Liliana Córdova Kaczerginski, cofondatrice du réseau international juif antisioniste, intervient au Congrès pour discuter de l’antisémitisme et des droits du peuple palestinien.
Carmen Rengel
27/11/2022
Liliana Córdova Kaczerginski est la cofondatrice du Réseau international juif antisioniste (IJAN). Actuellement résidente à Madrid cette Argentine est la fille d’un juif communiste combattant dans le ghetto de Vilna en Lituanie pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est née à Paris alors que sa famille luttait pour survivre, et à vécu 14 ans en Israël. Elle sait ce qu’impliquent le judaïsme, la persécution et le sionisme et a choisi de devenir une militante engagée, s’opposant à l’existence de l’État d’Israël tel que nous le connaissons et soutenant la cause arabe. Aujourd’hui, sa voix a été entendue lors d’une conférence organisée par Unidas Podemos au Congrès des Députés en mémoire du peuple palestinien.
« L’antisémitisme comme excuse pour invalider la solidarité avec le peuple palestinien ». Dès le titre, le débat semble délicat…
Le fait est que l’État d’Israël dispose d’un appareil de propagande très important, comme de nombreux gouvernements et pays, et qu’il est très facile de qualifier d’antisémites, autrement dit de racistes, les organisations ou les personnes qui se prononcent contre ses politiques. Cela vous disqualifie toujours d’emblée comme interlocuteur. Vous devez prouver que vous n’êtes pas antisémite. Si vous n’êtes pas un homme politique connu, un auteur qui a écrit des choses et s’est exprimé, comment prouvez que vous n’êtes pas raciste ? C’est pourquoi il faut en parler. Dans cette mécanique, le simple fait que vous critiquiez les gouvernements israéliens ou le projet sioniste est une raison suffisante pour qu’ils vous collent une étiquette et vous fassent taire. Les gens ont peur d’affronter cette étiquette. Et parce que vous avez peur de cela, notamment d’être traité de raciste anti-juif, vous vous taisez, et c’est ainsi qu’ils empêchent le public d’exprimer ses critiques. C’est la béquille la plus simple qui soit.
Dans votre cas, il y a aussi le fait que vous êtes vous-même juive, de la même origine. Être juif et ne pas défendre l’État d’Israël et ses politiques est un péché pour beaucoup.
Pour eux, nous sommes leur talon d’Achille, car ils considèrent qu’être juif signifie qu’il faut être complètement soumis à l’État d’Israël et à ses politiques et tout accepter de son plein gré. Eh bien, oui, on peut critiquer un peu, mais pas l’essence même de l’État, qui, rappelons-le, est un État qui pratique l’Apartheid, comme cela est déjà bien documenté aujourd’hui, un État qui promeut le colonialisme de peuplement et traite les personnes d’origine palestinienne qui vivent dans l’État d’Israël, dans les frontières de 48, comme des citoyens de seconde zone, fortement discriminés. Le fait que nous critiquions ces choses qui concernent la nature même du régime est pour eux le signe que nous sommes des traîtres ou, comme certains le disent, un signe de la haine de soi. Il y a aussi beaucoup de Juifs qui n’osent pas s’exprimer.
La critiques interne au sionisme depuis l’intérieur sont plus méconnues que nouvelles, n’est-ce pas ?
C’est vrai, il faut voir que la question de la critique du sionisme n’est pas une chose nouvelle, une invention originale ou exotique, mais qu’elle est née avec la création du mouvement sioniste, au sein de communautés juives qui ne voulaient pas être entraînées dans ce projet nationaliste. En Allemagne ou au Royaume-Uni, où le mouvement a été particulièrement fort, de 1880 à 1945, ces personnes s’exprimaient en tant qu’Allemands ou Britanniques, avec en plus une confession ou une identité juive. Mais nous ne sommes pas dans un projet national juif.
Pour l’appareil de propagande, c’est une hérésie totale, cela fait de nous de mauvais Juifs, ce qui est presque drôle parce que, par exemple, il existe un groupe de juifs très très religieux, les Naturei Karta (ultra-orthodoxes), qui pratiquent vraiment tout les prèceptes, et qui sont des militants antisionistes et pro-palestiniens. L’antisionisme peut être de toutes sortes : libéral, religieux, de gauche, révolutionnaire… mais il comporte une critique commune et il n’est pas nouveau.
Au-delà de la situation actuelle, vous dénoncez l’origine, la création de L’État d’Israël. Pourquoi ?
Je considère que nous ne sommes pas un peuple, au sens d’une nation. Nous sommes un groupe de personnes dans de nombreux pays, comme d’autres, tout comme il y a des protestants dans de nombreuses régions du monde, avec de nombreux courants, et cela ne signifie pas qu’ils vont demander un État, n’est-ce pas ? Nous aussi. Le judaïsme est une religion, mais pas seulement, car il existe de nombreux juifs laïques depuis plus de 200 ans, dont près de la moitié des juifs aujourd’hui. C’est une identité qui, certes, peut être religieuse mais aussi culturelle ou familiale. Et que chaque groupe humain juif vivant dans différents pays a ses propres caractéristiques et ses goûts, même du point de vue des rites religieux. Ce que font les juifs en Pologne et ceux au Maroc est très différent, ils n’ont pas grand-chose à voir les uns avec les autres, de la prière à la parole, en passant par les vêtements ?
Il n’est écrit nulle part que chaque groupe humain doit avoir son propre État, sinon imaginez ce que serait ce monde ! Dès le premier « allons-y », nous considérons que le mouvement sioniste n’a pas de base. Enfin, il repose sur les mêmes a priori que l’antisémitisme. Ils pensent que les non-Juifs seront toujours judéophobes, parce que c’est déjà dans l’ADN des non-Juifs et c’est pourquoi ils doivent se concentrer en un seul endroit, avoir leur armée, pour se défendre. Nous disons non, nous disons que le racisme est un mal terrible, partagé par de nombreux groupes humains, et que la solution est de lutter contre la discrimination et non que chaque groupe crée son propre petit État pour se protéger. La protection réside également dans le fait d’avoir une autre sorte de vision de ce qu’est l’humanité.
C’est se battre contre Israël et contre de grands alliés, comme les États-Unis…
Tout n’est pas uniforme. C’est précisément aux États-Unis qu’ils sont également très divisés. Jusqu’en 1948 – année de l’indépendance d’Israël – un certain nombre de Juifs n’étaient pas du tout d’accord avec le projet sioniste. Ensuite, il y a eu la création de l’État et, surtout, la guerre de 1967, qui a fait entrer les Juifs dans la sphère occidentale, car avant, ils étaient considérés comme un peu occidentaux, un peu orientaux, ils n’étaient pas admis avec tout le poids… Jusqu’en 1800, il était très rare que les Juifs bénéficient de l’égalité des droits dans les territoires européens, par exemple. Mais à partir de cette époque, à partir de 1967 et de la guerre, l’Occident a commencé à regarder le Juif d’une manière différente. « Il est fort, il est intelligent, il sait se défendre, il est technologiquement avancé… », ont-ils dit. Cette nouvelle donne a permis aux Juifs d’être considérés comme égaux aux autres Blancs, elle a permis à de nombreux Juifs qui ne s’intéressaient pas à Israël ou qui étaient clairement antisionistes de changer de casaque et de se rallier, parallèlement à un État qui était clairement associé au capitalisme international. La propagande visait à rendre hégémonique le sionisme dans toutes les communautés juives. Ils y sont parvenus.
Comment voyez-vous l’étiquette « État juif » appliquée à Israël aujourd’hui ?
Ça a toujours été comme ça, avec ce confessionnalisme ; je pense que c’est mieux que ce soit plus clair comme ça, parce que c’était déjà comme ça avant; le fait est que comme ils n’avaient pas encore autant d’influence, Israël devait se cacher un peu, mais ce n’a jamais été autre chose. Ils se sont toujours vus comme un État juif
Ils disaient qu’il y avait une différence entre être Juif israélien ou non, eux avaient tous les privilèges et les non-Juifs, en particulier les Palestiniens, étaient privés de ces privilèges. Le plus terrible est toutes les questions qui se réfèrent à la terre. Non seulement ils ont confisqué toutes les terres, mais la population palestinienne, dans les frontières de 48 de l’État d’Israël, a augmenté de façon considérable, et ils leur ont pris de plus en plus de terres. La surpopulation de la population arabe palestinienne dans l’État d’Israël est effroyable (elle représente aujourd’hui un peu plus de 20 % du total).
À quoi devrait ressembler, selon vous, l’État qui devrait désormais exister dans la région ?
Je pense qu’il n’y a pas d’autre moyen que de mettre fin au projet sioniste. Cela ne signifie en aucun cas que les Juifs qui y vivent doivent partir ou être des citoyens de seconde zone, rien de tout cela. Respect total des personnes juives qui veulent rester là et vivre dans un État commun, dans un État qui serait normalement un État palestinien, parce qu’ils sont majoritaires, surtout si les réfugiés peuvent revenir. Un pays avec des droits collectifs et individuels pour les Juifs qui veulent y rester, sans aucune forme d’hégémonie ou de suprématie sur les Palestiniens. Je ne vois pas comment on peut vivre avec un État sioniste qui sera toujours militaire, expansionniste, raciste, colonialiste… On ne peut pas imaginer un État juif qui ne soit pas sioniste, il n’a aucune raison d’être autrement, parce que même avant 1948, il était absolument acceptable que certains juifs veuillent y vivre, parce que pour certains d’entre eux, c’est la Terre Sainte. Mais c’est une chose que de vivre comme des habitants et d’avoir des droits, évidemment, c’en est une autre que d’avoir un projet national. Il était logique, d’un point de vue humanitaire, que les Juifs persécutés à partir de 1933 et ayant besoin d’un refuge aillent là-bas, et c’était très bien que les Palestiniens en accueillent beaucoup, mais encore une fois, en tant qu’habitants. Il n’y a aucune raison, s’ils acceptent de rester là, en tant qu’habitants, avec leurs droits à la religion, à la culture ou à la langue, qu’il y ait des problèmes, parce que la population palestinienne est très diverse, il y a toutes sortes de communautés, pas seulement musulmane ou chrétienne, mais circassienne, druze… Y vivre dans la diversité n’y est pas récent.
Pourquoi soutenez-vous la campagne BDS ?
Lors de la première initiative du Réseau International Juif Antisioniste, à San Francisco, en 2006, nous avions déjà organisé un événement pour soutenir la campagne de Boycott, Désinvestissement, Sanctions. Nous avons pleinement souscrit à cette vision et à ces demandes et exigences, mais cela reste une base, nous devons aller plus loin avec Israël. Il y a deux choses qui sont des conditions essentielles, disons, pour affaiblir ses politiques agressives : l’une est le BDS, un blocus réalisé par des personnes, des institutions, des partis et des États, du domaine culturel au sportif, évidemment économique, comme cela a été fait avec l’Afrique du Sud. Et l’autre est l’affaiblissement militaire de l’État, qui est plus problématique mais qui s’est produit au Liban avec la confrontation avec le Hezbollah. Maintenant, ils n’osent pas aller sur le terrain et peu par avion. La force dont elle dispose en matière de sécurité, de défense et de renseignement lui confère une sorte de suprématie dont certains ont eux-même peur.
Que pensez-vous que l’Espagne devrait faire à propos d’Israël ? Le Congrès, par exemple, a demandé la reconnaissance de l’État palestinien.
Le plus important, ce sont les sanctions au niveau gouvernemental, pour ne soutenir aucun projet qui pourrait favoriser l’économie israélienne, y compris l’armée. Il ne faut favoriser aucun échange, quel qu’il soit. Dans les institutions internationales où des sanctions sont proposées, soutenir cette voie, voire être proactifs, il faut l’exiger depuis l’Espagne.
Israël a des projets avec d’énormes privilèges vis-à-vis de l’Europe, il a des échanges d’armements. Y mettre fin serait une façon très importante de montrer son soutien aux Palestiniens et au droit international, en fin de compte. Ce serait un soutien anticolonial, ce sont de mots importants, que de prendre le parti des peuples qui luttent. Aujourd’hui, le président, Pedro Sánchez, le fait avec l’Ukraine. Je l’entends au G20, parler pendant cinq minutes de son soutien inconditionnel…
Pensez-vous que l’invasion de l’Ukraine peut aider à parler de l’occupation par Israël des terres palestiniennes ?
Il serait logique que cela se produise, l’invasion de l’Ukraine devrait mettre sur la table l’occupation de la Palestine par Israël, mais je ne pense pas que cela aille se produire. S’il y avait un minimum de responsabilité et de cohérence, cela devrait conduire à une pression sur l’occupation israélienne, au moins dans les territoires de 1967, mais je doute fort que cela se produise. Même dans les groupes pro-palestiniens, il y a peu de mise en parallèle de ce type, et pas parce qu’ils ne savent pas. Encore une fois, la mécanique.
Traduit de l’espagnol : Alice Roux