Mes camarades de « Ballon Rouge » à Aubagne se sont retrouvés dans une drôle de situation. Récemment le lycée professionnel Eiffel d’Aubagne a reçu le titre de « juste » en souvenir d’un artisan aubagnais, Mr Chabrol, qui contribua à sauver une famille juive pendant la guerre, et en récompense pour le travail de mémoire initié par les responsables de ce lycée.
Le drapeau israélien accueillait les visiteurs et les invités lors de cette réception, car ce sont les autorités israéliennes qui décident de la reconnaissance du « juste ». Le représentant du consulat d’Israël a fait un discours classique et unilatéral.
Quel rapport y a-t-il entre l’héroïsme passé des uns et l’occupation de la Palestine ? En quoi le premier peut-il justifier l’autre ?
Le génocide nazi a tardé à rentrer dans l’histoire.
À la stupeur et à la honte devant la découverte des survivants décharnés ou celle des camps d’extermination a succédé le silence. Pour les survivants des camps, l’horreur était « indicible » pour reprendre les termes de Primo Lévi. Les Juifs qui ont survécu à l’occupation ou à la déportation ont cherché avant tout à s’intégrer et à reconstruire leur vie.
En France, il y a eu une collusion entre communistes et gaullistes pour propager le mythe d’un pays unanimement résistant. Cette version a masqué les crimes du régime de Vichy et la persécution des Juifs et des Tsiganes. Il a fallu attendre de nombreuses années après la Libération pour que certains faits remontent, mettant en évidence aussi bien les horreurs commises par des Français (Bousquet, Leguay, Papon …) que le rôle de celles et ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des êtres humains.
En Israël, c’est plus compliqué. C’est le génocide qui a rendu possible la fondation de l’Etat d’Israël. En même temps, à la fin des années 40 et au début des années 50, les rescapés du génocide avaient mauvaise presse en Israël. On opposait volontiers la prétendue soumission des déportés partant à la chambre à gaz avec l’Israélien nouveau défrichant la terre et combattant pour construire son pays. Cette vision est assez inexacte. Il y a eu des révoltes juives en Europe Occupée (l’insurrection du ghetto), il y a eu une résistance juive (la MOI par exemple) et il y a eu des révoltes dans les camps. Cette ambivalence des Israéliens vis-à-vis des survivants se poursuit aujourd’hui. Ils sont 250000 en Israël à avoir connu l’Europe occupée. 1/4 d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et ils ont manifesté pour exiger une augmentation de leurs pensions.
La prétention des autorités israéliennes de parler au nom des rescapés du génocide est une escroquerie à plusieurs titres : l’écrasante majorité des morts n’étaient pas sionistes et ignoraient même tout de cette idéologie. Beaucoup n’étaient pas croyants. Ils n’avaient rien à voir avec Israël qui n’était en rien une solution à leur persécution. Les Sionistes n’ont joué qu’un rôle marginal dans la résistance juive au nazisme qui était essentiellement communiste et bundiste. Pire, même à une époque où le génocide avait largement commencé en Europe, les Sionistes continuaient à avoir une préoccupation unique : construire leur « Etat Juif ». Comment peut-on justifier l’assassinat de soldats anglais par des groupes sionistes en 1942 ? Donc présenter Israël comme une issue salvatrice après la catastrophe est une réécriture de l’histoire et une captation d’héritage et de mémoire. Nous avons besoin de nous souvenir, pour que de telles horreurs ne reviennent jamais, pas pour justifier la Naqba.
Yad Vashem et les Justes
C’est vraiment avec l’arrestation en Argentine, le jugement et l’exécution d’Eichmann (1962) que l’Etat d’Israël décide de s’approprier le génocide nazi. Cela fait partie de sa prétention à parler au nom de tous les Juifs et de présenter la création de l’Etat d’Israël comme LA réponse à l’antisémitisme et à la persécution.
Mais en fait dès 1951, l’Etat d’Israël obtient de l’Allemagne des réparations spécifiques : en 50 ans, plus de 100 milliards de Marks ont été versés … aux victimes juives, pas aux autres. Pour l’Allemagne, c’est un passage obligé pour retrouver la souveraineté.
En 1953, la Knesset vote la création du mémorial Yad Vashem à Jérusalem consacré à l’histoire de la persécution antisémite et à l’extermination des Juifs. Il y a bien sûr des critiques très sérieuses à porter à ce mémorial. Les milliers de soldats en uniforme qui le visitent n’en tirent hélas pas la conclusion qu’il faut tout faire pour empêcher la répétition des événements qui ont conduit à une telle monstruosité. Au-delà de la version universelle du génocide, beaucoup préfèrent celle de Sharon qui déclarait : « Auschwitz est la preuve que les Juifs ne peuvent se défendre que par eux-mêmes » (autrement dit tout leur est permis, y compris la possibilité d’écraser un autre peuple).
Et puis certains événements sont présentés de façon tendancieuse à Yad Vashem : ainsi l’Affiche Rouge montre des Juifs résistants tués par l’occupant sans même dire qu’ils étaient communistes. Il n’empêche. Il fallait qu’une longue recherche soit faite sur le génocide et il est regrettable qu’un Yad Vashem plus objectif n’existe pas ailleurs.
Avec la création de Yad Vashem, les Justes apparaissent. En reprenant un concept religieux, il s’agit pour les dirigeants israéliens de célébrer les « amis » des Juifs, ceux qui ont permis la survie. Les critères pour être un « Juste » sont précis : il faut avoir apporté une aide concrète, avoir risqué sa vie pour sauver des Juifs, n’avoir touché aucune récompense en échange. Et il faut que les preuves de ces actions existent. Il existe aujourd’hui plus de 21000 « Justes » dont 2600 français.
Délibérément, dans la « sélection des Justes », les personnages non reliés à la guerre ont été écartés. Ni l’Abbé Grégoire qui donne aux Juifs français la citoyenneté pendant la Révolution, ni Emile Zola avec son célèbre « j’accuse » en faveur du capitaine Dreyfus ne sont des Justes. Ceux qui ont sauvé des Non-Juifs ne sont pas célébrés. Quand ils ont sauvé les uns et les autres (voir le cas de Varian Fry), seul le sauvetage des Juifs compte.
Cette célébration est-elle utile ? Elle est en tout cas compréhensible pour les victimes. J’ai une tante israélienne, enfant caché pendant la guerre dont le père est mort à Auschwitz. Régulièrement, elle refait le voyage dans les villages périgourdins où elle a trouvé refuge.
L’être humain et la barbarie
Il existe bien sûr un contexte historique qui fait qu’une population entière bascule dans l’horreur. Il y a sûrement d’autres causes si l’on suit les pistes explorées par Wilhelm Reich dans « Psychologie de Masse du fascisme ». Et pourtant, même dans les pires périodes, on garde la faculté de choisir, le basculement dans l’horreur n’est pas inéluctable.
Au Rwanda, beaucoup d’habitants ont découpé leur voisin à la machette. Mais beaucoup de Hutus ont sauvé des Tutsis et ont préféré être tués plutôt que de participer au grand massacre. Idem en Bosnie. Certains Serbes de Sarajévo sont partis sur les hauteurs de la ville pour bombarder méticuleusement l’immeuble de leurs voisins. D’autres sont restés et ont conservé d’anciens rapports d’amitiés.
Même dans des circonstances exceptionnelles, les êtres humains gardent une forme de choix : s’avilir ou rester propres.
Ce qui caractérise certains « justes », c’est que ce sont des gens ordinaires qui n’avaient souvent même pas conscience du caractère unique de leurs actes. La Résistance a produit des individus du même type. Il y a à Marseille une rue Fernand Pauriol. Qui sait que c’était un ouvrier communiste sorti très tôt de l’école et envoyé par le parti pour être l’intermédiaire avec « l’Orchestre rouge » de Trepper ? Il est mort sous la torture sans avoir parlé. Sinon, les dommages auraient été terribles.
En ce qui concerne la France, c’est le pays des contrastes. D’un côté il y a le régime de Vichy, ses Bousquet, Papon, Laval et le zèle avec lequel ils ont servi le nazisme, voire devancé l’attente de l’occupant. On a dénombré 55 millions de lettres de dénonciation écrites par environ 3 millions de personnes (certains délateurs en ont fait beaucoup). En même temps, la France est, de tous les grands pays occupés celui où il y a (de loin) la plus grande proportion de Juifs survivants (115 000 morts et 220000 survivants). Cela tient en partie à la configuration du pays, il y avait des endroits où se cacher. Mais cela aurait été impossible si la plupart des Français n’avaient pas choisi de ne rien dire sur leur voisin qui se cachait ou même de lui venir en aide.
Les pays « justes »
Un seul pays est honoré en tant que tel à Yad Vashem, c’est le Danemark. La plupart des Juifs du pays ont été « exfiltrés » par la Résistance et ont pu rejoindre la Suède restée « neutre ». Il faut dire que le roi avait donné l’exemple. Quand l’occupant a ordonné le port de l’étoile jaune pour les Juifs, le roi a décidé de la porter en incitant ses compatriotes à en faire autant.
En Bulgarie, pays pourtant allié à l’Allemagne, le Roi a refusé qu’on touche aux Juifs Bulgares. Même attitude du sultan du Maroc qui a refusé de céder à l’injonction de Vichy de ficher les Juifs et de prendre des mesures discriminatoires.
En Albanie, c’est la résistance communiste qui a organisé la fuite des Juifs du pays vers les maquis. C’est le seul pays occupé d’où aucun convoi n’est parti vers les camps de la mort.
En France, le cas du village du Chambon-sur-Lignon est assez fantastique. Il est situé en Haute-Loire aux confins de l’Ardèche. C’est un village protestant au milieu d’une zone très catholique. Il est situé loin du pays camisard qui est entre Gard et Lozère. Le village a accueilli environ 2000 enfants juifs pendant la guerre. Répartis dans les familles et mélangés avec les enfants du village avec des faux prénoms et des fausses identités, ils ont échappé aux traques et aux rafles. À la Libération, ils ont été rendus aux membres de leurs familles qui avaient survécu. Comportement différent chez certains catholiques qui ont caché des enfants mais les ont convertis et ont refusé de les rendre. Le cas des enfants Finali qui ne seront rendus à leur famille qu’en 1954 après un long procès est connu. Au Chambon-sur-Lignon, les paysans protestants avaient une longue culture d’entraide et de résistance. La plupart ont été stupéfaits d’être considérés comme des Justes. Pour eux, ils n’avaient fait que ce que leur conscience leur commandait.
Les Justes célèbres
Commençons par Raoul Wallenberg. Ce diplomate suédois, membre d’une famille de grands patrons, devient consul à Budapest au moment où la déportation et l’extermination des Juifs hongrois entreprise par Eichmann bat son plein. Wallenberg va racheter des maisons et fournir des passeports de protection à des dizaines de milliers de personnes. Il ira racheter des gens qui ont déjà été arrêtés. Wallenberg a eu une fin tragique. Arrêté par les Soviétiques, il a disparu, probablement exécuté dans la prison de la Loubianka à Moscou.
Continuons avec l’allemand Oskar Schindler dont l’histoire est racontée dans le film de Spielberg. Industriel et membre du parti Nazi, rien ne le prédisposait à se préoccuper du sort des Juifs. Il s’est pris d’une réelle affection pour les 1200 Juifs condamnés au travail forcé dans son usine d’armement. Il a artificiellement fait durer éternellement leur travail, multipliant avec succès les artifices pour empêcher leur déportation.
À présent l’Américain Varian Fry. Il est envoyé à Marseille en 1940 par une association antifasciste américaine. Il entreprend de faire sortir de France et d’Europe (via l’Espagne et le Portugal) des milliers de réfugiés qui arrivent dans la région. Il achète la villa Airbel où les réfugiés se cachent avant de pouvoir quitter la région. Le réseau de Varian Fry a certes sauvé de nombreux Juifs/ves : Hannah Arendt, Max Ernst, Marc Chagall, la famille de Thomas Mann. Mais il a sauvé des antifascistes d’histoires et d’origines très diverses : André Breton, Victor Serge …
Les Justes « improbables »
J’entends par là ceux qui ont été totalement à contre courant de leur milieu d’origine ou de l’attitude de leur pays. Ainsi, par exemple, il y a eu des religieux catholiques héroïques . Le curé décrit dans le film « Amen » de Costa-Gavras qui choisit d’être déporté parce qu’il n’a pas pu empêcher la grande rafle de Rome correspond à un personnage réel. Mais il faut bien dire que a hiérarchie catholique, à commencer par son chef Pie XII, était massivement dans l’autre camp.
Quelques Justes peu connus :
— La Suisse a eu un rôle plus qu’ambigu pendant la guerre. Elle a servi de banque à l’Allemagne et, au nom de sa neutralité, elle a fermé ses frontières aux nombreux/ses antifascistes qui cherchaient refuge. Les cas de personnes refoulées de Suisse et remis aux Allemands sont innombrables. Paul Grüninger était un commandant de la police des frontières suisse. Il a désobéi et fait rentrer environ 3000 Juifs allemands et autrichiens dans son pays. Il n’a pas voulu être payé. Il l’a payé chèrement. En 1942, il a été radié de la fonction publique. Il est mort des années après dans la misère sans jamais avoir été réhabilité.
— Le Portugal a connu le fascisme dès 1932 avec Salazar. Aristides Sousa Mendes /est déjà âgé en 1940 quand il est nommé consul du Portugal à Bordeaux. Il vient d’une famille monarchiste. Pourtant, alors que les réfugiés affluent à Bordeaux en 1940, il décide de délivrer des visas à tous les réfugiés qui en ont fait la demande. Des milliers de fugitifs réussissent à fuir par Hendaye. Parfois, le consul les accompagne à la frontière. Comme Varian Fry, il ne souciait pas des origines de ceux qu’il aidait. Rappelé dès juin 1940 au Portugal, il est mort dans la misère.
— Au Japon, on ne savait pas vraiment ce qu’était un Juif, même si plusieurs milliers de Juifs soviétiques se sont retrouvés en Chine occupée. Sempo Sugihara fut le premier diplomate japonais en poste en Lituanie pendant la brève indépendance de ce pays. Il est en poste en 1939 à Kaunas et il y reste pendant les premiers temps de l’occupation soviétique consécutive au Pacte germano-soviétique. Sugihara a fourni des milliers de visas pour le Japon via Vladivostok. En fait les réfugiés partaient aux Etats-Unis. La plupart étaient Juifs. De retour au Japon après la guerre, Sugihara fut mis à la retraite d’office.
— Les Caraïtes sont au départ des Juifs « dissidents ». L’hérésie apparaît de façon sûre au VIIIe siècle après JC en Mésopotamie. On trouve des Caraïtes partout dans le monde, en Palestine, au Maroc, en Espagne, mais surtout en Crimée d’où ils viendront en Lituanie et en Pologne. Entre Juifs et Caraïtes, les rapports étaient tendus. Pourtant il y a eu des gestes forts d’entraide. Quand les Nazis demandent à des savants Juifs si les Caraïtes sont Juifs, la réponse donnée est négative. Elle convaincra les Nazis qui considèreront les Caraïtes comme « Aryens » et les épargneront. En retour, les Caraïtes de Lodz ont signé de nombreux faux certificats de caraïtisme pour les Juifs du ghetto.
— Il y a eu des Allemands parmi les « Justes ». Ebergard Helmrich a fourni de nombreux faux papiers à des femmes juives polonaises pour leur permettre d’aller à Berlin où elles sont devenues employées de maison.
— Je finirai avec les femmes allemandes de la Rosenstrasse. En février 1943, Goebbels donne l’ordre de déporter les 5000 Juifs qui vivent encore à Berlin et qui sont affectés de force dans des usines. 1/3 d’entre eux sont mariés à des femmes allemandes. Celles-ci vont manifester quotidiennement dans la Rosenstrasse. Et elles obtiennent satisfaction. C’est le moment de la bataille de Stalingrad et les Nazis ont peur d’une rupture du front intérieur. Les hommes sont libérés. On va même en rechercher certains dans les camps où ils avaient été déportés.
Célébrer les Justes, pourquoi faire ?
On l’a vu, il y a des personnalités étonnantes parmi les Justes. Ne pas les oublier, pouvoir les remercier, correspond à un désir légitime. Après, en faire l’affaire des Juifs alors qu’il y a quelque chose d’universel dans cette démarche, c’est autre chose. Mêler Israël à cette célébration n’a pas de sens. C’est une usurpation d’histoire et une récupération indigne. Les gens traqués et leurs sauveteurs sont étrangers au conflit israélo-palestinien.
L’existence des Justes souligne qu’il est fondamental de désobéir à des ordres injustes. Et que sauver un/e fugitif/ve, c’est quelque part défendre l’Humanité. Les Justes aujourd’hui, même si les contextes sont très différents, ce sont un peu ici les membres du Réseau Education Sans Frontière et en Israël les Refuzniks. Les uns et les autres désobéissent à des ordres injustes. Pourvu qu’on n’attende pas 60 ans pour reconnaître qu’ils ont eu raison.
Pierre Stambul