaillants, dont on observera (attention au choc) qu’ils ont des motivations, des appartenances et des passages à l’acte très différents. Pourquoi ? Parce que du point de vue de la causalité criminelle et haineuse, l’appartenance ethnoculturelle ou religieuse d’un agresseur n’explique rien à priori. Ce sont ses dynamiques, ses déclarations et surtout ses choix personnels, qui portent et expriment la causalité et la responsabilité de ses actes. Il n’y a donc qu’un seul et même antisémitisme, hier comme aujourd’hui, qui construit les juifs comme un problème puis justifie la haine et la violence qui les vise.
4) Ce manifeste est explicitement raciste. Le racisme, c’est de construire la différence de l’autre comme un problème. C’est de se servir de son appartenance, de sa couleur de peau, de sa nationalité ou de sa religion pour l’y assigner, le stigmatiser, le mettre à l’index en lui faisant porter plus que le poids de ses actes et de ses choix, soit très précisément ce à quoi se livrent, sans la moindre honte, les signataires de ce texte. En liant le passage à l’acte antisémite à l’appartenance religieuse des personnes comme un déterminisme, puis en faisant peser la responsabilité de leur prévention sur les épaules des musulmans, sommés d’escamoter des morceaux de leur livre sacré pour plaire à ces inquisiteurs de plateaux, ils franchissent une double ligne rouge. D’une part, ils s’ingèrent explicitement dans la liberté de culte et d’organisation des communautés musulmanes, seules libres de définir ce en quoi elles croient ainsi que le lien qu’elles entretiennent à leurs textes sacrés, qui ont depuis leur révélation fait l’objet d’une immense pluralité d’interprétations et d’exégèses, reflétant au passage la diversité et la vitalité de ces communautés. D’autre part, ils identifient un critère protégé (la religion d’appartenance supposée) comme un facteur causal de comportements criminels (les actes antisémites), soit la définition même d’un stéréotype raciste. Il est enfin utile de relever que la majorité des signataires de ce manifeste de la honte se revendiquent d’un universalisme de tartuffes : ils ne « voient pas les couleurs ni les religions » ; sauf pour les mettre en cause.
Ceux-là mêmes qui, au nom de l’universelle république, passent leur temps à accuser les associations antiracistes de tous les maux dès qu’elles s’attachent à lutter spécifiquement et efficacement contre la négrophobie, l’islamophobie ou la romaphobie, en prétextant leur rejet des modes d’organisations autonomes, sont soudainement libérés de leur cécité lorsqu’il s’agit de faire une analyse raciste et/ou religieuse des profils criminels… Car en fait et selon eux, les couleurs et les religions n’existent pas lorsqu’elles sont des choix d’appartenance consentis, mais deviennent opérantes lorsqu’elles sont des catégories d’assignation et de mise en cause. Soit précisément la construction socio-politique d’une appartenance problématique, que l’on nomme usuellement racisme.
Enfin, puisque l’éducation est répétition (même quand les cancres font semblant de ne pas entendre), il convient de rappeler pour la énième fois que l’islamophobie n’est pas la critique de l’islam en tant que religion ou idéologie (une critique dont chacun pourra juger de la rareté dans la France de 2018), mais rien de moins (ni de plus) qu’une forme de racisme contemporaine, visant des personnes à raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à la religion musulmane et qui se traduit par des actes (qui tombent sous le coup de la loi, la religion étant un critère protégé) et des discours.
5) L’analyse sur un terrain purement théologique de l’antisémitisme et le lien qui est fait avec l’islam est une faute qui dénote une méconnaissance totale du fait religieux musulman.
D’abord parce qu’elle omet, comme nous l’avons montré, que ce sont les croyants qui construisent leur rapport au religieux et que les textes, sans interprétation et compréhension personnelle de la part des personnes qui se les approprient, n’ont pas de puissance performative.
Ensuite parce qu’elle passe à côté de l’immensité démographique et sociologique que représentent les communautés musulmanes. Rappel : il y a plus de 1,3 milliards de musulmans à travers le monde. S’ils étaient des antisémites et des adeptes de la violence, il n’y aurait aujourd’hui plus grand monde pour en débattre. Or ce que l’on remarque, c’est l’incroyable diversité des opinions et des façons de vivre leur foi qu’ont les musulmans du monde entier. Il y a donc un islam et des musulmans. Et ceux-là n’ont pas attendu l’injonction de qui que ce soit pour proposer des lectures contextuelles des sources religieuses de l’islam, y compris en rappelant l’évidence : que toute forme d’intolérance, de violence et de rejet de l’autre, notamment sur la base de son appartenance nationale, ethnoculturelle et/ou religieuse, est fondamentalement contraire aux préceptes de l’islam (ce que des dignitaires musulmans français avaient notamment réitéré il y a peu, ici – point 23).
Enfin, parce qu’elle ignore qu’il n’y a pas de clergé en islam. Pas d’autorité unifiée qui dicterait à 1,3 milliards de personnes (ni même aux 4,5 millions d’entre eux qui vivent en France) la manière dont ils devraient se comporter. Le Coran est complété des hadiths (faits et déclarations du Prophète – asws) et ses versets sont éclairés par les « asbab an-nuzul » (les conditions et le contexte de révélation) qui donnent des indications sur la portée des versets et leur champ thématique d’application. C’est la mise en commun et l’analyse conjointe de ces sources et du contexte d’étude, qui permet aux musulmans (et parmi eux les exégètes) de proposer une compréhension ou une interprétation du sens des versets. À titre indicatif, cet exercice requiert selon les cursus 7 à 10 ans d’études en sciences islamiques et ne confère à ceux qui s’y livrent qu’un rôle consultatif sur le plan théologique. Par conséquent, croire que l’incantation de 300 signataires aboutirait à l’abrogation de versets de la part d’obéissants dignitaires religieux, qui se traduirait ensuite par un impact direct sur des hordes mahométanes dont on aura dressé avec constance le détestable portrait d’antisémites, relève non pas de la lutte contre la violence politique mais de l’acte de foi pure. Ce qui ne serait grotesque que si certains de nos signataires se revendiquaient par ailleurs de la laïcité…
6) Disons maintenant un mot de la démarche politique que constitue ce manifeste, rassemblant plus de 300 personnalités, dont plusieurs ont occupé des fonctions d’importance (trois premiers ministres, plusieurs ministres et un président). Il est d’abord à noter que ces fervents républicains (appelant cycliquement au « barrage contre l’extrême droite » avant d’être saisis d’une soudaine amnésie les lendemains d’élection) n’ont eu aucun mal à co-signer un texte à teneur raciste avec des polémistes de la droite la plus réactionnaire et des activistes ouvertement islamophobes. Je laisserai à d’autres le soin de relever méthodiquement ces saillies, dont la seule constance est le rejet de l’autre, pour me contenter d’observer que cette œuvre commune que les signataires auront à porter en mémoire, n’est que l’aboutissement d’une idée que l’un des leurs, George Bensoussan a porté avec ferveur, selon laquelle l’antisémitisme des arabo-musulmans se tète « avec le lait de la mère » (propos pour lesquels il est actuellement en attente de jugement de la Cour d’appel de Paris, suite à l’action du CCIF, de la LDH, du MRAP et du parquet de Paris).
Comment interpréter l’ampleur politique de cette position, ralliant une partie de cet ancien monde désormais acquis à la grande réaction, allant de la droite la plus dure à la mouvance vallsiste ?
Nous avons démontré, dans les points précédents, qu’une telle position était :
- contraire à l’état des connaissances en sciences sociales et à ce que nous savons du passage à l’acte haineux
- contraire au droit, aux textes, traités internationaux, ainsi aux engagements de la France, dans leur philosophie comme dans leur application
- inefficace, non-explicative voire contre-productive sur le plan de la lutte contre l’antisémitisme
- raciste, à travers le lien qui est fait entre l’appartenance religieuse musulmane et l’antisémitisme
- inopérante sur le plan théologique et contraire à la laïcité
Dès lors, puisqu’elle ne fait sens ni sur le terrain analytique, ni sur le terrain juridique, ni sur le terrain opérationnel de la lutte contre tous les racismes, c’est bel et bien sur le plan politique qu’elle trouve tout son sens, avec plusieurs motivations à l’œuvre.
Certains des signataires ont une motivation purement idéologique et ce texte ne fait que répondre à leurs obsessions réactionnaires contre tout ce qui viendrait mettre en cause leurs privilèges ou leur vision raciste de la société française. Il faut les entendre et les lire, à longueur d’ouvrages et faisant la tournée des plateaux télévisés disserter, ad nauseam, de la fin de la liberté d’expression, de « la France qui n’est plus la France » et du déclin français qui les a, cruelle ironie, choisis comme premiers de cordée…
D’autres signataires ont, pour reprendre leur expression, la « bassesse électorale » de compter que le vote raciste, qui permet aux candidats d’extrême droite d’être bien placés à chaque élection, est très réceptif à la mise en cause des Noirs, des Arabes, des Roms, des musulmans, des migrants et des quartiers populaires. Par conséquent, chaque occasion est bonne pour se signaler, même s’il faut au passage piétiner les principes et la devise du pays dont on se revendique patriote.
On savait que Manuel Valls errait dans les limbes de l’indignité, acculé à envisager l’exil politique à Barcelone, dont on lui apprendra (sans vouloir le dissuader le moins du monde de goûter aux vertus d’un lointain voyage, puis en ayant pris le soin de prescrire. une dose préventive de paracetamol) qu’elle est la première grande ville à adopter un plan d’ampleur contre l’islamophobie. À défaut, il existe d’autres terres où ses espoirs politiques (et colorimétriques) pourraient être couronnés de succès. Ici par exemple.
On savait également que Nicolas Sarkozy et Laurent Wauquiez étaient en quête de nouvelles idées politiques (sic). L’un pour que son nom soit autrement évoqué dans la presse que comme une « racaille » en attente d’être « nettoyée au karcher » judiciaire. L’autre, jamais avare de partager sa maitrise de la langue arabe et de la théologie islamique, aura sûrement voulu signaler sa disponibilité pour aider les musulmans à mieux comprendre leur religion. À n’en point douter, un Jupiter avisé ne tardera pas à leur proposer un poste de grand mufti.
Ce que l’on savait moins, par contre, c’est la façon dont un homme politique de la stature de Bernard Cazeneuve se retrouverait parmi les signataires d’un tel texte, après avoir pendant longtemps été une conscience de Gauche. À moins que son discernement se soit égaré dans l’une des manifestations qu’il a interdites et réprimées ou lors des milliers de perquisitions qu’il a diligentées. Avec l’efficacité que l’on connait hélas désormais.
Le cerveau d’une partie de nos élites politiques est devenu semblable au lit de Procuste: les idées trop petites y sont étalées jusqu’au point de rupture. Les idées trop grandes n’y rentrent tout simplement pas, sauf en les tronquant jusqu’à les faire périr. C’est donc sans surprise que l’on observera se réaliser en boucle le même axiome bête et autoritaire: quand on ne comprend pas quelque chose, on gagne toujours à le supprimer. Qu’il s’agisse d’un bout de tissus sur la tête de quelque femme musulmane, d’un geste de solidarité envers les migrants ou d’une expérience humaine dans la ZAD de Notre Dame des Landes.
D’autres encore, parmi les signataires, ont trouvé dans ce texte une occasion de plus d’instrumentaliser des violences antisémites pour faire avancer leurs intérêts idéologiques, s’agissant du conflit israélo-palestinien. Monter les juifs et les musulmans les uns contre les autres en France est une stratégie qui permet pour eux d’atteindre un double objectif :
– présenter la politique coloniale israélienne comme l’avant-garde de la lutte contre le djihadisme et ce, même quand les colonies s’étendent constamment et que l’armée israélienne tue des civils palestiniens sans la moindre pression, comme c’est le cas à Gaza depuis des semaines, dans le mépris des résolutions internationales et dans l’impunité la plus totale
– criminaliser le soutien aux Palestiniens en Europe, en faisant une confusion délibérée entre critique du sionisme et antisémitisme. En adoptant une telle position, les plus aveugles soutiens de la politique israélienne rejoignent la ligne des antisémites les plus viscéraux. Les premiers disent : « critiquer Israël, c’est critiquer les juifs ». Les seconds répondent : « pour critiquer Israël, il faut critiquer les juifs ». Le soutien apporté à la politique explicitement antisémite du gouvernement hongrois en est une flagrante illustration de plus.
Sur le plan international, je n’ai jamais fait mystère de mon soutien aux Palestiniens et de ma critique fondamentale de la politique israélienne, que je considère profondément coloniale et meurtrière, mais de la même manière que je ne tolère pas que les musulmans soient assignés à la violence de personnes qui se revendiquent de leur foi, je ne commettrai pas l’injustice d’appliquer, aux juifs ou à qui que ce soit d’autre, les mêmes procédés purement racistes. J’observe avec tristesse les indignations tout aussi constantes que sélective, dont l’intensité est inversement proportionnelle à la distance kilométrique qui nous sépare des victimes innocentes de la violence et de la terreur, en attendant le jour où nos responsables politiques auront à répondre, de leurs silences comme de leurs actes.
Enfin, il y a (espérons-le sincèrement sans trop s’attarder) des signataires qui ont apporté leur caution à ce texte par pur opportunisme ou sans trop en saisir la portée. À ceux-là, j’aimerais dire une chose simple: vous n’êtes pas moins responsables que les autres, mais vous avez toujours le luxe de revoir votre position. Car avec le temps, elle risque de devenir bien lourde à porter…
Une fois cette analyse posée, comment sortir par le haut de ce dialogue de sourds et avancer ?
D’abord en en tirant une leçon fondamentale pour les consciences de Gauche et, plus largement, pour toutes celles et ceux pour qui les mots « liberté, égalité, fraternité » sont autre chose qu’un slogan vidé de son sens. Voici cette leçon :
C’est bien fait pour nous.
Car voilà ce qui arrive quand on est hésitants dans notre prise en charge de toutes les formes de racisme contemporaines. Les esprits les plus réactionnaires du pays et les intolérants les plus décomplexés n’ont pas attendu d’être d’accord sur tout pour adopter une position commune et explicitement raciste à l’égard de millions d’entre nous. Ils n’ont pas attendu l’alignement de paradigmes et de courants de pensée dont la diversité est par ailleurs une richesse pour comprendre qu’ils avaient (eux dans leurs détestations, nous dans nos solidarités) des causes communes à défendre et à faire avancer. Et ils ont encore moins attendu de savoir ce qu’en diraient les trolls sur les réseaux sociaux avant de savoir s’ils allaient où non prendre position sur l’islamophobie, sur la négrophobie, sur la romaphobie, sur le traitement des migrants et des réfugiés, sur les violences policières ou le traitement des quartiers populaires.
Donc sans surprise, à chaque fois que l’on capitulera, dans nos idées comme dans nos mobilisations sur ces questions, c’est cette part réactionnaire qui s’exprimera, chaque jour de manière plus libre et plus décomplexée, en cherchant à faire pression sur les politiques publiques dès lors armées comme des politiques d’exclusion. Avec un impact asymétrique: pour nos amis de Gauche, ce sera juste un renoncement de plus à des positions de principe, tandis que pour les populations visées, cela viendra aggraver encore un peu plus l’expérience de l’exclusion et de la mise en cause auxquelles elles sont quotidiennement confrontées.
Pour autant, il ne faut pas répondre aux réactionnaires par la réaction, mais par la constance de l’action.
Il ne faut pas accepter les lignes de clivage qui sont posées et qui voudraient donner à penser que des communautés d’appartenances posent des antagonismes et des ruptures indépassables, car la réalité de ce qu’est notre peuple nous montre tout autre chose. Chaque jour, les gens vivent ensemble. Ils grandissent ensemble, étudient ensemble, travaillent ensemble, se marient et construisent ensemble.
Je vois les communautés juives et musulmanes en France (pour ne parler que de l’objet de ce manifeste auquel je réponds dans ce texte) comme des communautés sœurs qui, l’une comme l’autre, vivent des formes de racisme et d’exclusion malheureusement trop contemporaines et qui, dans les moyens d’y répondre, ont beaucoup à partager. C’est pour cela qu’à titre personnel, je n’ai jamais accepté la stratégie de clivage et de mise en concurrence des uns et des autres, trop souvent activée sur le plan politique national, par des personnes qui en vérité méprisent la condition des uns comme des autres. Je me suis également refusé à tomber dans le piège des « deux poids deux mesures » qui, en plus d’envenimer les débats, se solde au final par une restriction des libertés de tous. Remettons les choses dans le bon sens: si des avancées sont faites dans l’une des luttes contre les racismes, alors cela doit permettre de faire avance les causes de tous et de créer des solidarités, en rapprochant les expériences et en amenant les gens à se décentrer de leur position pour voir ce que d’autres vivent, ce que d’autres endurent et leur éviter d’un jour se retrouver à signer un manifeste d’une telle abjection, sinon par adhésion idéologique, du moins par aveuglement ou par ressentiment.
Il y a donc des recommandations claires qui se dégagent:
– prise en compte égalitaire et inclusive de toutes les formes de racisme contemporaines
– mise en oeuvre thématique des moyens de lutte contre les racismes, auprès des associations de terrain
– échange des bonnes pratiques et entraide entre les associations chargées de la lutte contre l’antisémitisme, l’islamophobie, la négrophobie, etc.
– respect symétrique du principe de laïcité et non ingérence des pouvoirs publics et politiques sur le plan théologique
– respect strict des textes et traités en vigueur, notamment en matière de lutte contre les violences haineuses et le terrorisme
– organisation d’instances de dialogue et d’échange sur toutes les questions qui font litige
– prise en compte de ces dynamiques au plus haut niveau de responsabilité politique
Toute personne cherchant réellement à lutter, contre l’antisémitisme comme contre toute autre forme de violence, aura à cœur de rejoindre une telle démarche dans ces grandes lignes.
J’espère avoir suffisamment de clarté pour adopter, à mon échelle et dans mon travail, la seule position qui soit cohérente : la lutte contre toutes les formes de racisme et contre toutes les violations de droits humains, en y incluant l’antisémitisme, la négrophobie, la romaphobie, l’islamophobie et toutes les autres atteintes à la dignité humaine, tout en cherchant à rapprocher les gens plutôt qu’à les diviser.
C’est là ce à quoi nous devrions tous aspirer.
Il est triste de devoir le rappeler.
Il est grave de l’avoir oublié.