L’injustice de l’occupation ne coûte rien aux Israéliens (Haaretz)

Gideon LEVY
21 juillet 2009

Franchement, c’est pas du superflu, ça ? Le président des Etats-Unis qui consacre une bonne partie de son temps précieux et de sa bonne volonté à tenter de convaincre sur la nécessité de mettre un terme au conflit arabo-israélien. Les Européens qui se tiennent prêts à entrer en action et la moitié de la planète qui attend. Mais soyons francs : pourquoi tout ce remue-ménage autour de nous ? Les colons pourraient pousser des cris et bloquer les routes. Les Forces de Défense Israéliennes pourraient perdre de leur importance et les informations pourraient même devenir ennuyeuses. Le vignoble dans les hauteurs du Golan pourrait fermer, tout comme la boutique de vins dans la colonie d’Ofra.

Le fait est que la vie en Israël est agréable. Alors qui aurait vraiment envie de réfléchir à la paix, aux négociations, aux retraits, au « prix » à payer et à toute cette pagaille inutile ? Les cafés sont pleins et les restaurants sont bondés. Les gens sont en vacances. Les marchés sont en hausse. La télévision nous anesthésie, les autoroutes sont embouteillées et les festivals battent leur plein. La Scala a fait une représentation dans le parc et on attend Madonna, les plages sont noires de touristes, étrangers et locaux. L’été 2009 est merveilleux. Alors pourquoi vouloir changer quelque chose ?
L’injustice de l’occupation ne coûte rien aux Israéliens. La vie ici est incomparablement meilleure que dans la plupart des pays. Israël a été moins touché par la crise financière globale que les autres. Il y a des pauvres mais pas comme dans le tiers-monde et les riches et les classes moyennes ont été relativement épargnées.
La sécurité aussi est bonne. Pas d’attaques terroristes. Pas d’Arabes. Et lorsque le terrorisme recule, comme c’est le cas depuis quelques années, qui se souvient encore du « problème palestinien » ? L’armée et le Premier Ministre Benjamin Netanyahu peuvent encore nous faire peur avec la menace d’attaques terroristes mais en attendant, il n’y en a pas. De même que la menace nucléaire iranienne n’est encore qu’une vague éventualité. Actuellement, on se sent en sécurité en Israël.
Il est vrai qu’on assiste parfois à des explosions de violences, mais elles se produisent en général aux frontières du pays et n’intéressent pas les habitants du centre. Des tirs de roquettes Qassam sur Sderot ou de Katyushas sur Kiryat Shmona ? Et alors ? Ils sont toujours suivis par une période de calme, comme en ce moment. Le mur de partage, les médias, le système éducatif et la propagande politique font du bon travail pour créer une illusion et faire oublier ce qu’il faut oublier et cacher ce qu’il convient de cacher. Eux, ils sont là-bas et nous, nous sommes ici et ici la vie est chouette, même si ce n’est pas le paradis. Comme la Suisse ? Non, encore mieux.
Nous avons toujours su accorder une certaine importance aux plaisirs de la vie. Nous pratiquons le culte de la sécurité, notre véritable religion, et nous commémorons l’Holocauste. Ici, vous pouvez à la fois vous amuser et jouer aux victimes, faire la fête et râler. Connaissez-vous un autre endroit au monde comme celui-ci ?
Puisque l’injustice de l’occupation ne coûte rien aux Israéliens, l’occupation ne prendra jamais fin. Elle ne cessera pas avant que les Israéliens n’établissent un lien entre l’occupation et un coût qui leur sera imposé. Ils n’y mettront jamais fin de leur propre initiative, et pourquoi le feraient-ils ?
Même l’attaque terroriste la plus cruelle qui ait touché le pays n’a pas fait germer chez les Israéliens l’idée qu’il pourrait y avoir une relation de cause à effet entre occupation et terrorisme. Grâce aux médias et aux politiciens – les deux vecteurs les plus efficaces pour anesthésier et aveugler la société israélienne – on nous apprend que les Arabes sont nés pour tuer, que le monde entier est contre nous, que le traitement qu’on nous réserve est l’antisémitisme, et qu’il n’y a aucun lien entre nos actes et le prix à payer.
Pour notre plus grand bonheur, il n’y a pas de blocus international ou de bain de sang prévu à l’horizon. Alors pourquoi s’en soucier ? Certes, le monde entier commence à froncer les sourcils. Et alors ? Les Israéliens sont convaincus que, de toute façon, le monde entier nous déteste. Tant qu’on ne nous privera pas des plaisirs de la vie, nous n’avons aucune raison de nous faire du souci. Demandez aux Israéliens les raisons de cet ostracisme et vous entendrez immédiatement des reproches à la terre entière plutôt que la moindre autocritique, que Dieu nous en garde. Les Israéliens ne se contentent pas de prendre du bon temps. Ils ont aussi une haute opinion d’eux-mêmes – de leur moralité, celle de leur armée et de leur pays.
Tout ceci serait vraiment chouette si ce n’était pour notre aveuglement dangereux et la fin prévisible, pas vraiment heureuse, de toute cette histoire.
Il fait encore un été magnifique à Tel Aviv – ainsi qu’à Gaza et à Jenin – mais une partie du monde va nous exploser à la figure. A ce moment-là nous jouerons à la pauvre victime étonnée, un rôle que nous affectionnons particulièrement.
Gideon Levy
ARTICLE ORIGINAL
https://www.haaretz.com/1.5078734
Traduction VD pour le Grand Soir https://www.legrandsoir.info