Par Haidar Eid, le 10 novembre 2021
Votre acte de solidarité nous a donné un véritable espoir, et nous vous en sommes reconnaissants.
Très chère Sally Rooney,
Je suis un universitaire palestino-sud-africain et j’enseigne la littérature à l’université Al-Aqsa à Gaza. Je souhaite saluer votre décision, fondée sur vos principes, de ne pas accorder à l’éditeur israélien Modan le droit de traduire votre roman Beautiful World, Where Are You? en violant le boycott culturel d’Israël – un des volets de l’appel général Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) lancé par la société civile palestinienne.
Quand nous avons appris votre décision à Gaza, nous avons célébré avec un soulagement évident le fait qu’une personne de votre calibre entende notre voix. Nous bénéficions rarement de ce genre de soulagement depuis qu’Israël a imposé à notre minuscule bande territoriale un blocus médiéval, il y a plus d’une décennie.
Nous affrontons jour après jour de nouveaux défis, des difficultés croissantes dans cette prison à ciel ouvert connue autrefois pour sa beauté, ses sites historiques, ses lieux culturels cachés et son commerce plein de vitalité.
Tandis que je vous écris cette lettre, Gaza est de nouveau dans l’obscurité. Les coupures d’électricité qui durent des heures font maintenant partie de la vie de tous les jours dans cette ville assiégée.
Depuis 2009, Israël a commis quatre massacres à Gaza. Le plus récent, qui a eu lieu en mai, a causé la mort de 260 personnes, dont 67 enfants.
Nous sommes angoissés, exaspérés et furieux.
Mais votre acte de solidarité nous a donné un véritable espoir. Grâce à lui, nous avons pu nous rendre compte qu’il existe encore dans ce monde des gens qui reconnaissent notre souffrance – qui refusent de tourner le dos quand nous demandons justice.
L’archevêque Desmond Tutu, lauréat du Prix Nobel de la Paix et militant anti-apartheid, a prononcé des mots célèbres : “Si vous êtes neutre dans les situations d’injustice, vous avez choisi le côté de l’oppresseur. Si un éléphant appuie sa patte sur la queue d’une souris et si vous dites que vous êtes neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité.”
Quant à vous, en écoutant notre appel au boycott de toutes les tentatives de blanchiment des crimes d’Israël contre notre peuple, vous avez affirmé clairement que vous aviez choisi d’être du côté des opprimés. Et nous, les Palestiniens, nous vous en vouons une reconnaissance éternelle.
Après plus de sept décennies de dépossession, de nettoyage ethnique, de massacres, et de ce qui est assimilable à une conspiration internationale du silence autour des crimes d’Israël, nous résistons encore à nos oppresseurs par tous les moyens accessibles. Mais nous avons besoin de soutien – nous avons besoin que la communauté internationale assume sa responsabilité en s’élevant contre les crimes commis contre nous en toute impunité.
Nos demandes sont simples. Nous voulons qu’Israël se conforme au droit international et respecte les droits humains les plus élémentaires des Palestiniens.
Pour montrer qu’il se conforme au droit international, Israël doit :
- mettre fin à l’occupation de la Bande de Gaza et de la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ;
- abroger les lois et politiques discriminatoires qui entravent la vie de ses citoyens palestiniens, au nombre de 1,2 million ;
- appliquer la résolution 194 de l’ONU, qui prévoit le retour des réfugiés palestiniens dans leurs terres ancestrales.
La société civile palestinienne a lancé l’appel au BDS pour encourager partout dans le monde les hommes et les femmes de conscience, comme vous, à s’exprimer clairement et à jouer un rôle effectif dans la lutte palestinienne pour la justice. Le fait que vous ayez prêté attention à notre appel compte beaucoup pour nous.
Dans mes cours, je prends souvent pour objet d’étude les romans et nouvelles de Ghassan Kanafani – un écrivain palestinien renommé, assassiné par le Mossad en 1972 pour avoir écrit des œuvres qui encourageaient les Palestiniens à résister à leurs oppresseurs.
Par coïncidence, quand nous avons reçu la nouvelle de votre décision fondée sur vos principes, j’étudiais en cours Des Hommes dans le soleil, récit bien connu de Kanafani.
Ce récit, écrit dix ans après la Nakba de 1948, raconte l’histoire de trois Palestiniens en Irak, qui tentent de passer clandestinement au Koweït pour y trouver du travail. À la fin, ils suffoquent dans la citerne du camion qui les transporte – et dans ce monde loin d’être un “Beautiful world”, personne n’entend les cris des mourants.
La fin sinistre du récit de Kanafani nous rappelle l’importance de la solidarité – l’importance d’entendre les “cris” des gens ordinaires qui sont dans le besoin. Après tout, si ces cris tombent dans des oreilles sourdes, nous sommes tous condamnés à l’extinction.
Quand j’ai appris votre décision au moment où je discutais de ce récit avec mes étudiants, j’y ai vu une belle occasion d’enseignement.
J’ai dit à mes étudiants, qui sont tous des réfugiés vivant dans les camps de Gaza et subissant tous l’occupation israélienne, que le monde est en train de changer. Qu’une écrivaine irlandaise célèbre, talentueuse, influente entend les cris des petits-fils et petites-filles de ces hommes qui ont suffoqué tout seuls dans le désert du Golfe, dans le récit de Kanafani.
J’ai eu l’impression que vous étiez dans notre salle de cours à Gaza, que vous lisiez le texte de Kanafani et que vous répondiez “Je vous entends !”.
En prêtant attention à notre appel, en écoutant nos souffrances, en refusant courageusement de vous intégrer aux efforts d’Israël pour blanchir ses crimes, vous avez rejoint une longue liste d’artistes pour lesquels leurs principes et leur engagement en faveur des droits humains ont priorité sur leurs gains personnels immédiats.
Et nous vous en remercions du fond du cœur.
Source : Aljazeera
Traduction SM pour l’Agence média Palestine