Notes des éditeurs : Malgré une campagne pour les réduire au silence, les philosophes Judith Butler et Omar Barghouti ont parlé au Brooklyn College jeudi soir. En exclusivité, The Nation présente le texte des remarques de Butler.
D’habitude, on commence par dire qu’on est content d’être là, mais je ne peux pas dire que cela a été un plaisir d’anticiper cet événement. Quel Megillah! Je suis bien sûr contente qu’il n’ait pas été annulé, et je comprends que cela a demandé pas mal de courage et un sens du principe inébranlable pour que cet événement finisse par avoir lieu. Je voudrais remercier personnellement tous ceux qui ont profité de l’opportunité pour réaffirmer les principes fondamentaux de la liberté académique, comprenant les organisations suivantes : l’Association du langage moderne, la Guilde nationale des avocats, l’ACLU de New York, l’Association américaine des professeurs d’université, le personnel professionnel du Congrès (le syndicat pour la faculté et le personnel dans le système CUNY), l’équipe éditoriale du New York Times, les bureaux du maire Michael Bloomberg, le Gouverneur Andrew Cuomo et la Présidente du Brooklyn College, Karen Gould, dont la position de principe sur la liberté académique a été exemplaire.
Le principe de la liberté académique sert à assurer que des pouvoirs en dehors de l’université, y compris le gouvernement et les entreprises, ne puissent pas contrôler le programme d’enseignement ou intervenir dans des discours extra-muros. Il interdit non seulement de telles interventions, mais il protège aussi ces tribunes dans lesquelles on peut être capable de réfléchir ensemble sur les problèmes les plus difficiles. Vous pouvez juger par vous-mêmes si mes raisons pour octroyer mon soutien à ce mouvement sont bonnes ou non. C’est après tout de cela qu’il s’agit dans un débat académique. C’est aussi de cela qu’il s’agit dans un débat démocratique, ce qui suggère qu’un débat ouvert sur des sujets difficiles fonctionne comme un point de rencontre entre la démocratie et l’académique. Au lieu de demander directement si on est pour ou contre ce mouvement, nous pouvons peut-être prendre une pause suffisamment longue pour découvrir ce qu’est exactement, le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions, et pourquoi il est si difficile d’en parler.
Je ne demande à personne de rejoindre ce mouvement ce soir. Je ne suis même pas une dirigeante de ce mouvement ni ne fais partie d’aucun de ses comités directeurs, même si le New York Times a essayé l’autre jour de me sacrer telle – j’ai apprécié sa rétractation qui a suivi, et je m’excuse auprès de mes amis palestiniens pour leur erreur. Le mouvement, en fait a été organisé et dirigé par des Palestiniens cherchant des droits d’autodétermination politique, incluant Omar Barghouti, qui a d’abord été invité par les Etudiants pour la justice en Palestine, après quoi j’ai été invitée à le rejoindre. A ce moment là, je pensais que ce serait très semblable aux autres événements auxquels j’ai participé, une conversation avec quelques dizaines d’étudiants militants dans la cave d’un centre étudiant. Donc, comme vous pouvez le voir, je suis surprise et mal préparée à ce qui est arrivé.
Dans un moment, Omar parlera du mouvement BDS, de ses succès et de ses aspirations. Mais moi je voudrais brièvement poursuivre avec la question de ce que nous faisons précisément ici ce soir ? Je présume que vous êtes venus pour entendre ce qui doit être dit et tester ainsi vos idées préconçues par rapport à ce que certaines personnes ont à dire, pour voir si vos objections peuvent être rencontrées et vos questions répondues. En d’autres mots, vous venez ici pour exercer votre jugement critique, et si les arguments que vous entendez ne sont pas convaincants, vous serez capables de les citer, de développer votre vision contraire et de la communiquer comme vous le souhaitez. De cette manière, votre présence ici ce soir confirme votre droit de former et de communiquer un jugement autonome, de démontrer pourquoi vous pensez que quelque chose est vrai ou non, et vous devriez être libres de le faire sans coercition et sans peur. Tels sont vos droits à la libre expression, mais ils ont, peut-être même une importance plus grande, vos droits à l’éducation, qui implique la liberté d’entendre, de lire et de considérer tout nombre de points de vue comme faisant partie d’une délibération publique continue sur cette question. Votre présence ici, même votre soutien à l’événement, n’assure pas que nous soyons d’accord entre nous. Il n’y a pas d’unanimité d’opinion ici ; en effet, réaliser l’unanimité n’est pas le but.
Les arguments utilisés contre cette rencontre-ci avaient pris plusieurs formes, et ils n’ont pas toujours été faciles pour moi à analyser. Un argument était que le BDS était une forme de discours de haine, et cela engendrait une série de variations : c’est un discours de haine dirigé soit contre l’état d’Israël ou contre les Juifs israéliens ou contre tout le peuple juif. Si le BDS est un discours de haine, alors ce n’est sûrement pas un discours protégé, et il ne serait sûrement pas approprié pour aucune institution d’enseignement supérieur de parrainer ou de faire place à un tel discours. Toutefois une autre objection, souvent exprimée par les mêmes personnes qui ont prononcé la première, est que le BDS est un point de vue mais comme tel devrait uniquement être présenté dans un contexte dans lequel le point de vue opposé peut aussi être entendu. Il y avait déjà une désignation pour cette dernière position, notamment que personne peut avoir une conversation sur cette question aux US qui n’inclut pas un certain professeur de Harvard, mais cet argument spectaculaire était si auto-inflationniste et si auto-accusateur, que je n’ai pu y répondre que par la stupéfaction.
Donc dans le premier cas, ce n’est pas un point de vue (et ainsi non protégé comme un discours extra-muros), mais dans le second cas, c’est un point de vue, vraisemblablement singulier, mais qui ne peut pas être entendu sans réfutation immédiate. La contradiction est claire, mais quand des gens s’engagent dans une succession rapide de déclarations contradictoires comme celles-ci, c’est habituellement parce qu’ils cherchent n’importe quelle artillerie ils ont à leur disposition pour stopper quelque chose d’arriver. Ils ne se soucient pas beaucoup de consistance ou de plausibilité. Ils craignent que si le discours est parrainé par une institution comme le Brooklyn College, il sera non seulement entendu, mais devient audible, admis dans le monde audible. La peur est que ce point de vue deviendra légitime, ce qui signifie seulement que quelqu’un peut défendre publiquement un tel point de vue et qu’il devient admissible à la contestation. Une vision légitime n’est pas nécessairement juste, mais elle n’est pas déterminée d’avance comme discours de haine ou une conduite injurieuse. Ceux qui ne voulaient pas que ces mots soient dicibles et audibles ont imaginé que le monde qu’ils connaissent et apprécient arrive à sa fin si de tels mots sont prononcés, comme si les mots eux-mêmes sortiront de la page ou s’envoleront de la bouche comme des armes qui blesseront, mutileront ou même tueront, entraînant des conséquences catastrophiques irréversibles. C’est pourquoi certaines personnes ont prétendu que si la conférence avait lieu, elle mettrait en péril la solution des deux états – elles ont attribué une grande efficacité à ces mots. Et pourtant d’autres ont dit qu’elle provoquerait la venue d’un second holocauste – une remarque inimaginable à laquelle je reviendrai néanmoins. On pourrait dire que toutes ces déclarations étaient d’évidentes hyperboles et devraient être rejetées comme telles. Mais il est important de comprendre qu’elles sont brandies dans un but d’intimidation, stimulant le spectre d’une identification traumatisante avec l’oppresseur nazi : si vous laissez parler ces gens, vous serez vous-mêmes responsables de crimes haineux ou pour la destruction d’un état ou du peuple juif. Si vous écoutez les mots, vous deviendrai complices de crimes de guerre.
Et donc nous tous ici devons distinguer entre le droit d’écouter un point de vue et le droit d’être d’accord ou de se dissocier de ce point de vue; sinon le discours public est détruit par la censure. Je me demande quel est le fantasme de discours mijoté par le censeur ? Il doit y avoir une peur énorme derrière le besoin de censure, mais aussi une agression énorme, comme si nous étions tous dans une guerre où le discours est soudain devenu artillerie. Y a-t-il une autre manière d’approcher le langage et le discours quand on pense à cette question ? Est-il possible qu’une autre utilisation de mots puisse prévenir la violence, engendrer un éthos de non violence général, et ainsi promulguer et s’ouvrir aux conditions d’un discours public qui accueille et protège le désaccord et même le désordre ?
Le mouvement de Boycott, Désinvestissement, Sanctions est, en fait, un mouvement non violent ; il cherche à utiliser des moyens établis légalement pour réaliser ses objectifs ; et il est, et c’est intéressant, le plus grand mouvement civique palestinien actuellement. Cela signifie que le plus grand mouvement civique palestinien est un mouvement non violent qui justifie ses actions par le recours au droit international. De plus, je veux souligner que c’est aussi un mouvement qui a adopté des principes essentiels incluant l’opposition à toute forme de racisme, y compris le racisme encouragé par les deux états et l’antisémitisme. On peut bien sûr débattre de ce qu’est l’antisémitisme, sous quelles formes sociales et politiques on le trouve. Je suis moi-même convaincue que l’élection de national-socialistes identifiés par eux-mêmes comme tels au Parlement grec est un signe clair d’antisémitisme ; je suis sûre que la recirculation d’insignes nazis et la rhétorique du Parti national d’Allemagne est un signe clair d’antisémitisme. Je suis sûre aussi que la rhétorique et les actions de Mahmoud Ahmadinejad d’Iran sont souvent explicitement antisémites, et que certaines formes d’opposition palestinienne à Israël font confiance à des slogans, des mensonges et des menaces antisémites. On doit s’opposer inconditionnellement à toutes ces formes d’antisémitisme. Et je voudrais ajouter, qu’on doit s’y opposer de la même manière et avec la même ténacité qu’il faut opposer à toute forme de racisme, y compris le racisme d’état.
Mais encore, il nous appartient de nous demander pourquoi un mouvement non violent pour réaliser mes droits élémentaires pour les Palestiniens doit-il être compris comme antisémite ? Il n’y a sûrement rien au sujet des droits élémentaires eux-mêmes qui constitue le problème. Ils incluent des droits égaux de citoyenneté pour des habitants actuels ; la fin de l’occupation, et les droits des personnes illégalement déplacées de retourner sur leurs terres et recevoir la restitution de leurs pertes. Nous parlerons sûrement de chacun de ces trois principes ce soir. Mais maintenant, je veux demander pourquoi une lutte collective usant de formes de pouvoir économiques et culturelles pour contraindre l’application de lois internationales serait considéré comme antisémite ? Ce serait bizarre de dire qu’elles sont antisémites parce qu’elles honorent des droits internationaux reconnus à l’égalité, d’être libéré de l’occupation et d’avoir des terres et des propriétés illégalement appropriées, restaurées. Je sais que ce dernier principe met beaucoup de gens mal-à-l’aise, mais il y a différentes manières de conceptualiser comment le droit au retour pourrait être exercé légalement de sorte que cela n’entraîne pas de nouvelles dépossessions (et on reviendra sur cette question).
Pour ceux qui disent qu’exercer des droits reconnus internationalement est antisémite, ou deviennent antisémites dans ce contexte, ils doivent vouloir dire ou bien a) que sa motivation est antisémite ou b) que ses effets sont antisémites. Je considère qu’il n’y a en réalité personne disant que les droits eux-mêmes sont antisémites, puisqu’ils ont été invoqués par beaucoup de population dans ces dernières décennies, y compris les Juifs dépossédés et déplacés à la suite de la Seconde guerre mondiale. Y a-t-il vraiment une raison quelconque de ne pas supposer que les Juifs, tout comme les autres peuples, préfèreraient vivre dans un monde où sont honorés de tels droits reconnus internationalement? Cela n’a pas de sens de dire que le droit international est l’ennemi du peuple juif, puisque le peuple juif dans son ensemble ne s’est sûrement pas opposé aux procès de Nuremberg, ou au développement du droit des droits humains. En fait, il y a toujours eu des Juifs travaillant aux côtés de non-Juifs – pas seulement pour installer les tribunaux et les codes du droit international, mais dans la lutte pour démanteler des régimes coloniaux, s’opposant à n’importe quels pouvoirs légaux et militaires qui cherchent systématiquement à saper les conditions d’autodétermination politique pour n’importe quelle population.
Ce n’est que si on accepte la proposition que l’état d’Israël est le représentant exclusif et légitime du peuple juif, qu’un mouvement appelant au désinvestissement, aux sanctions et au boycott contre cet état devrait être compris comme dirigé contre le peuple juif dans son ensemble. Israël serait alors compris comme assimilable au peuple juif. Il y a deux problèmes majeurs avec cette vision. Premièrement, l’état d’Israël ne représente pas tous les Juifs, et tous les Juifs ne se considèrent pas eux-mêmes comme représentés par l’état d’Israël. Secundo, l’état d’Israël devrait représenter toute sa population de manière égale, indépendamment du fait qu’ils soient juifs ou non, indépendamment de la race, de la religion ou de l’ethnicité.
Donc la première affirmation critique et normative qui suit est que l’état d’Israël devrait représenter la diversité de sa propre population. En effet, près de 25% de la population israélienne n’est pas juive, et la plupart sont palestiniens, bien que certains d’entre eux soient des Bédouins ou des Druzes. Si Israël doit être considéré une démocratie, sa population non-juive mérite des droits égaux d’après la loi, comme les Mizrachim, (les Juifs arabes) qui représentent plus de 30% de la population. Actuellement, il y a au moins vingt lois qui privilégient les Juifs par rapport aux Arabes dans le système légal israélien.
La Loi du retour de 1950 accorde automatiquement des droits de citoyens aux Juifs de partout dans le monde sur demande, tout en refusant le même droit aux Palestiniens qui ont été dépossédés de force de leurs maisons en 1948 ou suite aux conséquences des colonies illégales et des frontières redessinées. Human Rights Watch a consacré une étude extensive à la politique israélienne des écoles pour enfants palestiniens « séparés, pas égaux ». De plus, une centaine de villages palestiniens en Israël ne sont toujours pas reconnus par le gouvernement israélien, manquant des services élémentaires de la part du gouvernement (eau, électricité, d’hygiène publique, de routes, etc.). Les Palestiniens sont exclus du service militaire, et pourtant l’accès au logement et à l’éducation dépendent, encore toujours en grande partie, du statut militaire. Des familles sont séparées par le mur de séparation entre le Cisjordanie et Israël, avec peu de formules de recours légal à des droits de visite et de réunification. La Knesset débat du « transfert » de la population palestinienne vers la Cisjordanie, et le nouveau serment de loyauté requiert que quiconque qui souhaite devenir citoyen fasse serment d’allégeance à Israël comme juif et démocratique, élidant une fois de plus la population non-juive et liant la population entière à une version de la démocratie spécifique et controversée, sinon contradictoire.
Le second point, à répéter, est que le peuple juif s’étend au-delà de l’état d’Israël et de l’idéologie de sionisme politique. Les deux ne peuvent être mis sur le même pied. Honnêtement, que peut-on on dire du « peuple » juif » dans son entièreté ? N’est-ce pas un stéréotype lamentable de faire de grandes généralisations au sujet de tous les Juifs, et de présumer qu’ils partagent tous les mêmes engagements politiques ? Ils – ou plutôt nous – occupent un vaste spectre de visions politiques, dont certaines soutiennent de manière inconditionnelle l’état d’Israël, certaines le soutiennent conditionnellement, certains sont sceptiques, certains sont excessivement critiques, et un nombre grandissant, si nous devons en croire les sondages dans ce pays, sont indifférents. Dans mon opinion, nous devons rester critiques vis-à-vis de toute personne qui avance une norme unique qui décide les droits d’entrée dans une catégorie sociale et culturelle, déterminant aussi qui doit être exclu. La plupart des catégories d’identité sont lourdes de conflits et d’ambiguïtés ; l’effort de supprimer la complexité de la catégorie « juifs » est donc une action politique qui cherche à atteler une identité culturelle à une position spécifique sioniste. Si le Juif qui lutte pour la justice pour la Palestine est considéré antisémite, si n’importe quel nombre d’internationaux qui ont rejoint cette lutte dans différentes parties du monde sont aussi considérés comme antisémites et si les Palestiniens cherchant les droits à l’autodétermination politique sont aussi accusés, dans ce cas il apparaîtrait qu’aucune action d’opposition ne peut prendre place sans risquer l’accusation d’antisémitisme. Cette accusation devient un moyen pour discréditer une demande d’autodétermination, au point que nous devons nous demander quel but politique a assumé l’abus radical de cette accusation pour réprimer un mouvement pour l’autodétermination politique.
Quand le sionisme est assimilé à la judaïté, la judaïté est opposée à la diversité qui définit la démocratie, et si je peux le dire, elle trahit une des dimensions les plus éthiques de la tradition diasporique juive, notamment l’obligation de cohabitation avec ceux qui sont différents de nous. En effet, un tel amalgame dénie le rôle juif dans de larges alliances dans la lutte historique pour la justice sociale et politique dans les syndicats, les revendications politiques pour la libre expression, dans des communautés socialistes, dans le mouvement de résistance de la Seconde guerre mondiale, dans le militantisme pour la paix, le mouvement des droits civils et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Elle rabaisse aussi les luttes importantes dans lesquelles Juifs et Palestiniens œuvrent ensemble pour stopper le mur, pour reconstruire des maisons, pour informer sur les détentions indéfinies, pour s’opposer au harcèlement militaire aux frontières et pour s’opposer à l’occupation et à imaginer des scénarios plausibles pour un droit au retour des Palestiniens.
Le but du mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions est de retirer des fonds et le soutien de la part des institutions majeures financières et culturelles qui soutiennent les opérations de l’état d’Israël et de son armée. Le retrait d’investissements de compagnies qui soutiennent activement l’armée ou qui construisent sur des terres occupées, le refus d’acheter des produits qui sont fabriqués par des compagnies sur des terres occupées, le retrait de comptes d’investissement de fonds qui soutiennent n’importe laquelle de ces activités, un message qu’un nombre croissant de gens dans la communauté internationale ne soient pas complices de l’occupation. Pour réaliser cet objectif, il est important qu’il y ait une différence entre ceux qui ont un passeport israélien et l’état d’Israël, puisque le boycott est dirigé uniquement contre ce dernier. Le BDS se concentre sur des agences d’état et des entreprises qui construisent des machines conçues pour détruire des maisons, qui construisent du matériel militaire qui cible les populations, qui profitent de l’occupation, qui sont situées illégalement sur des terres palestiniennes, pour en citer quelques-unes.
BDS ne discrimine pas des individus sur la base de leur citoyenneté nationale. Je concède que toutes les versions de BDS n’ont pas été constantes sur ce point dans le passé, mais la politique actuelle confirme ce principe. Moi-même, je suis opposée à toute forme de BDS qui discrimine des individus sur la base de leur citoyenneté. D’autres peuvent interpréter le boycott autrement, mais moi je n’ai aucun problème à collaborer avec des universitaires et des artistes israéliens pour autant que nous ne participions pas à une institution israélienne ou avons un soutien d’argent pour notre travail de collaboration de la part de l’état israélien. La raison en étant, bien sûr, que le boycott académique et culturel cherche à faire pression sur toutes les institutions culturelles qui se sont abstenues de s’opposer à l’occupation et à lutter pour des droits égaux et les droits des dépossédés, sur toutes ces institutions culturelles qui pensent que ce n’est pas leur place pour critiquer leurs gouvernement pour ces pratiques, sur toutes celles qui se considèrent elles-mêmes au-dessus ou au-delà de cette condition politique intransigeante. Dans ce sens, elles contribuent à un statut quo inacceptable. Et ces institutions devraient savoir pourquoi des artistes et des intellectuels internationaux en sont venus à adopter une telle position, ce serait le début de la fin du boycott ( ici je rappelle que le but de tout mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions est de devenir dépassé et sans nécessité ; une fois que les conditions d’égalité et de justice sont remplies, la logique du BDS tombe, et dans ce sens, réaliser les conditions justes pour la dissolution du mouvement est son véritable objectif).
D’une certaine manière, la discussion entre le BDS et ses opposants est centrée sur le statut du droit international. Quelles lois internationales doivent être honorées et comment elles peuvent être mises en vigueur. Le droit international ne peut pas résoudre chaque conflit politique, mais des conflits politiques qui ne tiennent absolument aucun compte du droit international, ne font qu’empirer comme conséquence. On sait que le gouvernement de l’état d’Israël a exprimé son scepticisme sur le droit international, critiquant de manière répétée l’ONU comme une institution partiale, bombardant même ses bureaux à Gaza. Israël est aussi devenu le premier pays à refuser sa coopération à l’examen par l’ONU de ses pratiques de droits humains programmé la semaine dernière à Genève (New York Times, 29/01/13). Je crois qu’il est honnête d’appeler cela un boycott de l’ONU de la part de l’état d’Israël. On entend, en effet, des critiques d’inefficacité de l’ONU de la part des deux parties, mais est-ce une raison pour renoncer tout à fait au processus global des droits humains ? Il y a de bonnes raisons pour critiquer le paradigme des droits humains, c’est certain, mais en ce moment, je cherche seulement à plaider que le BDS n’est pas un mouvement destructeur ou haineux. Il en appelle au droit international précisément dans des conditions dans lesquelles la communauté internationale, y compris les Nations Unies, les états arabes voisins, les tribunaux des droits humains, l’Union européenne, les Etats-Unis et le RU se sont tous abstenus de rectifier effectivement les injustices manifestes en Palestine. Le Boycott, le désinvestissement et l’appel aux sanctions sont des revendications populaires qui émergent précisément quand la communauté internationale a échoué à forcer un état à se conformer à ses propres normes.
Examinons alors, en revenant au droit du retour, qui constitue le troisième argument controversé de la plateforme BDS. La loi du retour s’étend à nous tous qui sommes juifs qui vivons dans la diaspora, ce qui signifie, si ce n’était pour ma position politique, que moi aussi je serais aussi éligible pour devenir citoyenne de cet état. En même temps, on refuse aux Palestiniens qui ont besoin du droit au retour, les mêmes droits ? Si quelqu’un répond que « l’avantage démographique juif » doit être maintenu, on peut douter si l’avantage démographique juif est une politique qui puisse jamais se réconcilier avec des principes démocratiques. Si quelqu’un répond à cela que « les Juifs seront uniquement en sécurité s’ils conservent leur statut majoritaire, » la réponse doit être que tout état va sûrement engendrer un mouvement d’opposition quand il cherche à maintenir une minorité permanente, privée du droit de vote dans ses frontières, qu’il n’offre pas une réparation ou une restitution à une population expulsée de ses terres et ses maisons, qu’il maintient plus de quatre millions sous occupation sans droits à la mobilité, sans processus à l‘autodétermination politique, et aux autres 1,6 millions assiégés à Gaza, rationnant la nourriture, appliquant le chômage, bloquant le matériel de construction pour réparer les maisons et les institutions bombardées, intensifiant la vulnérabilité aux bombardements militaires provoquant en grand nombre des blessés et des morts.
Si on arrive à la conclusion que ceux qui participent à un tel mouvement d’opposition le font parce qu’ils haïssent les Juifs, on aura sûrement échoué à reconnaître que ceci est une opposition dirigée contre une oppression, contre les dimensions multi-faces d’une forme militarisée de colonialisme de colons qui a entraîné subordination, occupation et dépossession. N’importe quel groupe s’opposerait à cette condition, et à l’état qui la maintient, indépendamment du fait que l’état est identifié comme un état juif ou d’une autre sorte. Des mouvements de résistance ne font pas de discriminations entre leurs oppresseurs, bien que parfois le langage du mouvement puisse utiliser un langage discriminatoire, et à cela, il faut s’opposer. Cependant, il est sûrement cynique de prétendre que la seule raison pour laquelle un groupe s’organise pour s’opposer à sa propre oppression est qu’il éprouve un préjugé ou une haine raciste contre ceux qui l’oppriment. On peut voir le moteur de cet argument et les conclusions absurdes où il conduit : si les Palestiniens ne haïssaient pas les Juifs, ils accepteraient leur oppression par l‘état d’Israël ! S’ils résistent, c’est un signe d’antisémitisme !
Ce genre de logique nous conduit à un des domaines les plus traumatisants et affectifs de ce conflit. Il existe des raisons pour lesquelles beaucoup des médias mondiaux et les discours politiques dominants ne peuvent pas accepter qu’une opposition légitime à l’inégalité, l’occupation et la dépossession soit très différentes de l’antisémitisme. Après tout, on ne peut argumenter à bon droit que si un état prétendant représenter le peuple juif s’engage dans ces activités manifestement illégitimes, il soit pour autant justifié sur la base que les Juifs ont souffert atrocement et pour cela ont des besoins spéciaux d’être exempté des normes internationales. Ce genre d’actes illégaux ne sont jamais justifiés, qui que ce soit qui les pratiquent.
En même temps, on doit objecter certain langage utilisé par le Hamas pour se référer à l’état d’Israël où très souvent l’état d’Israël est lui-même assimilé aux Juifs, et où les actions de l’état renvoient à la nature des Juifs. Ceci est clairement antisémite et on doit s’y opposer. Mais le BDS n’est pas la même chose que le Hamas, et c’est faire preuve d’ignorance que de dire que toutes les organisations palestiniennes sont les mêmes. Dans la même veine, ceux qui m’ont écrit récemment pour dire que le BDS était la même chose que le Hamas, est la même chose que les Nazis, sont impliqués dans des formes d’association affreuses et agressives qui indiquent que tout effort pour faire des distinctions est naïf et ridicule. Et ainsi on voit combien des assimilations pareilles mènent à des conséquences amères et destructrices. Quoi si on ralentissait suffisamment pour penser et distinguer – (pour voir) quelles possibilités politiques pourraient alors s’ouvrir ?
Et cela nous amène déjà à un autre tollé qu’on a entendu avant notre discussion ici, ce soir. Que le BDS est la venue d’un second holocauste. Je pense que nous devons être très prudents quand quelqu’un utilise l’holocauste de cette manière et dans ce but, puisque si le terme devient une arme par laquelle on cherche à stigmatiser ceux qui ont des points de vue politiques différents, alors nous avons avant tout déshonoré le massacre de plus de six millions de Juifs, quatre autres millions de Gitans, d’homosexuels, d’handicapés, de communistes et de malades physiques et mentaux. Nous tous, Juifs ou non Juifs devons garder intact et vivant ce souvenir historique, et refuser des formes de révisionnisme et d’exploitation politique de cet événement. On ne peut pas exploiter et ré-allumer la dimension traumatisante des atrocités d’Hitler dans le but d’accuser et de réduire au silence ceux qui ont des points de vue politique différents, y compris les critiques légitimes de l’état d’Israël. Une telle tactique non seulement avilit et instrumentalise le souvenir du génocide nazi, mais produit un cynisme général à la fois sur les accusations d’antisémitisme et les prédictions de nouvelles possibilités génocidaires. Après tout, si on fait circuler ces termes comme autant d’artillerie dans une guerre, ils sont utilisés comme des instruments contondants dans un but de censure et d’autolégitimation et ils ne nomment plus ni ne décrivent les très hideuses réalités politiques auxquels ils appartiennent. Plus ce genre d’accusations et d’invocations sont déployées tactiquement, et plus le public devient sceptique et cynique concernant leur signification réelle et leur utilisation. C’est une violation de l’histoire, une insulte à la génération survivante, et une remise en circulation cynique et excité d’un matériel traumatisant – une sorte de folie sadique, pour le dire carrément – qui cherche à défendre et à légitimer un régime d’état hautement militarisé et répressif. De l’utilisation de l’holocauste pour légitimer la destruction militaire israélienne. Primo Levy a écrit en 1982, « Je refuse toute validité à (l’utilisation de l’holocauste pour) pour cette défense ».
On a aussi entendu, ces jours récents, que le BDS menace les tentatives de réaliser la solution des deux états. Bien que beaucoup de gens qui supportent le BDS soient en faveur de la solution d’un seul état, le mouvement BDS n’a pas pris position sur cette question explicitement, et comprend des signataires qui diffèrent entre eux sur cette question. En fait, le comité BDS, constitué en 2005 avec le soutien de plus de 170 organisations palestiniennes, ne prend aucune position sur la solution d’un ou de deux états. . Il se décrit lui-même comme une politique « anti-normalisation » qui cherche à forcer une large série d’institutions politiques et d’états à stopper leur complaisance vis-à-vis de l’occupation, un traitement inégal et la dépossession. Pour le Comité national BDS, ce n’est pas la structure fondamentale de l’état d’Israël qui est remise en question, mais l’occupation, sa négation des droits humains élémentaires, son abrogation du droit international (y compris le fait de ne pas honorer les droits des réfugiés), et la brutalité de leurs conditions qui continuent – le harcèlement, l’humiliation, la destruction et la confiscation de propriétés, le bombardement et les tueries. On trouve, en effet, une collection d’opinions sur un ou deux états, surtout maintenant qu’un état unique peut tourner en un Grand Israël avec des bantoustans de vie palestinienne séparés. La solution des deux états apporte ses propres problèmes, vu que les propositions récentes suspendent les droits des réfugiés, acceptent des frontières rognées et ne montrent pas si l’installation d’un état indépendant mettra fin aux pratiques et institutions en cours sous l’occupation ou les incorpore simplement dans sa structure. Comment un état peut-il être construit avec autant de colonies, toutes illégales, qui sont prévues pour amener la population israélienne en Palestine à près d’un million de ses quatre millions d’habitants. Beaucoup ont soutenu que c’est l’augmentation rapide de la population des colons en Cisjordanie, pas le BDS, qui impose la solution d’un seul état.
Certaines personnes acceptent le désinvestissement sans sanctions, ou le désinvestissement et les sanctions sans boycott. Il y a une collection d’opinions. D’après moi, la raison pour assembler les trois termes est simplement qu’il n’est pas possible de réduire le problème de la subjugation palestinienne seulement à l’occupation. C’est significatif en lui-même, puisque quatre millions de personnes vivent sans droit à la mobilité, sans souveraineté, sans contrôle de leurs frontières, sans l’autodétermination commerciale et politique, sont l’objet de bombardements militaires, de détention indéfinie, d’emprisonnement et d’un harcèlement étendus. Cependant, si on s’abstient d’établir le lien entre occupation, inégalité et dépossession, on accepte d’oublier les demandes de 1948, d’enterrer le droit au retour. On ne prend pas en compte le lien structurel entre les revendications israéliennes pour un avantage démographique et les formes multivalentes de dépossession qui touchent des Palestiniens qui ont été forcés de devenir diasporiques, ceux qui vivent avec des droits partiels à l’intérieur des frontières et ceux qui vivent sous occupation en Cisjordanie ou dans la prison à ciel ouvert de Gaza (avec un chômage important et une nourriture rationnée) ou d’autres camps de réfugiés dans la région.
Certaines personnes disent qu’elles privilégient davantage la coexistence plutôt que le boycott, et souhaitent susciter des formes plus petites de communautés binationales dans lesquelles Juifs et Palestiniens vivent et travaillent ensemble. Ceci est une vision qui repose sur la promesse que de petites communautés organiques ont un moyen de s’étendre dans des cercles de solidarité s’élargissant toujours, modelant les conditions pour une coexistence pacifique. La seule question est si ces petites communautés continuent à accepter la structure oppressive de l’état ou si leur petite solution effective s’oppose aux différentes dimensions d’une subjugation et de pertes de droits continus. S’ils font ce dernier, ils deviennent des luttes de solidarité. Ainsi, la coexistence devient solidarité quand elle rejoint le mouvement qui cherche à défaire les conditions structurelles d’inégalité, de confinement et de dépossession. Donc, peut-être les conditions de la solidarité BDS sont précisément ce qui préfigure cette forme de vie et de travail ensemble qui pourrait devenir un jour une forme de coexistence juste et pacifique.
On peut aussi être pour le mouvement BDS comme le seul mode de résistance non-violent crédible contre les injustices commises par l’état d’Israël sans tomber dans le langage football d’être « pour » la Palestine et « anti » Israël. Ce langage est réducteur, sinon embarrassant. On peut raisonnablement et passionnément être concerné par tous les habitants de ce pays, et maintenir simplement que le futur de toute solution pacifique, démocratique pour cette région deviendra pensable par le démantèlement de l’occupation, en accordant des droits égaux aux minorités palestiniennes et en trouvant les moyens justes et plausibles pour honorer les droits des réfugiés. Si on exige ces trois objectifs dans la vie politique, dans ce cas, on ne vit pas seulement dans la logique des « pro » et des « anti » mais on essaie de pénétrer les conditions pour un « nous » d’une existence plurielle fondée sur l’égalité. Que fait-on avec les mots de quelqu’un sinon atteindre un endroit au-delà de la guerre, demander une nouvelle constellation politique de vie politique dans laquelle les relations de subjugation coloniale sont amenées à une halte. Mon pari, mon espoir, est que pour chacun, une chance de vivre avec une plus grande délivrance de la peur et de l’agression augmentera si ces conditions de justice, de liberté et d’égalité sont réalisées. On peut ou plutôt, on doit commencer avec la manière de parler, et comment écouter, avec le droit à l’éducation et de demeurer critiques, indisciplinés et libres ensemble dans le discours politique. Peut-être que le mot « justice » acquerra plus de significations en l’exprimant, de manière à pouvoir avancer que ce qui sera juste pour les Juifs le sera aussi pour les Palestiniens, et tous les autres gens qui vivent là-bas, puisque la justice, quand elle est juste, ne discrimine pas, et que nous savourons cette absence.
Judith Butler – Le 7 février 2013
Traduction : LS