Les quatre erreurs du préfet Gilles Clavreul

Gilles Clavreul, alors à la tête de la Délégation Interministérielle à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (DILCRA), a qualifié en 2015 le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) d’ «antisémite». La Cour d’Appel de Paris vient de le condamner pour diffamation. Voici le témoignage que j’ai donné lors du procès, le 18 septembre.

En qualifiant le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) d’« antisémite », Gilles Clavreul n’a pas seulement offensé la vérité : il a aussi révélé, à mon avis, combien sa vision de l’antisémitisme et sa stratégie de combat contre lui sont erronées. Ces questions me préoccupent comme citoyen, comme historien, mais aussi comme descendant de deux familles éprouvées par la Shoah : mon père est un survivant d’Auschwitz et ma mère a dû être cachée au Chambon-sur-Lignon.

La démarche de Gilles Clavreul comporte, selon moi, quatre erreurs majeures.

1) Il isole l’antisémitisme des autres formes de racisme et donne une vision catastrophiste de son développement dans notre pays.

Ce n’est pas par hasard qu’il a signé le « Manifeste contre le nouvel antisémitisme [[Le Parisien, 21 avril 2018.]] », qui parle d’« antisémitisme meurtrier » et de « terreur qui se répand ». C’est évidemment faux.

« Les juifs sont-ils des “Français comme les autres” ? » À cette question, en 1946, seuls 37 % de nos compatriotes répondaient par l’affirmative. En 2018, la proportion atteint… 88,9 %, selon une enquête d’IPSOS [[www.cncdh.fr/…/23072019_version_corrigee_rapport_racisme.pdf]] pour la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Autant dire que l’antisémitisme comme idéologie a été marginalisé.

En revanche, les sondeurs observent la persistance de certains préjugés, bien qu’en recul. Dans la même enquête d’IPSOS, de 20 % à 36 % des Français partagent des idées reçues telles que « pour les juifs français, Israël compte plus que la France », « les juifs ont un rapport particulier à l’argent », « les juifs ont trop de pouvoir en France ». Mais il existe aussi des préjugés contre les Corses, les Bretons ou les Auvergnats. Parlera-t-on pour autant de racisme anti-corse, anti-breton ou anti-auvergnat ?

Quant aux violences anti-juives, recensées chaque année par la CNCDH, après l’explosion de 2002, elles ont reflué. Certes, elles ont augmenté fortement en 2018 : + 74 %. Mais le ministre de l’Intérieur a oublié de signaler que, les quatre années précédentes ayant connu une baisse considérable, le nombre de violences de l’an dernier est de 541 contre 851 en 2014.

Reste que des juifs, en ce début de siècle, ont été assassinés en tant que tels : les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Casher, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll. S’agissant de ces trois derniers crimes, d’autres motivations – meurtre crapuleux, voire démence – se mêlent évidemment à l’antisémitisme.

2) Gilles Clavreul utilise la formule d’« antisémitisme musulman ». Cette question se trouve au cœur d’un autre procès, l’historien Georges Bensoussan ayant affirmé à France Culture que « dans les familles arabes, […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère [[https://blogs.mediapart.fr/…/propos-du-proces-de-georges-be…]] ». Poursuivi pour « incitation au racisme », il vient d’être relaxé. Entre-temps, Bensoussan a fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Et j’ai cru comprendre qu’il avait perdu ses fonctions au Mémorial de la Shoah…

Ce débat a été alimenté par un sondage réalisé par la Fondation pour l’innovation politique [[www.fondapol.org/…/CONF2press-Antisemitisme-DOC-6-web11h51.…]]. Ainsi la politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde, à « parler d’antisémitisme avec rigueur [[Le 6 décembre 2014.]] ». À ses critiques d’ordre méthodologique, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” » défini notamment par rapport aux « travaux de Pierre-André Taguieff ». Car ce dernier, soulignait-elle, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme ».

Qu’il y ait des musulmans antisémites, qui le nie ? Mais même l’enquête en question de Fondapol interdisait toute généralisation. Ainsi seuls 5 % des musulmans sondés y estimaient « exagéré » le chiffre de six millions de juifs exterminés dans la Shoah, et seul 1 % parlait d’« invention ». 79 % ne se disaient pas hostiles à l’élection d’un président de la République juif. Plus prosaïquement, 91 % n’éviteraient pas d’avoir un voisin juif, et 87 % un médecin juif. 85 % affirmaient n’avoir aucune réaction particulière lorsqu’ils apprennent qu’une personne est juive. Enfin seuls 6 % affirmaient entendre « souvent leur entourage dire du mal des juifs ». L’inverse est-il vrai ?

3) Gilles Clavreul a participé activement à la campagne en vue de l’adoption d’une loi pénalisant l’antisionisme au même titre que l’antisémitisme.

Dès le « Manifeste » déjà cité, il estimait « qu’au vieil antisémitisme de l’extrême droite, s’ajoute l’antisémitisme d’une partie de la gauche radicale qui a trouvé dans l’antisionisme l’alibi pour transformer les bourreaux des Juifs en victimes de la société ».

Cette prise de position néglige l’arsenal appréciable dont notre droit s’est doté pour combattre le racisme et l’antisémitisme. Cette bataille s’appuie en effet sur la loi antiraciste de 1881, sur celle de 1972 et sur le Code pénal. Depuis qu’ils ont été condamnés, certains utilisent le mot « sioniste » au lieu de « juif » pour tenter d’échapper à la justice. Cette tactique n’a toutefois pas empêché Alain Soral, en avril dernier, d’être condamné à un an de prison ferme et, en juillet, un des insulteurs d’Alain Finkielkraut, qui l’avait traité de « sale sioniste », d’écoper de deux mois de prison ferme.

C’est dire que nous n’avons nul besoin d’une nouvelle loi criminalisant l’antisionisme.

Ce serait en outre un contresens historique : depuis 1897, la majorité des juifs n’a pas répondu aux appels du mouvement sioniste, si bien qu’aujourd’hui encore, 71 ans après la création d’Israël, six millions de juifs s’y trouvent, contre… dix millions qui vivent ailleurs. Sans compter que de 600 000 à 1 million de citoyens israéliens ne résident plus dans leur pays.

Mais une telle loi représenterait surtout une faute politique, à savoir la réintroduction dans notre droit d’un délit d’opinion qui lui est étranger. Veut-on en revenir aux temps de la Guerre d’Algérie, lorsque la censure caviardait tous les quotidiens ? Je me félicite donc que le président de la République ait finalement écarté cette perspective. Il est vrai que la plupart des juristes s’y opposaient, que ses proches y rechignaient et que, non seulement 57 % des Français disaient avoir une « mauvaise image d’Israël », mais 69 % une « mauvaise image du sionisme [[www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/05/70-ans-israel.pdf]] ». Seraient-ils tous antisémites ?

À défaut de loi, le président a annoncé que la France « appliquera » la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Et des députés proposent de lui consacrer une résolution de l’Assemblée nationale.

Il suffit pourtant de lire cette définition ainsi que les exemples qui l’accompagnent pour constater que l’antisionisme n’y est pas nommé. Frédéric Potier, le préfet désormais en charge de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), le reconnaît: « Le mot d’“antisionisme” n’y figure pas en tant que tel. »

Cette démarche illustre le contraste entre Frédéric Potier et son prédécesseur. Libération l’observe : « C’est surtout par le style que Frédéric Potier se différencie de son prédécesseur : lui privilégie une certaine discrétion, ne bataille pas sur les réseaux sociaux. Se définissant comme “un démineur”, il revendique un travail “sur le terrain” [[5 février 2018.]] . »

Dans ses rapports de 2017 et 2018 sur « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie », la CNCDH s’était déclarée défavorable à la transposition dans le droit français de la définition de l’IHRA :

« • il est contraire au droit constitutionnel français d’opérer pareille distinction entre les racismes, le droit français retenant une définition globale et universelle du racisme ; une telle singularisation de l’antisémitisme vis-à-vis des autres formes de racisme pourrait remettre en cause le cadre républicain et encourager d’autres groupes victimes de racisme à revendiquer à leur tour pareille reconnaissance ;

• elle risquerait de fragiliser l’approche universelle et indivisible du combat antiraciste qui doit prévaloir, d’autant plus dans un contexte d’exacerbation des revendications identitaires ;

• la CNCDH insiste sur la vigilance à ne pas faire l’amalgame entre le racisme et la critique légitime d’un État et de sa politique, droit fondamental en démocratie [[www.cncdh.fr/…/f…/essentiels_rapport_racisme_2018_vdef_1.pdf]]. »

4) Gilles Clavreul se livre à la hiérarchisation des racismes en donnant la priorité à l’antisémitisme, au risque de l’alimenter et à laquelle la CNCDH s’oppose.

Rien là d’un procès d’intention. L’intéressé a exposé cette vision dans un entretien à Libération [[16 avril 2015.]] : « Tous les racismes sont condamnables, mais le racisme anti-Arabe et anti-Noir n’a pas les mêmes ressorts que l’antisémitisme dans sa violence. Il faut être capable de dire la particularité de l’antisémitisme. »

Un énarque, qui plus est fils de psychanalystes, devrait comprendre sans mal que l’accent mis sur un seul des racismes qui affectent la France risque de provoquer des réactions négatives de la part des victimes des autres racismes. Quand le monde médiatique et politique se mobilise – à juste titre – lorsque des juifs sont attaqués, mais peu – à tort – lorsque ces attaques visent d’autres groupes ; lorsque la télévision multiplie – à juste titre – les programmes consacrés à la Shoah, mais n’en propose guère – à tort – sur la tragédie de l’esclavage ou sur les guerres coloniales, imagine-t-on l’effet de ce deux poids deux mesures sur ceux qui s’en estiment victimes ?

Gilles Clavreul se refuse même à employer le terme islamophobie – contrairement à la CNCDH, qui l’a adopté en 2013 et défini comme « l’apparition d’une quasi phobie, c’est-à-dire d’une peur intense à l’égard de l’islam et des musulmans en France, générant un climat d’angoisse et d’hostilité ». Pour Gilles Clavreul, les collectifs contre l’islamophobie ou la négrophobie sont « dans une revendication victimaire destinée à faire reconnaître un groupe en tant que groupe. Ils instruisent le procès de la France comme étant coupable de tous les crimes : l’esclavage, la colonisation [[Idem.]]… » Il estime qu’en tant que « républicains, on devrait plutôt se féliciter que la France ait aboli l’esclavage ». Comment réagirait-il si on en disait autant de Vichy, dont le président Jacques Chirac a enfin dénoncé, en 1995, la pleine responsabilité dans le génocide des juifs ?

La hiérarchisation des racismes n’est pas le seul domaine dans lequel Gilles Clavreul paraît très clivant. Il en va de même de la laïcité, sur laquelle il publia un rapport qui provoqua – écrit Le Journal du dimanche [[23 février 2018.]] – « de nombreuses critiques, à commencer par celle de Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité. » Et le JDD de préciser : « Le choix du préfet Gilles Clavreul en tant que rapporteur a pu surprendre. Ce proche de l’ancien Premier ministre Manuel Valls (…) est d’ailleurs l’un des fondateurs du mouvement « Printemps Républicain ». Dans leur manifeste, il est écrit : « Pour nous, la laïcité est le ciment du contrat social républicain… La laïcité ne se résume pas à la neutralité de l’État ». Gilles Clavreul n’est pas tout à fait sur la ligne politique défendue par le Président de la République à ce sujet. (…) Emmanuel Macron avait en effet affirmé que la « laïcité ne doit pas être une religion d’État qui se substitue aux religions ». »

Même le journal en ligne « Times of Israël », qui n’a rien d’anti-israélien ni de gauchiste, observe que « Gilles Clavreul s’est découvert une aptitude certaine à créer la polémique sur les réseaux sociaux [[24 juillet 2018.]]. »

C’est bien ce qui nous occupe : en accusant le CCIF d’« antisémitisme », il a créé une polémique de trop.

Par Dominique Vidal. Publié sur son blog, le 23 octobre 2019.