L’instrumentalisation de l’antisémitisme

par Pierre Stambul

« Un antisémite, c’est quelqu’un qui déteste les Juifs plus que de raison ». Phrase attribuée à… vous complétez comme vous voulez.

« L’indicible »

L’antisémitisme, ça renvoie bien sûr au judéocide nazi. 6 millions de mortEs (la moitié des Juifs européens) disparuEs dans les camps d’extermination ou victimes des Einsatzgruppen (la « Shoah par balles »).

Il y a toujours quelques négationnistes ou révisionnistes qui voudraient nier ou minimiser cette barbarie. Les recherches récentes posent au contraire de nouvelles questions. Par exemple, comment expliquer qu’alors que la défaite nazie était certaine, les trains de déportéEs pour Auschwitz étaient toujours prioritaires sur ceux qui ravitaillaient le front de l’Est ? Cette réalité, incompréhensible pour celles et ceux qui s’en tiennent à une conception économiste de l’antisémitisme (« on n’extermine pas une force de travail gratuite ») montre la force de l’idéologie.

Les antisémitismes

L’antisémitisme, c’est le vocabulaire de l’ennemi. Il n’y a pas plus de race sémite que de race aryenne. Les Juifs ne sont pas les descendants des Judéens de l’Antiquité (ce serait plutôt les Palestiniens qui sont toujours restés sur cette terre). Ils sont essentiellement descendants de convertis qui n’ont rien à voir avec les « Sémites ». Et quand ceux qu’on appelle les Arabes disent qu’ils sont aussi « sémites », là encore, il y a parmi eux des Berbères ou des Égyptiens qui n’ont pas ces origines. Le terme est impropre mais il s’est imposé, c’est même un des premiers antisémites célèbres (Willem Marr) qui a banalisé son usage.

L’antisémitisme moderne a prolongé l’antijudaïsme chrétien. C’est le christianisme qui a inventé contre le judaïsme les interdits, l’enfermement et les stéréotypes racistes. Les sionistes voudraient aujourd’hui nier cette origine chrétienne de l’antisémitisme puisqu’Israël se veut l’élève modèle de l’Occident dans le cadre de la « guerre du bien contre le mal » mais l’histoire est têtue : les ghettos, le peuple déicide, l’expulsion d’Espagne, l’inquisition, les pogroms… ça s’est bien passé dans l’Europe chrétienne. Les sionistes voudraient aussi expliquer que les Juifs ont vécu l’enfer dans le monde musulman. Là aussi, l’histoire est têtue : s’il y a eu des moments durs, ils n’ont rien à voir avec les siècles de persécution en Europe. Et quand les Juifs sont chassés d’Espagne, c’est essentiellement dans le monde musulman qu’ils sont accueillis.

L’antisémitisme racial qui se développe à partir de la deuxième moitié du XIXe est en partie une conséquence de l’émancipation des Juifs. Sortis du ghetto, ils deviennent une minorité invisible, obstacle au rêve fou de construire des États ethniquement purs. Dans les stéréotypes qui se répandent, on les accuse « d’être partout », de dominer le monde de façon occulte. Qu’ils appartiennent à la bourgeoisie intellectuelle ou commerciale (comme c’est souvent le cas en Allemagne) ou qu’ils appartiennent au prolétariat comme c’est massivement le cas en Europe orientale, les Juifs sont alors des « parias » pour reprendre les termes d’Hannah Arendt. Des parias qu’on qualifie d’Asiatiques « inassimilables ». Pour Hitler, juif et communiste, c’était pareil et il parlait souvent de « judéo-bolchéviks ».

L’antisémitisme est-il un racisme à part ?

Il l’a été incontestablement à l’époque du judéocide nazi, mais ce n’est plus le cas. En France par exemple, le racisme est beaucoup plus virulent contre les Noirs, les Arabes, les Rroms, les Musulmans. Le MRAP a transformé ses initiales de « Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix » en « Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples » (1977). Il n’y a plus de raison de faire de l’antisémitisme un racisme à part.

Aujourd’hui, un « État juif » prétend parler au nom de tous les Juifs. L’idéologie de cet État, le sionisme, est une théorie de la séparation qui partage avec l’antisémitisme l’idée que Juifs et non Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, que ce soit dans le pays d’origine ou en Israël/Palestine. Les Juifs ne sont plus les parias de l’Europe. Le sionisme essaie de les transformer en colons européens au Proche-Orient.

C’est là qu’on entre dans la confusion.

Aujourd’hui, dès qu’on critique Israël, on est accusé d’antisémitisme, voire de négationnisme et d’apologie des crimes nazis.

L’antisémitisme qui frappait les « parias de l’Europe » n’a strictement rien à voir avec la critique d’un État (Israël) dont les dirigeants sont des racistes qui pratiquent l’apartheid et commettent des crimes. Rien à voir non plus avec la dénonciation d’une idéologie néo-coloniale (le sionisme) qui a théorisé et cherche à réaliser l’expulsion du peuple palestinien de son propre pays ou son enfermement dans des « réserves ».

On pourrait se demander pourquoi l’Occident protège ce mode de défense des dirigeants sionistes. Il serait faux de croire qu’il s’agit d’un sentiment de culpabilité des dirigeants occidentaux à cause de leur responsabilité historique dans l’antisémitisme et le judéocide. En 1945, des centaines de milliers de Juifs survivants demandaient des visas pour les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France. On leur a fermé la porte et on leur a répondu qu’à présent ils avaient un pays (la Palestine mandataire qui allait devenir Israël) et qu’ils pouvaient partir quand ils voulaient.

L’Occident s’est débarrassé de son crime sur le dos du peuple palestinien qui n’y était pour rien.

Captation de la mémoire et escroquerie

Les sionistes martèlent en permanence que juif = sioniste. Des officines sionistes d’extrême droite comme le « Bureau National de Vigilance Contre l’Antisémitisme » (BNVCA) s’arrogent le droit de parler d’antisémitisme et bien sûr de considérer que toute critique d’Israël est antisémite.

Répétons inlassablement ce qui s’est passé.

Quand le sionisme se crée, il appelle les Juifs à déserter le combat contre l’antisémitisme (qu’il considère inéluctable) et à partir vers le futur État juif. Le sionisme n’a jamais été contre le racisme car dès l’arrivée des premiers colons en Palestine, il a entrepris de mettre en place une société séparée, ignorant ou niant l’existence du peuple autochtone.

Dès l’arrivée au pouvoir d’Hitler, alors que les Juifs américains décrétaient le boycott de l’Allemagne nazie, les dirigeants sionistes ont signé en 1933 avec les Nazis les accords de Haavara (transfert) permettant l’émigration des Juifs allemands (uniquement vers la Palestine mandataire). La « droite sioniste » aujourd’hui au pouvoir a eu en son sein des admirateurs de Mussolini (Jabotinsky) ou de véritables collabos (le futur Premier ministre Shamir qui a fait assassiner des dignitaires britanniques jusqu’en 1944). Les sionistes n’ont joué qu’un rôle confidentiel dans la résistance juive au nazisme. Dans les années 1950, Israël a signé avec l’Allemagne des accords d’indemnisation des victimes juives du nazisme et le négociateur allemand était un criminel de guerre (Globke, l’auteur des lois raciales de Nuremberg).

Ceux qui confondent sciemment antisémitisme et « antiisraélisme » n’ont aucun droit de se revendiquer de l’antiracisme. Rappelons que M. Cukierman, président du CRIF s’est permis de menacer les musulmans : « le score de Le Pen est un message aux musulmans leur indiquant de se tenir tranquille » (2002).

Les antisémites d’hier sont souvent devenus des amis d’Israël. Les principaux partis d’extrême droite européens, y compris les partis néo-nazis, ont des dirigeants qui font la visite à la Knesset (où leur ami Lieberman les invite) et au mémorial Yad Vashem. Leur ennemi aujourd’hui, c’est l’Islam. En France, un ancien rédacteur du torchon antisémite « Minute » (Patrick Buisson) devenu conseiller de Sarkozy, prend comme avocat le n°2 du CRIF (Goldnadel). On est au-delà de la confusion, on est dans l’inversion des valeurs.


Antisémitisme et sionisme se nourrissent l’un l’autre

Il serait absurde de nier la persistance et même le nouveau développement de l’antisémitisme en France. À Toulouse ou à la Porte de Vincennes, on a tué des Juifs parce que juifs. Quand je fais des conférences dans les « quartiers », j’entends souvent la réflexion : « on ne savait pas qu’il y avait des Juifs comme vous ». Le Juif est souvent perçu comme celui qui soutient ou approuve les crimes commis contre les Palestiniens et les humiliations subies ici. La mémoire des Juifs « universalistes », des grandes personnalités intellectuelles ou scientifiques, de celles et ceux qui ont combattu les discriminations et les injustices, tend à disparaître.

Les théories du complot sont en vogue et bien sûr pour elles, ceux qui de façon invisible contrôlent les médias, les armées, les gouvernements, les banques … ce sont les Juifs. Les niaiseries racistes de Dieudonné ou Soral fonctionnent sur fond de dépolitisation et de confusion organisée.

Les sionistes n’ont jamais combattu l’antisémitisme, ils s’en sont toujours servi pour leur unique projet : renforcer l’État juif. Ainsi les victimes de l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes ont été enterrées à Givat Shaul, là où se trouvait avant 1948 le village palestinien martyr de Deir Yassine. Le symbole est clair.

Chaque fois qu’on dérape, qu’on mélange juif et sioniste, qu’on accorde, même inconsciemment à Israël la « propriété » de la mémoire du judéocide, on fait le jeu de ce qu’on prétend combattre. Comparer les crimes israéliens au nazisme est historiquement faux. Mais ce n’est pas antisémite en soi, le philosophe israélien Leibowitz, après la conquête de 1967, a même parlé de « judéo-nazisme ». Il y a derrière ce rapprochement l’idée que les victimes ne devraient pas reproduire ce qu’on leur a infligé. Mais les sionistes ne sont pas les héritiers des victimes du nazisme. Cette idéologie a programmé la conquête de la Palestine et l’expulsion du peuple autochtone des décennies avant le nazisme. Et aujourd’hui, une bonne partie de la population israélienne est, dans sa biographie, étrangère à cette tragédie.

Il y a une difficulté à comprendre quelque chose qui est pourtant évident : le sionisme est une idéologie qui n’est pas seulement criminelle contre les Palestiniens, elle est aussi suicidaire pour les Juifs. Si on considère qu’est antisémite tout ce qui met les Juifs en danger, alors le sionisme est antisémite. Quand Nétanyahou, après la tuerie de « Charlie Hebdo », vient dire aux Français juifs que leur pays c’est Israël et qu’ils doivent partir, jamais depuis Vichy, aucun antisémite ne s’était permis de dire aux Juifs qu’ils n’étaient pas chez eux en France.

La crise du mouvement antiraciste

Depuis bien longtemps la LICRA n’a plus rien à voir avec son glorieux ancêtre la LICA qui a réellement joué un rôle historique majeur dans la lutte contre l’antisémitisme. C’est devenu une officine sioniste qui porte plainte systématiquement contre tous les groupes BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) pour « antisémitisme ». On ne l’a jamais entendue protester contre toutes les lois racistes de ces dernières années.

SOS Racisme qui a eu ses heures de gloire à l’époque de la petite main « touche pas à mon pote » ne peut plus cacher son caractère de courroie de transmission du PS. Le fait que son fondateur soit devenu ministre d’un gouvernement qui démantèle tous les deux jours un camp de Rroms est révélateur.

Le MRAP est en crise. La mise sur la touche (peu avant son décès) de Mouloud Aounit s’est traduite par un virage inquiétant : on a même eu droit à une motion de congrès sur le « racisme anti-blanc ».

La LDH affirme qu’elle défend les droits du peuple palestinien. Elle consacre pourtant une grande énergie à combattre toute idée de boycott ou de « délégitimation » d’Israël. À Montpellier, elle porte plainte contre deux militants de BDS 34 qui, s’ils ont (une unique fois !) manqué de vigilance dans la gestion de leur page Facebook, ne sont clairement pas antisémites, comme la LDH elle-même le reconnaît. Elle maintient une plainte à laquelle les requins sionistes (LICRA, BNVCA, Goldnadel) se sont associés. Cette confusion est totalement destructrice pour le mouvement de solidarité.

Il est temps de réinsérer l’antisémitisme dans une lutte contre toutes les formes de racisme et de discrimination, contre le colonialisme et l’apartheid et pour l’égalité des droits, en France comme au Proche-Orient.