“Les Juifs ont oublié la compassion”

Président de l’association Médecins pour les droits de l’homme, Rafi Walden estime que les dirigeants de l’Etat hébreu cultivent la “peur de l’autre” à des fins politiques. Interview.

Ha’Aretz 24 mai 2013

Propos recueillis par Ayelett Shani

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Je suis né en France. Durant la guerre, ma famille et moi vivions dans un petit village sous une identité d’emprunt et avec de faux papiers. Nous étions persuadés que personne ne savait. Un jour, un voisin est arrivé en courant et nous a dit : “Attention, les Allemands arrivent !” Et nous avons appris que tout le monde savait.

Les Français savaient et ils n’ont rien dit ?

Oui. Je viens de raconter cette histoire à la cérémonie de l’hôpital [où Rafi Walden est chirurgien et dont il est le directeur adjoint]. En chemin, j’ai entendu l’ancien ministre de la Défense Moshe Arens déclarer à la radio : “La leçon de l’Holocauste, c’est que nous devons être forts.” Pour moi, cette leçon a déjà été assimilée. La vraie leçon, c’est que nous devons être compatissants.

L’Holocauste a enseigné à votre famille la compassion et la solidarité. Ces valeurs sont ancrées en vous.

Elles sont ancrées en moi, mais elles ne se limitent pas à mon histoire personnelle : ce sont des valeurs juives. Les devoirs à l’égard des étrangers sont mentionnés trente-six fois dans la Torah, beaucoup plus que l’observance du shabbat, le respect des règles casher, etc. Pourtant, aujourd’hui, on voit des gens qui se disent les gardiens du judaïsme s’opposer radicalement à l’humanisme juif. Cela m’attriste beaucoup.

Qu’est-il advenu de cet humanisme juif ?

L’humanisme juif est axé aujourd’hui sur l’autodéfense. Nous continuons à nous comporter comme dans les shtetls [avant 1945, communautés villageoises juives d’Europe centrale] et à nous méfier des goys qui veulent nous attaquer. D’où l’importance accordée à la force, au pouvoir, à la résistance.

Quelle est l’influence du discours gouvernemental à ce sujet ? Le Premier ministre Nétanyahou ne cesse de promettre qu’il n’y aura pas de nouvel Holocauste.

Je pense qu’il utilise l’Holocauste à des fins détournées – comme lorsqu’il nous effraie avec toutes sortes de menaces iraniennes ou qu’il nous met en garde contre le risque qu’Israël soit envahi par 1 million d’Africains. C’est une méthode primitive pour maintenir les masses dans un état de peur permanente : si nous ne nous en remettons pas à un leader énergique, nous serons victimes d’un deuxième Holocauste. Les autorités cultivent cette névrose de l’Holocauste, c’est un stratagème pour conserver le pouvoir.

Vos détracteurs diront que vous représentez la gauche et vivez, comme elle, dans une bulle. Etes-vous sûr qu’Israël soit dans une telle position de force ?

Oui, plus que la majorité des pays occidentaux. Et les menaces qui nous entourent ne justifient pas la peur de l’Holocauste qui pèse sur nous comme une épée de Damoclès. C’est de l’intimidation, une exploitation cynique des peurs qui nous habitent. Au lieu de montrer la voie en chefs avisés, nos dirigeants alimentent nos peurs.

Une sorte d’opium pour les masses.

Il n’y a pas de moyen plus simple pour unir le peuple que d’évoquer un ennemi qui menace de nous détruire.

Et c’est ce comportement, dites-vous, qui vous a poussé à agir en faveur des réfugiés ?

En travaillant à Médecins pour les droits de l’homme, on rencontre toutes sortes de situations dramatiques. Il faut savoir que, dans le Sinaï [égyptien], il existe des camps de concentration que ne renieraient pas les nazis. Les réfugiés y sont détenus pendant des semaines, voire des mois, et leurs gardiens les soumettent à des tortures abominables pour leur extorquer de l’argent via leurs familles restées au Soudan ou en Erythrée. On voit des gens qui portent des marques de brûlure ou d’autres sévices, des gens qui meurent de faim, des femmes enceintes à la suite de viols et qui nécessitent un avortement. C’est horrible… Les autorités égyptiennes ne peuvent pas entrer en contact avec eux et ne sont pas motivées [pour régler le problème]. Les Bédouins font ce qu’ils veulent des Erythréens. C’est une situation qui dépasse l’entendement.Il n’y a pas si longtemps, des gens vêtus de noir, portant des papillotes et parlant une langue étrange [le yiddish] ont frappé aux portes et cherché à se réfugier en Suisse. On les a refoulés et ils ont fini leur vie à Auschwitz. Où est la compassion juive aujourd’hui ? Comment se fait-il que nous n’ayons pas appris à ne pas faire aux autres ce qu’on nous a fait ? Nos dirigeants tiennent tellement à camper sur une position de force qu’ils en ont tout bonnement oublié la compassion. Aujourd’hui, nous pouvons nous permettre d’être compatissants. Nous sommes suffisamment forts pour montrer de la compassion.

Médecins pour les droits de l’homme agit aussi sur le plan politique.

C’est vrai. Nous luttons farouchement contre l’occupation [des Territoires palestiniens] car, pour nous, c’est la mère de tous les maux. Nous agissons auprès du public et nous intervenons également sur le terrain. A chaque shabbat, une équipe de médecins et d’infirmières se rend dans les Territoires.

Une sorte de centre de soins itinérant ?

Oui. Nous avons aussi une pharmacie itinérante qui distribue les médicaments gratuitement. Les Palestiniens sont désespérément pauvres. Ils n’ont pas d’industries et le marché du travail – Israël – leur est fermé.

Comment vous accueillent-ils ?

Avec beaucoup d’amour. Quand nous arrivons dans un village ou une ville, nous rencontrons généralement le maire, ou mukhtar. Nous nous saluons, prenons un café et nous mettons au travail. Le plus souvent, nous nous installons dans une école ou un foyer municipal, et chacun de nous s’occupe des malades selon sa spécialité. Il y a un dermatologue, un généraliste, un orthopédiste, etc.Nous recevons en moyenne 400 patients par jour : 400 personnes qui, pour la première fois, rencontrent des Israéliens dans une situation qui n’est ni menaçante ni violente. Ceux que les Palestiniens rencontrent généralement sont les soldats qui les arrêtent (que je plains aussi d’avoir à passer des heures dans des postes de contrôle étouffants), les colons qui abattent leurs oliviers ou les agents du Shin Bet [services secrets] qui tirent leur père du lit à 2 heures du matin.

Nos visites sont une occasion pour eux de voir des Israéliens différents. Des Israéliens qui leur tendent la main. Et, comme ces 400 personnes ont des familles, des voisins et des amis, nous touchons le cœur de milliers de gens. Même si nous n’avons rien changé – et ne prétendons pas transformer la situation sanitaire de la Cisjordanie, ni même d’un petit village palestinien –, nous avons réussi à créer une lueur au bout du tunnel. Nous accomplissons une action de solidarité humaine. La journée s’achève toujours par un grand repas dans une merveilleuse atmosphère de détente et de rires, et cela nous donne une idée de ce que la situation pourrait être.

Mais ce doit être également frustrant.

Il est vrai que nous créons un microcosme qui, d’un côté, apporte de l’espoir, mais, de l’autre, produit beaucoup de frustration. Si seulement nous pouvions renoncer aux aspirations messianiques de cette minorité radicale [israélienne] qui nous conduit à la perdition. Depuis vingt ans que je fais cela, j’ai rencontré des milliers de Palestiniens. Ce que nous avons appris d’eux, c’est qu’ils veulent simplement vivre en paix et élever leurs enfants. Ils sont nostalgiques de l’époque qui a précédé l’Intifada, une époque où ils travaillaient en Israël et invitaient leurs employeurs à leurs réunions de famille. Une époque aussi où l’argent qu’ils gagnaient (et qui, bien sûr, correspondait au salaire minimum) était un véritable trésor, qui leur permettait de se construire une maison et de planter des vignes.

Avez-vous rencontré de l’hostilité au cours de ces vingt années ?

Jamais. Pas une seule fois. Vous vous souvenez du massacre d’une trentaine de Palestiniens commis [en 1994] par Baruch Goldstein au tombeau des Patriarches ? Lors du shabbat suivant, nous devions nous rendre dans les Territoires, mais nous avons hésité car toute la région était en ébullition. Finalement, nous avons décidé d’y aller et, même ce jour-là, nous avons été accueillis avec énormément de chaleur et d’amour.

Comment agissez-vous avec les autorités israéliennes ? L’armée, par exemple ?

Il y a toutes sortes de cas. Quand le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza [en 2007], il a commencé à faire subir aux membres du Fatah le pire traitement qui soit : leur tirer dans les genoux. L’hôpital, à Gaza, nous a demandé de soigner des personnes qui risquaient de perdre l’usage de leurs jambes. L’armée israélienne, qui y voyait un risque pour la sécurité, a refusé qu’on leur rende visite. Trois demandes ont été rejetées, mais, à la quatrième, nous avons réussi : d’une façon ou d’une autre, nous avons éveillé la compassion des autorités. J’ai pu opérer un jeune homme et, plus tard, lorsqu’il est venu me voir pour la visite de contrôle, il marchait sur ses deux jambes. En le regardant, j’ai pensé aux trois autres pour lesquels la demande avait été rejetée et qui avaient perdu leurs jambes.

Israël paie-t-il un prix élevé pour son manque de clairvoyance ?

Bien sûr ! Prenons le cas du prisonnier qui est mort récemment en prison [Maysara Abu Hamdiyeh]. Il souffrait de maux de gorge depuis le mois d’août 2012. On lui a diagnostiqué un cancer en février dernier. Il a été hospitalisé le 30 mars et il est mort le 2 avril. Vous avez là un concentré de toute la bêtise du monde. Le cancer ne se déclare pas à la vitesse de l’éclair. Manifestement, l’homme est arrivé à l’hôpital dans un état grave, puisqu’il est mort trois jours plus tard. Au-delà de l’aspect éthique et moral, il faut un peu de sens commun. S’il avait été libéré quatre ou cinq jours plus tôt, il aurait pu mourir chez lui, et toutes les émeutes qui ont éclaté dans les Territoires n’auraient pas eu lieu. Où est le sens commun juif ? Malgré les difficultés administratives – c’était les vacances et la commission concernée n’a pas pu se réunir –, il aurait suffi de quelques appels téléphoniques pour faire libérer le détenu.

Mais ce cas traduit davantage un manque de sensibilité au sein de l’appareil du pouvoir.

L’administration a sa propre cruauté. J’ai servi dans l’armée comme parachutiste. J’avais le grade de lieutenant-colonel. J’ai été gravement blessé, mais l’armée a refusé de me renvoyer chez moi. J’ai combattu pendant trois ans, et pourtant [l’ancien ministre des Affaires étrangères] Avigdor Lieberman m’a qualifié de complice du terrorisme.

Malgré les dysfonctionnements et les mésaventures auxquels vous êtes exposé, vous ne perdez pas espoir. Comment faites-vous ?

Peut-être est-ce parce que je perçois les relations tissées entre les peuples. Quand je me rends dans un village palestinien ou que je rencontre un médecin palestinien, le courant passe tout naturellement. Il y a des peuples qui restent opposés par un profond ressentiment, par exemple, pendant longtemps, les Français et les Allemands. Mais regardez ce qui se passe chez nous ; il n’y a pas de séquelles aussi profondes. Bien sûr, il y a des morts, des blessés et des familles endeuillées des deux côtés, mais, d’après ce que j’ai pu voir au cours des vingt dernières années, des liens humains se nouent très facilement et cela constitue une base. Je ne pense pas non plus que les problèmes politiques soient insolubles. Et je garde espoir.

Mais personne ne veut résoudre les problèmes politiques.

Parce que nous sommes dirigés par une minorité radicale. Regardez la situation économique. Nous avons un marché de 3,5 millions de Palestiniens qui se refusent à acheter des produits israéliens. S’il y avait la paix, ce serait le paradis. Au lieu de l’extrême pauvreté et des ghettos du sud de Tel-Aviv, on verrait des Palestiniens venir en Israël gagner leur vie dans le secteur du bâtiment et rentrer chez eux à la fin de la journée.

Sommes-nous devenus plus racistes ?

Sans aucun doute.

A quoi l’attribuez-vous ?

Aux pressions psychologiques qui viennent d’en haut, et je profite de l’occasion pour dénoncer sévèrement les autorités israéliennes. Le ministre de l’Intérieur et certains membres de la Knesset font des commentaires ouvertement racistes, et personne ne s’en soucie. Imaginez qu’un ministre étranger parle des Juifs en des termes similaires à ceux employés par [l’ancien ministre de l’Intérieur] Eli Yishai au sujet des Africains. Nous sommes de plus en plus étroits d’esprit et fermés à la dignité humaine.Je pense qu’au fond nous sommes un bon peuple et que les mauvaises pousses ne sont pas la règle mais l’exception. Je ne crois pas qu’il y ait sur la planète une autre concentration de plus de 5 millions de personnes aussi talentueuses. A Paris, à New York ou à Los Angeles. Dans l’art, la peinture, la sculpture, les sciences, la recherche, la technologie, la création d’entreprises. Nous nous classons au troisième rang mondial pour notre matériel médical. Nous regorgeons de talents. Sauf en politique, où nous en manquons.