Léon Tolstoï et le sionisme

Emmanuel Lévyne a publié dans son livre « Judaïsme contre sionisme » (Editions Cujas 1969) p 283 à 290 cet extrait d’un recueil que Léon Tolstoï a écrit en 1906. Où l’on constatera que le mythe d’un Tolstoï inspirateur des premiers sionistes est bien mis à mal par…Tolstoï lui-même !

LE SIONISME

par Léon TOLSTOÏ

Ce mouvement m’a toujours intéressé, non parce qu’il donne à son peuple une solution de sa pénible situation, (cette issue il ne la lui donne pas) mais parce qu’il est un exemple frappant de l’immense influence que peuvent parfois subir les gens qui ont beaucoup vécu et ont éprouvé dans leur vie toute la vanité d’une certaine aventure.

Sous nos yeux, un peuple ancien, intelligent, pourvu d’une grande expérience, qui a souffert longtemps des maux les plus terribles de l’humanité, maintenant, de nouveau, en tombe malade.

En lui renaît à nouveau la soif d’avoir un gouvernement, et le désir mauvais de gouverner, de jouer un rôle. Il désire se parer à nouveau de tous ces accessoires du nationalisme, avec ses troupes, ses drapeaux, sa formule à lui en tête des arrêts des tribunaux.

Il me semble toutefois, que tous ne sont pas saisis de cette sombre passion qui mène les hommes à leur perte, à la ruine et l’épuisement, et à l’arrêt inévitable du travail fécond de l’esprit.

Je pense que seule une partie du peuple, la plus faible et la plus impressionnable, qui aime philosopher et qui envie l’éclat mensonger des nations européennes, souffre de cette maladie d’une « résurrection » qui est en réalité, de la « dégénérescence ».

Le véritable esprit israélite est contraire l’idée d’une patrie bornée à un territoire.

Il ne veut plus du vieux jouet qu’est l’Etat, et, une fois pour toutes il y a renoncé. Je ne puis, sans attendrissement, me rappeler la jolie légende d’un sage hébreu de l’époque de la chute de Jérusalem.

Il avait rendu un grand service à Vespasien, et celui-ci, en récompense, lui promit de lui accorder tout ce qu’il demanderait.

Quelle belle occasion de demander la fin du siège de l’ancienne liberté du pays !

Mais le sage dit :

« Permets-moi d’aller avec mes disciples dans la ville de Yabné et de fonder là une école pour l’étude des livres saints. »

Cette demande du sage était étrange et folle pour le Romain nourri dans les guerres et les massacres.

Mais c’était une belle réponse, consciente de la grande élévation de tout le peuple.

Le sage avait compris le mystère sacré de l’esprit, et demandait ce qui, en apparence, était très peu. Ce peu était le grain de moutarde qui est très petit mais qui donne une très grande plante.

Cet échange du temporel contre le spirituel, c’est le plus beau geste de l’histoire du Judaïsme. Il n’est pas encore assez apprécié par le peuple; le peuple n’en a peut-être pas encore assez profité. Mais le peuple le sent par toutes ses fibres, et il refuse de se jeter dans une ancienne aventure, étrangère à son âme.

Ce n’est pas la terre qui est sa patrie, c’est le Livre. Et c’est un des spectacles les plus admirables de l’histoire; c’est la meilleure vocation qui puisse entraîner un homme.

Plongé dans le Livre il n’a pas vu les siècles s’écouler sur sa tête, il n’a pas vu comment les peuples paraissaient et disparaissaient de la terre, comment de nouveaux pays étaient découverts, comment la vapeur s’élevait de la terre, tandis que la fumée noire des cheminées d’usines cachait le ciel clair aux hommes, à ces hommes qui, dans leur aveuglement, marchaient sous le lacis épais des fils par lesquels la force muette mais impitoyable de l’ambre transporte les nouvelles plus terribles, plus cruelles, plus folles l’une que l’autre.

Ce torrent de civilisation qui aboutit au gouffre et enflamme en l’homme le désir misérable des jouissances, n’a pas atteint le grand vieillard occupé à la lecture du livre auguste. Et seule l’écume de ce torrent tache les pages saintes des souillures de la raillerie et de l’athéisme. Les chefs du sionisme font partie de cette écume car ils négligent orgueilleusement la question religieuse et ne s’occupent que d’émigration et de politique, de politique et d’émigration.

« D’abord rassemblons-nous de tous les côtés, disent-ils, et ensuite, nous penserons à la religion. »

Ce n’est ni naturel, ni intelligent, et nullement du goût du peuple juif.

Je me rappelle le magnifique chapitre du Deutéronome où après les paroles foudroyantes de la malédiction et de la bénédiction, le jeune esprit du peuple naissant prononça des paroles d’une signification profonde :

« Or, quand toutes les choses, que je t’ai montrées seront venues sur toi, soit la bénédiction, soit la malédiction, et lorsque tu les auras rappelées dans ton cœur parmi les nations vers lesquelles l’Éternel, ton Dieu, t’aura chassé, et que tu te seras converti à l’Éternel ton Dieu, et que tu auras écouté sa voix, toi et tes enfants, de tout ton cœur et de toute ton âme, selon que je le commande aujourd’hui, l’Éternel, ton Dieu ramènera tes captifs, et aura compassion de toi ; et il te rassemblera de nouveau d’entre tous les peuples parmi lesquels l’Éternel, ton Dieu, t’avait dispersé.

Quand tes dispersés seraient au bout des cieux, l’Éternel, ton Dieu les en tirera et les rassemblera.

Et l’Éternel, ton Dieu, te ramènera au pays que tes pères auront possédé et tu le posséderas » (Deutéronome XXX, 1-5).

Les chefs du sionisme raisonnent autrement. Ils paraissent vouloir tenir le rôle de Dieu. Ils veulent séparer les Juifs de tous les autres peuples, les conduire dans le pays de leurs pères, et une fois là, demander à Dieu de prendre soin d’eux. Mais Dieu aura droit de leur dire : ainsi vous vous amusez à singer mon œuvre !

Voilà pourquoi même parmi les rabbins, on considère le sionisme comme une doctrine étrangère au peuple et pleine de dangers.

Bien que ce soient les orthodoxes qui affirment cela, (ces orthodoxes qui ordinairement, dans les religions, sont des extrémistes), ici l’orthodoxie israélite se trouve sur un terrain très ferme, sa résistance est tout à fait légitime.

L’opinion générale qui veut que le sionisme aide à l’élévation de l’esprit national (c’est ainsi qu’aiment à s’exprimer ses adeptes) en réalité, ne se justifie pas. En lui, il n’y a vraiment rien de national.

M’intéressant à cette question que la presse fait mousser (comme des blancs d’œufs en neige), j’ai parcouru quelques éditions sionistes avec le vieil emblème des deux triangles entrelacés. Dans un de ces livres, j’ai trouvé l’image d’une petite fille au visage rond, charmant, les mains potelées jointes sur la poitrine. Ses yeux sont levés avec une expression de prière, vers Dieu qui se tient dans les cieux. Sous cette image, on pourrait tout aussi bien écrire : « Pater Noster », « Vater unser », « Notre Père », et, en général n’importe quelle traduction, en langue européenne, de la célèbre prière du Christ, parce que le fin et doux visage rond de la fillette, qui a tous les caractères de la race aryenne qui peuple l’Europe, ressemble le moins possible à un enfant juif. Et cependant, sous le tableau est inscrite la légende : « Ma tovou », c’est-à-dire les premiers mots de la prière matinale des Juifs. Dans cette petite supercherie il y a toute la fausseté du nationalisme dont se pare le sionisme. Il est lui-même l’os de l’os, la chair de la chair de l’européanisme contemporain, son enfant faible, rachitique, qui imite ses aînés, construit le château de cartes des États et ceint le bandeau portant une inscription en caractères hébraïques.

Mais dans ce mouvement conçu à la manière européenne, le caractère progressiste dont on parle abondamment dans les congrès fait presque totalement défaut. Et c’est ce qui frappe le plus.

Ayant cru que la force de l’Europe était dans sa constitution, c’est-à-dire dans la force des canons avec toutes les horreurs du militarisme qui l’accompagne, ils ont inventé de revêtir leurs vieillards d’uniformes de soldats et de leur mettre en mains un fusil. Ils ont voulu créer un nouveau Judenstaat.

Maintenant les gens les meilleurs, en Europe et en Amérique, tous ceux qui pensent sincèrement, sont profondément révoltés par la folie et l’horreur de ce gouffre où s’élance tête en bas une humanité dite civilisée.

Les hommes purs, intelligents, affranchis de la peur et du lucre, de toutes leurs forces tâchent d’éclairer les peuples, de leur rappeler que ce n’est point par la force du canon que l’humanité est forte, que l’avenir des hommes n’est point dans la passion de se dissocier pour vivre dans des boîtes.

La partie vraiment avancée de l’humanité voit au contraire le bonheur des hommes dans une union très large, dans la destruction totale des canons, des mortiers, et de ces groupements qui ne se maintiennent que par la force des armes et qui, par cela même ruinent la vie des hommes.

Tout porte l’humanité raisonnable à s’insurger contre l’idée bornée de l’État, tandis que le sionisme veut ranimer une vieille guenille, appelant progrès cette aspiration primitive. Le sionisme est la négation de tout ce que nous avons de sacré dans notre vie. Nous n’avons point besoin d’Etats nouveaux, il nous faut des hommes aimants qui voient en leur amour la vocation de leur vie et le service de Dieu. C’est un péché de fondre de nouvelles épées et de semer parmi les hommes l’hostilité et le mensonge. Et c’est un double péché de donner à ces forgerons rouges de sang, le nom de serviteurs du progrès.

On peut encore trouver une excuse aux hommes qui vivent dans les anciens Etats et qui par faiblesse ne savent pas rejeter le joug pénible de la communauté armée.

Un homme attaché à l’ordre existant, peut s’y plier, par nécessité, de même que les hommes s’habituent à leurs blessures et à leurs maladies les plus pénibles.

Mais de sang-froid, avec orgueil, ressusciter l’horreur ancienne, et, sous prétexte de le libérer, mettre à un peuple le collier étroit, garni de pointes de l’État, est une mauvaise action.

Qu’est-ce qui les a séduits ? Qu’est-ce donc qui leur a plu dans ce mouvement nationaliste et, en réalité, soldatesque des peuples européens qu’évidemment les chefs du sionisme veulent à tout prix imiter ? La liberté imaginaire de la Serbie, où un mot de l’ambassadeur d’Autriche pèse plus que les décrets du roi, et où, en réalité, toute la liberté se réduit à un massacre incessant, aux intrigues des partis, et, à la fin des fins, à la ruine des paysans et à l’épuisement de la terre trop grevée d’impôts destinés à l’entretien d’une immense bande de fonctionnaires et d’une armée de parade que deux ou trois salves pourraient détruire. Est-ce cela qui leur plaît ?

Peut-être liberté imaginaire de la Bulgarie qui, à peine sortie de la poigne d’Istamboul et déchirée par les révoltes tombera aujourd’hui ou demain dans une autre gueule ?

Ou bien est-ce la Roumanie, la Macédoine, les Montagnes Noires, la Crète ou la Grèce ? Qu’est-ce qui donne envie aux sionistes ?

Et je ne parle pas de l’Italie, de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, où l’air est aussi rempli des gémissements d’un peuple, abruti, ruiné, par les armements et l’organisation gouvernementale. Ces peuples pressentant la misère qui les menaçait se sont jetés sur des pays lointains, peuplés d’hommes pacifiques « non civilisés », et avec voracité, ils tâchent de leur prendre tout ce qu’ils peuvent et à les asservir. C’est ce que nous voyons aux Indes, en Afrique, en Chine.

Mais que dire ? Celui dont les yeux sont seulement ouverts et dont la raison n’est pas aveuglée, celui-là voit nettement la dégénérescence qui menace les hommes dans leur vie morale…..

Jamais encore l’humanité ne fut si proche de l’anéantissement, jamais encore elle ne fut si déprimée moralement, jamais tant de dépenses colossales n’ont été conduites par une telle folie.

Faut-il aider à cette œuvre, y engager le travail des hommes et les convaincre de faire encore une folie nouvelle ?

Où donc les sionistes ont-ils les yeux ? Où est leur conscience ?

Ce grain sacré du mouvement d’émigration, dont le but est d’élargir l’espace où sont entassés des Juifs et de les ramener au travail agricole depuis longtemps oublié, ce mouvement indiscutablement pur et beau que les sionistes s’attribuent, ne leur appartient nullement. La tendance à la colonisation existait avant le sionisme qui n’a fait que l’usurper audacieusement…

Ce faisant il a empêché le retour des Juifs à la terre. On a exagéré la vision de l’Etat juif et cette vision ne fait que compliquer en vain le désir simple et naturel des hommes d’abandonner les villes et de faire le seul travail propre à nous tous, le saint travail de Dieu, le travail agricole.

Léon TOLSTOÏ.

(Extrait de « Entretiens et Pensées » contenus dans le recueil intitulé « Les Révolutionnaires », page 204 à 220 ; traduction de J. W. Bienstock, Eugène Fasquelle éditeur, Paris 1906)


Note d’EL :

M. Arthur Conte, dans un reportage sur Israël, publié dans «Le Monde» (24-7-56), journal réputé des plus sérieux, écrit ceci:

« Quant à la pensée (des Israéliens), elle est dominée par le bon Tolstoï, introduit par les exilés russes qui durent fuir les pogroms des tsars aux environs de l’année 1880. L’auteur de « Guerre et Paix » est devenu le vrai maître d’Israël. Il en domine la philosophie et lui donne tout son sens ».

Ainsi Tolstoï serait le « vrai maître d’Israël » !

Après avoir lu le texte prophétique de Tolstoï, un des réquisitoires les plus virulents contre le sionisme, qui annonçait plus d’un demi-siècle à l’avance, les conséquences dangereuses du développement du sionisme politique pour la paix du monde, et aussi pour la paix des Juifs, le lecteur aura une idée saisissante de la nature et des effets de la propagande sioniste, qui a réussi, qui réussit et qui réussira encore à faire croire aux esprits les plus lucides, les plus froids, les choses les plus invraisemblables, les plus contraires à la réalité.

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