L’effondrement du sionisme

29 juin 2024

Ilan Pappé, fils de juifs allemands ayant fui l’Allemagne au moment de l’arrivée des nazis au pouvoir, fait partie des « nouveaux historiens » israéliens qui ont contribué à produire une histoire critique du sionisme en revisitant l’histoire de la création d’Israël.

Auteur de nombreux ouvrages, dont Le nettoyage ethnique de la Palestine, récemment réédité par les éditions La Fabrique, il a publié de nombreuses contributions sur la guerre menée à Gaza. A l’occasion de son récent passage en France, Contretemps traduit sa plus récente intervention publiée sur le blog de la New Left Review.

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L’assaut du Hamas du 7 octobre peut être comparé à un tremblement de terre qui frappe un bâtiment ancien. Les fissures commençaient déjà à apparaître, mais elles sont désormais visibles dans ses fondations mêmes. Se pourrait-il que, plus de 120 ans après sa création, le projet sioniste en Palestine – l’idée d’imposer un État juif dans un pays arabe, musulman et du Moyen-Orient – soit confronté à la perspective d’un effondrement ? Historiquement, une multitude de  facteurs peuvent faire chavirer un État. Cela peut résulter d’attaques constantes de la part de pays voisins ou d’une guerre civile chronique. Cela peut résulter de l’effondrement des institutions publiques, qui deviennent incapables de fournir des services aux citoyen.nes. Souvent, il s’agit d’un lent processus de désintégration qui s’accélère et qui, en peu de temps, met à bas des structures  qui semblaient solides et inébranlables.

La difficulté consiste à repérer les premiers indicateurs. Je soutiendrai ici que ceux-ci sont plus clairs que jamais dans le cas d’Israël. Nous sommes les témoins d’un processus historique – ou, plus exactement, des prémices d’un processus – qui devrait culminer avec la chute du sionisme. Et si mon diagnostic est exact, nous entrons dans une conjoncture particulièrement dangereuse. En effet, une fois qu’Israël aura pris conscience de l’ampleur de la crise, il déploiera une force féroce et désinhibée pour tenter de la contenir, comme l’a fait le régime d’apartheid sud-africain au cours de ses derniers jours.

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Un premier indicateur est la fragmentation de la société juive israélienne. Elle est actuellement composée de deux camps rivaux qui ne parviennent pas à trouver un terrain d’entente. La fracture provient des anomalies dans la définition du judaïsme en tant que nationalisme. Alors que l’identité juive en Israël a parfois semblé n’être qu’un simple sujet de débat théorique entre factions religieuses et laïques, elle est désormais devenue une lutte pour le caractère de la sphère publique et de l’État lui-même. Cette lutte se déroule non seulement dans les médias, mais aussi dans la rue.

L’un des camps peut être qualifié d’« État d’Israël ». Il est composé de Juif.ves européen.nes et de leurs descendant.es, plus laïques et libéraux, appartenant pour la plupart, mais pas exclusivement, à la classe moyenne, qui ont contribué à la création de l’État en 1948 et sont restés hégémoniques en son sein jusqu’à la fin du siècle dernier. Qu’on ne s’y trompe pas, leur défense des « valeurs démocratiques libérales » n’affecte en rien leur engagement en faveur du système d’apartheid imposé, de diverses manières, à tous les Palestinien.nes vivant entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Leur souhait fondamental est que les citoyen.nes juif.ves vivent dans une société démocratique et pluraliste dont les Arabes sont exclus.

L’autre camp est celui de l’« État de Judée », qui s’est développé parmi les colons de la Cisjordanie occupée. Il bénéficie d’un soutien croissant au sein du pays et constitue la base électorale qui a assuré la victoire de Netanyahou lors des élections de novembre 2022. Son influence dans les hautes sphères de l’armée et des services de sécurité israéliens croît de manière exponentielle. L’État de Judée souhaite qu’Israël devienne une théocratie qui s’étende sur l’ensemble de la Palestine historique. Pour ce faire, il est déterminé à réduire le nombre de

Palestinien.nes au strict minimum et envisage la construction d’un troisième temple à la place de la mosquée al-Aqsa. Ses membres pensent que cela leur permettra de renouer avec l’âge d’or des royaumes bibliques. Pour eux, les Juif.ves laïques sont aussi hérétiques que les Palestinien.nes si ielles refusent de s’associer à cette entreprise.

Les deux camps avaient commencé à s’affronter violemment avant le 7 octobre. Pendant les premières semaines qui ont suivi l’assaut, ils ont semblé oublier leurs divergences face à un ennemi commun. Mais ce n’était qu’une illusion. Les combats de rue ont repris et on voit mal ce qui pourrait permettre une réconciliation. L’issue la plus probable se déroule déjà sous nos yeux. Plus d’un demi-million d’Israéliens, représentant l’État d’Israël, ont quitté le pays depuis octobre, signe que le pays est en train d’être englouti par l’État de Judée. Il s’agit d’un projet politique que le monde arabe, et peut-être même le monde dans son ensemble, ne tolérera pas à long terme.

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Le deuxième indicateur est la crise économique d’Israël. La classe politique ne semble pas avoir de plan pour équilibrer les finances publiques dans un contexte de conflits armés perpétuels, au-delà d’une dépendance croissante à l’égard de l’aide financière américaine. Au dernier trimestre de l’année dernière, l’économie s’est effondrée de près de 20 % ; depuis lors, la reprise est fragile. La promesse de 14 milliards de dollars faite par Washington n’est pas de nature à inverser la tendance. Au contraire, le fardeau économique ne fera que s’aggraver si Israël poursuit son intention de faire la guerre au Hezbollah tout en intensifiant ses activités militaires en Cisjordanie, alors que certains pays – dont la Turquie et la Colombie – ont commencé à appliquer des sanctions économiques.

La crise est encore aggravée par l’incompétence du ministre des finances, Bezalel Smotrich, qui dirige constamment des fonds vers les colonies juives de Cisjordanie, mais semble par ailleurs incapable de gérer son ministère. Le conflit entre l’État d’Israël et l’État de Judée, ainsi que les événements du 7 octobre, incitent une partie de l’élite économique et financière à déplacer ses capitaux hors de l’État. Ceux qui envisagent de délocaliser leurs investissements représentent une part importante des 20 % d’Israéliens qui paient 80 % des impôts.

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Le troisième indicateur est l’isolement international croissant d’Israël, qui devient progressivement un État paria. Ce processus a commencé avant le 7 octobre mais il s’est intensifié depuis le début du génocide. Il se reflète dans les positions sans précédent adoptées par la Cour internationale de justice (CIJ) et la Cour pénale internationale (CPI). Auparavant, le mouvement mondial de solidarité avec la Palestine était capable de galvaniser les gens pour les faire participer à des initiatives de boycott, mais il n’a pas réussi à faire avancer la perspective de sanctions internationales. Dans la plupart des pays, le soutien à Israël est resté inébranlable au sein de l’establishment politique et économique.

Dans ce contexte, les récentes décisions de la CIJ et de la CPI – selon lesquelles Israël serait en train de commettre un génocide, qu’il doit mettre un terme à son offensive à Rafah et que ses dirigeants doivent être arrêtés pour crimes de guerre – doivent être considérées comme une tentative de tenir compte des opinions de la société civile mondiale, et non comme le simple  reflet de l’opinion de l’élite. Les décisions des deux cours n’ont pas atténué les attaques brutales contre la population de Gaza et de Cisjordanie. Mais elles ont contribué au concert croissant de critiques  adressées à l’État israélien, qui viennent de plus en plus souvent d’en haut comme d’en bas.

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Le quatrième indicateur, liés aux autres, est le changement radical qui s’opère parmi les jeunes  Juif.ves du monde entier. À la suite des événements survenus au cours des neuf derniers mois, nombre d’entre eux semblent aujourd’hui prêts à renoncer à leurs liens avec Israël et le sionisme et à participer activement au mouvement de solidarité avec les Palestinien.nes. Les communautés juives, en particulier aux États-Unis, offraient autrefois à Israël une immunité efficace contre les critiques. La perte, ou du moins la perte partielle, de ce soutien a des conséquences majeures sur la position du pays dans le monde. L’AIPAC peut encore compter sur les sionistes chrétiens pour l’aider et renforcer ses effectifs, mais elle ne sera pas la même organisation redoutable sans un groupe d’électeurs juifs important. Le pouvoir du lobby s’érode.

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Le cinquième indicateur est la faiblesse de l’armée israélienne. Il ne fait aucun doute que l’armée israélienne reste une force puissante disposant d’un armement de pointe. Pourtant, ses limites ont été révélées le 7 octobre. De nombreux.ses Israélien.nes estiment que l’armée a eu beaucoup de chance, car la situation aurait pu être bien pire si le Hezbollah avait participé à un assaut coordonné. Depuis, Israël a montré qu’il dépendait désespérément d’une coalition régionale, menée par les États-Unis, pour se défendre contre l’Iran, dont la frappe d’avertissement en avril s’est traduite par le déploiement d’environ 170 drones et de missiles balistiques et guidés. Plus que jamais, le projet sioniste dépend de la livraison rapide d’énormes quantités d’équipements militaires par les Américains, sans lesquelles il ne pourrait même pas combattre une petite armée de guérilla dans le sud.

Le sentiment d’impréparation et d’incapacité d’Israël à se défendre est aujourd’hui largement répandu au sein de la population juive du pays. Cela a conduit à une forte pression pour supprimer l’exemption militaire pour les juifs ultra-orthodoxes – en place depuis 1948 – et commencer à les enrôler par milliers. Cela ne changera pas grand-chose sur le champ de bataille, mais cela reflète l’ampleur du pessimisme à l’égard de l’armée, qui a aggravé, à son tour, les divisions politiques au sein d’Israël.

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Le dernier indicateur est le regain d’énergie de la jeune génération de Palestinien.nes. Elle est beaucoup plus unie, organiquement liée et lucide sur ses perspectives que l’élite politique palestinienne. Étant donné que la population de Gaza et de Cisjordanie est l’une des plus jeunes du monde, cette nouvelle cohorte aura une influence considérable sur le cours de la lutte de libération. Les discussions qui ont lieu au sein des jeunes groupes palestiniens montrent qu’ils sont préoccupés par la création d’une organisation véritablement démocratique – soit une OLP renouvelée, soit une nouvelle organisation – qui poursuivra une vision de l’émancipation opposée à la campagne de l’Autorité palestinienne en faveur de la reconnaissance en tant qu’État. Ces groupes semblent préférer la solution d’un seul État au modèle  discrédité de deux États.

Seront-ils en mesure d’apporter une réponse efficace au déclin du sionisme ? Il est difficile de répondre à cette question. L’effondrement d’un projet d’État n’est pas toujours suivi d’une alternative préférable. Ailleurs au Moyen-Orient – en Syrie, au Yémen et en Libye – nous avons vu à quel point les résultats peuvent être sanglants et prolongés. Dans ce cas, il s’agirait de décolonisation, et le siècle dernier a montré que les réalités postcoloniales n’améliorent pas toujours la condition coloniale. Seule l’action des Palestinien.nes peut nous faire avancer dans la bonne direction. Je pense que, tôt ou tard, une fusion explosive de ces indicateurs aboutira à la  destruction du projet sioniste en Palestine. Lorsque ce sera le cas, nous devons espérer qu’un solide mouvement de libération sera là pour combler le vide.

Pendant plus de 56 ans, ce que l’on a appelé le « processus de paix » – un processus qui n’a mené nulle part – était en fait une série d’initiatives israélo-américaines auxquelles les Palestinien.nes étaient invité.es à réagir. Aujourd’hui, la « paix » doit être remplacée par la décolonisation et les Palestinien.nes doivent pouvoir exprimer leur vision de la région, les Israélien.nes étant invités à réagir. Ce serait la première fois, au moins depuis de nombreuses décennies, que le mouvement palestinien prendrait l’initiative d’exposer ses propositions pour une Palestine (ou quel que soit le nom de la nouvelle entité) postcoloniale et non sioniste. Ce faisant, il se tournera probablement vers l’Europe (peut-être vers les cantons suisses et le modèle belge) ou, plus justement, vers les anciennes structures de la Méditerranée orientale, où les groupes religieux sécularisés se sont progressivement transformés en groupes ethnoculturels vivant côte à côte sur le même territoire.

Que l’on se réjouisse de cette idée ou qu’on la redoute, l’effondrement d’Israël est devenu prévisible. Cette éventualité devrait inspirer le débat à long terme sur l’avenir de la région. Elle sera à l’ordre du jour lorsqu’on réalisera que la tentative d’un siècle, menée par la Grande-Bretagne puis par les États-Unis, d’imposer un État juif dans un pays arabe touche lentement à sa fin. Cette tentative a été suffisamment réussie pour créer une  société de millions de colons, dont beaucoup appartiennent aujourd’hui à la deuxième ou à la troisième génération. Mais leur présence dépend toujours, comme c’était le cas à leur arrivée, de leur capacité à imposer violemment leur volonté à des millions d’autochtones, qui n’ont jamais abandonné leur lutte pour l’autodétermination et la liberté dans leur patrie. Dans les décennies à venir, les colons devront se départir de cette approche et montrer leur volonté de vivre en tant que citoyen.nes égaux.les dans une Palestine libérée et décolonisée.

Ce  texte a été initialement publié dans le blog de la New Left Review  le 21 juin 2024.

Traduction Contretemps.

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