Pourquoi de l’Autre Côté ?

Editorial du Numéro 1 de Frank Eskenazi

Rédacteur en chef

Combien de frontières et de murs devons-nous traverser pour passer de l’autre côté? Les murs ne sont rien, pas plus que les frontières. On les abat à coups de pioche ou en faisant un pas en avant. Mais passer de l’autre côté de soi-même? Il faut faire le tour, dessiner un cercle, une révolution. C’est un long voyage. On en revient chargé de la présence de l’autre.

Nous avons souhaité faire peser la présence de l’autre à chaque page de ce premier numéro. Pour une nouvelle revue, rien n’est trop ambitieux. De l’autre, c’est-à-dire nous-mêmes. Nous souhaitons mettre de la pensée dans les cris communautaires, nous souhaitons mettre du sensible dans une violence pure, nous souhaitons rendre visibles ceux dont on a pris les terres, la mémoire, l’espoir, nous souhaitons qu’il soit clair que ce n’est pas en notre nom. Or, que nous le voulions ou non, c’est bien en notre nom qu’une situation intenable, immorale, scandaleuse se développe chaque jour davantage entre Israël et la Palestine. En notre nom, celui de l’Europe, d’une vision occidentale du monde. En notre nom, celui des diasporas juives. En notre nom, celui des juifs de France enrégimentés par l’insupportable consentement des principales – toutes! – institutions communautaires. La centralité d’Israël est aujourd’hui une catastrophe qui défait la pensée, arbitre pour le pire, piétine un héritage, le nôtre, dessiné par la multipolarité.

De l’autre côté est née au sein de l’Union Juive Française pour la Paix. L’UJFP (membre de la Fédération des juifs européens pour une paix juste) a été créée en avril 1994 à un moment où la plupart voulaient voir une paix possible dans les accords d’Oslo quand il était clair que la violence de l’occupation israélienne n’engendrerait qu’une riposte du désespoir. Des aveugles contre des muets. Les uns ne voient pas, les autres ne peuvent parler. Il y eut la tempête de pierres. Avec des pierres, on fait les murs, et le mur est venu. Un mur de séparation, qui enferme ceux qui veulent se protéger et ne plus voir de l’autre côté. Comme elles paraissent douces, ces pierres, à l’heure des kamikazes.

Cet engrenage eut aussi des conséquences déplorables en France. Soudain, se sont embrigadés des intellectuels autrefois sensibles à l’éventualité de l’autre. Les voici bientôt soumis à la fiction patiemment ciselée d’une «communauté juive» univoque, porte-voix de la politique israélienne. Radio, télé, presse, menaces et procès, rien n’est trop beau pour eux. Et nous? Nous sommes la pluralité. Nous ne pouvons renoncer à être une autre voix juive, la seule peut-on dire, celle qui n’abdique pas ses principes au motif qu’ils sont bafoués par des juifs. Et nous? Nous qui, parfois, militons bon gré mal gré pour la première fois en tant que juifs, quand viendrait notre tour de parole? Prenons-le, créons-le. Passons de l’autre côté. Dans son histoire, les juifs de France ont déjà connu pareil désastre où la pensée a cédé devant la politique, le cœur devant le mysticisme. En 1967, plusieurs intellectuels juifs parmi les plus ouverts épousèrent un messianisme politique que la Guerre des six jours avait enflammé. Certains restèrent intransigeants sur les principes. Témoin ce dialogue entre les philosophes André Neher et Emmanuel Levinas :

Levinas : «Israël ne peut ni ne doit être un persécuteur mais, écoutez Neher, est-ce que vous n’avez jamais connu la moindre interrogation, le moindre doute dans la conscience? Ne faut-il pas parfois s’expliquer avec soi-même? Faut-il toujours ne rechercher qu’à sauvegarder sa belle âme? Tout n’est pas toujours clair en notre conscience. Même de Dieu n’arrive-t-il pas de douter? Et pourtant, pour ma part, je suis plus sûr d’Israël que de Dieu. Écoutez encore : 800 000 Arabes privés de leur maison… Et pour un Arabe, être privé de sa maison, c’est être privé de tout. Vous avez dit : « Périsse Israël si Israël est injuste »».

Neher : «Oui, c’est vrai, et je le maintiens, mais Israël est du côté de la justice».

Levinas : «Eh bien nous commençons à avoir des réflexes d’occupants».

Parce que nous sommes juifs, nous refusons d’avoir des réflexes d’occupants. Parce que nous sommes juifs, nous reconnaissons les Palestiniens comme un peuple légitime à vivre en sécurité sur sa propre terre, nous pour qui l’existence d’Israël est une réalité. Parce que nous sommes juifs nous n’acceptons pas que soit défiguré ce que l’histoire nous a légué, parfois dans d’immenses douleurs, de trésors d’humanisme, de sensibilité, d’esprit et d’humour. Parce que nous sommes juifs et pour que cesse le vacarme, nous avons créé une revue de débat, exigeante, pour dire l’histoire à notre tour.

Plusieurs chercheurs, écrivains, poètes, journalistes, américains, palestiniens, israéliens, anglais et français, ont accepté de participer à ce premier numéro consacrés aux exils. Qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés. Exil intérieur pour les juifs orientaux d’Israël, exil dans les pays arabes pour les Palestiniens, exils dans l’histoire pour les juifs. L’exil, cette capacité d’éveil, cette interrogation permanente. Cette impossibilité d’être de quelque part, ce besoin absolu de partager. L’exil, c’est d’abord une responsabilité. La nôtre est de refuser que l’on défigure en notre nom le monde à venir.