Hassan avait douze ans quand il succomba sous les balles d’un tireur d’élite israélien, en septembre 2018. Il fut touché alors qu’il s’apprêtait à faire voler un nouveau cerf-volant enflammé, en espérant que le vent le déporterait vers l’est et que cela mettrait le feu dans les champs volés par « les sionistes » à ses ancêtres.
Hassan était né dans le camp de réfugiés de Jabalia, d’une famille issue de la localité d’Al–Majdal, devenue Ashkelon en 1948. Son grand-père avait vu le jour, en 1944, dans cette grande cité arabe d’où il avait été chassé en septembre 1950, deux ans après la création de l’État d’Israël. Cette famille fut l’une des dernières à avoir été expulsée du « ghetto » (c’est ainsi qu’était appelée la zone arabe par les habitants juifs) que l’armée israélienne leur avait assigné ; elles furent mises sur des camions et envoyés à Gaza. Son père et sa mère naquirent à Gaza et grandirent dans le camp de réfugiés, probablement l’un des territoires au monde les plus densément peuplés. Son grand-père lui parlait de sa ville natale avec nostalgie et évoquait avec fierté le métier à tisser qui se trouvait dans leur foyer. Au cours des années 1990, le vieil homme avait pu en apercevoir les ruines, à l’occasion d’une de ses visites dans le territoire de l’État d’Israël. De la ville arabe, subsistaient une mosquée et la rue principale portant désormais le nom d’un important dirigeant juif, appelé Herzl. Pendant plusieurs générations, la famille avait vécu dans une maison à un étage, située au coin de cette rue, et qui s’y trouvait encore. Lorsque le grand-père avait visité la ville, longtemps avant le retrait israélien de Gaza en 2005, la maison était habitée par une famille russe.
Durant toute sa vie, Hassan avait absorbé les récits familiaux du passé. Il savait que « les sionistes » lui avaient pris sa maison et sa terre. Ses parents lui avaient promis qu’un jour ils y reviendraient. Malgré le surpeuplement, la pauvreté, et la pollution, on pouvait vivre à Jabalia, en sachant que cela est temporaire. Mais pour cela, il fallait lutter, ne pas renoncer. Tout comme l’on avait réussi à faire partir les colonies de la Bande de Gaza, de même, on réussirait, un jour, à revenir à Al-Majdal. Aussi Hassan fut-il l’un des premiers à faire brûler des pneus, lors de la vague de manifestations devant la clôture, et aussi, l’un des premiers à faire voler des cerfs-volants : les siens étaient toujours plus beaux et plus grands que ceux de ses copains de l’école de l’UNRWA, car après tout, il était d’Al-Majdal, et qu’il devait le prouver !
Ce récit est totalement fictif. Hassan n’a jamais existé, et n’a donc jamais été en situation d’être tué par un tireur d’élite israélien : il n’est qu’un personnage littéraire. Qui sait si Al-Majdal n’est pas également un fruit de l’imagination, et si une telle cité a jamais existé ? Et si, d’aventure, elle existe encore dans le souvenir de quelqu’un, ses habitants n’en ont pas été chassés, mais ont gentiment demandé à quitter leurs foyers, qu’ils ont abandonnés de leur plein gré. La ville d’Ashkelon est la seule donnée réelle dans cette histoire ; c’est une ville israélienne moderne, qui a intégré des milliers d’immigrés juifs, et n’a cessé de s’étendre depuis 1948.
Les résidents israéliens d’Ashkelon, dont la limite-sud n’est distante que de sept kilomètres de La Bande de Gaza, ne comprennent pas pourquoi les arabes leur en veulent, pourquoi ils creusent des tunnels, expédient des missiles, et pourquoi ils envoient des cerfs-volants et des ballons incendiaires. Pourquoi les Palestiniens ne sont-ils pas disposés à vivre en paix avec leurs voisins au-delà de la frontière ? Les écoliers d’Ashkelon n’ont évidemment jamais reçu d’enseignement sur les habitants d’Al-Majdal, et ne savent pas que ceux-ci ont été chassés de leurs foyers et de leurs terres. Ayant, en revanche, bien lu la Bible, ils savent que cette terre leur a été promise par le Créateur, et a toujours été la leur, même quand leurs parents et grands-parents ont vécu pendant près de deux-mille ans en Biélorussie ou en Moldavie. Certes, des enseignants ont eu parfois des difficultés à expliquer pourquoi Ashkelon fait partie du pays des juifs, alors que cette cité méridionale a été fondée par des Cananéens, avant d’avoir été le siège de Philistins, de Phéniciens, d’Hellènes, d’Arabes, de croisés, et à nouveau d’Arabes, et ce durant des siècles, jusqu’à 1948. On a toujours pu, cependant, faire valoir de nouveaux arguments, selon lesquels le pays était quasiment vide d’habitants lorsque les pionniers sionistes commencèrent à s’y installer, à la fin du 19ème siècle, tandis que les Arabes y sont arrivés, par la suite, en tant que travailleurs immigrés. Le fait que le premier recensement effectué en 1917 ait fait apparaître que la Terre sainte comptait 700 000 arabes et seulement 65 000 juifs, dont la moitié constituée de religieux orthodoxes antisionistes, a totalement disparu des manuels scolaires officiels.
Une blague yiddish bien connue pour son autodérision, raconte l’histoire d’une mère juive qui dit au revoir à son fils, mobilisé dans l’armée du tsar pendant la guerre de Crimée et qui va être envoyé au front : « – Tue un Turc et repose-toi », dit la mère, – oui, maman », répond le fils bien élevé ». Sa mère dépose un sandwich dans son barda, et lui glisse à l’oreille : « – après avoir tiré sur les Turcs, assieds-toi pour manger ce que je t’ai préparé, oui, maman, et la mère de répéter : « – après être monté à l’assaut contre les Turcs, n’oublie pas de t’asseoir pour te reposer, – bien sûr, maman », répond le conscrit, qui soudain s’inquiète : « Et si le Turc me tue ? ». La mère, étonnée, le regarde, et demande : « Qu’est-ce que tu lui as fait pour qu’il te tue ? ».
Lorsque nous sommes rivés aux médias israéliens ou quand nous lisons la presse israélienne qui relate l’interminable affrontement, nous avons l’impression de nous retrouver, sans cesse, face aux descendants de cette mère juive : les Palestiniens ne sont que les héritiers de l’antisémitisme éternel. Tous les antisionistes sont des antisémites, semblables à tous les judéophobes dans l’Histoire ; c’est pourquoi, ils veulent nous rejeter de notre patrie éternelle, ils nous agressent par tous les moyens criminels à leur disposition : jusqu’à envoyer des enfants faire voler des « cerfs-volants de la terreur ».
En 1956, Moshé Dayan a prononcé un célèbre discours d’éloge funèbre, entré dans la liturgie israélienne, sur la tombe de Roy Rotberg, membre du kibboutz Nahal Oz, implanté juste en face de Gaza : « S’il vous plaît, n’injurions pas aujourd’hui les meurtriers. Qui sommes-nous pour nous étonner de leur haine violente à notre égard ? Cela fait huit ans qu’ils sont regroupés dans les camps de réfugiés à Gaza, avec sous leurs yeux, le fait que nous avons récupéré la terre et les villages où eux-mêmes et leurs aïeux ont vécu… Nous sommes une génération de colons, et sans casques ni canons nous ne pourrions pas planter un arbre ni construire une maison. »
Dayan était un adepte de la force, au plus mauvais sens du terme, mais il était moins hypocrite que la plupart des dirigeants et des habitants d’Israël passés et présents. Il n’a pas eu besoin d’attendre les livres de Benny Morris et d’Ilan Pappé pour connaître les circonstances de la création du conflit [note]Benny Morris, Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Complexe, 2003. Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008.]]. En tant que chef du Commandement sud de l’armée, de 1948 à 1950, il a incité et pris l’initiative de l’expulsion des habitants autochtones d’Al-Majdal. Dayan connaissait parfaitement les raisons de la frustration et de l’hostilité des Palestiniens, et il n’a pas éprouvé le besoin d’inventer un récit mystificateur et justificateur. L’éloge funèbre qu’il a prononcé huit ans après la Nakba, n’a rien perdu de sa pertinence, soixante-dix ans plus tard.
Par Shlomo Sand. Publié le 28 septembre 2018 sur son blog Médiapart.
(Traduit de l’hébreu par Michel Bilis)
Shlomo Sand, professeur émérite à l’Université de Tel-Aviv