La contestation massive des dictatures dans le monde arabe (qu’on a globalement qualifié de « printemps arabe ») a commencé en 2010 par des manifestations en Algérie, au Maroc puis en Tunisie. Depuis lors presque tous les pays arabes ont été touchés, à des degrés divers, par des révoltes populaires. Au-delà des situations particulières à chaque État, la plupart des participants à ces mobilisations ont été et sont encore partout motivés par le refus de la misère et de la corruption des classes dirigeantes ainsi que la soif de liberté.
Ce que je viens d’écrire ne sera pas contesté par le commun des mortels qui suivent, fut-ce de loin, ces événements.
Pourtant, obsédés par l’impérialisme des États-Unis d’Amérique et de ses alliés, une minorité, très active sur les réseaux sociaux, minimise ou même nie carrément l’existence de ces révoltes populaires. Pour elle, ce que certains ont appelé les « révolutions arabes » n’existent tout simplement pas. Si des organisations armées se battent contre des régimes en place, il ne peut s’agir que de mouvements djihadistes ou d’autres organisations, non djihadistes, mais manipulées par les djihadistes et/ou par les Etats-Unis et leurs alliés.
Il en serait de même en Syrie, où l’opposition démocratique à la dictature du régime de Bachar el-Assad et son bras armé, l’Armée Syrienne Libre, soit n’existeraient (quasi) pas, soit seraient au service de l’impérialisme occidental ou instrumentalisés par lui. Cet impérialisme occidental est considéré par ces « anti-impérialistes » comme l’« ennemi principal ». Ce qui justifie à leurs yeux leur soutien à ceux qui s’y opposent, à commencer par le régime el-Assad et ses alliés, L’Iran, La Russie, le Hezbollah libanais. Également opposés aux organisations djihadistes, ils considèrent que les Américains et leurs alliés sont en grande partie responsables de la naissance et du développement de ces groupes. Et, pour eux, ceux qui les combattent le plus efficacement sont les ennemis du « camp occidental » que sont le régime d’el-Assad et ses alliés (la Russie, l’Iran, le Hezbollah libanais).
La famille Assad est au pouvoir en Syrie depuis 1970. Hafez el-Assad, le père de Bachar, a gouverné ce pays d’une main de fer durant 30 ans. Période durant laquelle, pour se maintenir au pouvoir, il a commis d’innombrables crimes à l’encontre de son peuple. Le plus terrible est le massacre des révoltés de la ville de Hama en 1982, dont on ne connaît pas le nombre exact de victimes (les estimations varient entre 7.000 et 35.000). Son fils Bachar lui succède à sa mort en 2000. Durant les premiers mois de son « règne », il donnera l’illusion d’une volonté de démocratisation. Mais il suivra ensuite résolument la voie ouverte par son père : son régime se caractérisera dès lors par l’absence de libertés publiques, la corruption, la répression féroce de toute contestation y compris de nombreux assassinats, l’utilisation systématique de la torture à l’encontre des très nombreux prisonniers politiques.
En mars 2011, suivant en cela les exemples tunisien et égyptien, ont lieu, en Syrie, les premières manifestations pacifiques exigeant la liberté d’expression et critiquant le régime. Ces manifestations seront tout de suite réprimées très violemment, à tel point que, quelques mois plus tard, on assistera à la militarisation de la révolte contre le régime et, fin juillet, à la naissance de l’Armée Syrienne Libre. De plus en plus de militaires de l’armée syrienne, dont des officiers supérieurs, désertent. Certains d’entre eux rejoignent l’Armée Syrienne Libre.
Au fil du temps, la révolution syrienne s’est transformée en guerre civile avec toutes les horreurs qu’entraînent ce type de conflit. Les organisations djihadistes (essentiellement « Daesh » et le « Front al Nosra » devenu, après sa rupture avec Al-Qaïda en juillet 2016, le « Front Fatah al-Cham ») y ont pris de plus en plus d’importance. Ces derniers temps, des groupes rebelles non djihadistes, quasi privés de tout soutien militaire extérieur contrairement à certains groupes djihadistes, ont été parfois amenés à s’allier avec des groupes du « Front Fatah al-Cham » ou avec d’autres groupes islamistes (mais pas avec Daesh) pour combattre l’armée syrienne.
Cette complexification du conflit rend difficile pour les démocrates l’organisation d’un mouvement de solidarité de masse avec les partisans d’une Syrie démocratique. Qui faut-il soutenir ? Et comment ?
Mais ce qui devrait être clair pour tout démocrate, c’est qu’on ne peut en aucun cas soutenir le régime de Bachar el-Assad.
Or, comme dit plus haut, au nom de leur «anti-impérialisme » – en réalité de leur opposition à la politique impérialiste des seuls États-Unis et de leurs alliés, comme s’il n’existait que cet impérialisme-là – certains défendent le régime d’Assad, pourtant massacreur de son propre peuple. Pour eux, le respect des Droits humains les plus fondamentaux (tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 ), dont les libertés individuelles et publiques ainsi que le principe de la souveraineté populaire, fondement de la démocratie, est considéré comme secondaire. Cela je ne peux l’admettre.
Et, en tant qu’homme de gauche, j’interpelle ici tout particulièrement ceux parmi ces « anti-impérialistes » qui se disent eux aussi « de gauche ». Pour moi, être de gauche implique avant tout de défendre l’égalité en droits de tous les êtres humains. Je pense ici en particulier aux droits fondamentaux suivants, contenus dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme mais largement bafoués par le régime de Bachar el-Assad : droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne (article 3) ; interdiction de la torture (art. 5) ; interdiction des arrestations, emprisonnements ou exil arbitraires (art.) ; droit d’être jugé selon la loi, la même pour tous et par des tribunaux indépendants du pouvoir politique (art. 10) ; droit de circuler librement (art. 13) ; libertés d’opinion, d’expression, de réunion et d’association (art. 19 et 20) ; droit égal pour tous de participer à la vie politique de son pays, d’accéder à toutes les fonctions publiques, de prendre part aux choix des dirigeants politiques par des élections périodiques par le biais du suffrage universel avec vote secret (art. 21) ; droit de de s’affilier à un syndicat existant ou de créer un syndicat (art. 23) ; droit à des congés payés périodiques (art. 24) ; droit à un niveau de revenus suffisant pour assurer son alimentation, son habillement, son logement, sa santé, même en situation de chômage, de handicap ou de vieillesse (art. 25) ; droit à l’éducation (art. 26).
Je ne me considère pas « du même bord » que ceux qui considèrent que tout cela peut être sacrifié, même « provisoirement » au nom de la priorité que constituerait « la lutte anti-impérialiste ». L’accès au bien-être du peuple syrien dans un cadre démocratique est inconciliable avec le maintien du clan Assad au pouvoir.
Parmi les nombreux groupes armés combattant sur le territoire syrien, certains continuent à le faire au nom des droits humains tels qu’ils sont définis dans la Déclaration universelle de 1948, en particulier ceux qui fondent la démocratie politique. Ce sont ces groupes-là et eux seuls qui, à mes yeux, méritent le soutien des démocrates du monde entier.
par Michel Staszewski. Paru le 30 novembre sur son blog et le 7 décembre 2016 sur le site de Bruxelles Panthères.