Note de lecture de « Antisémitisme & Islamophobie une histoire croisée »

Le livre de Reza Zia-Ebrahimi (Éditions Amsterdam, 2021) est passionnant à plus d’un titre pour moi, militante de l’UJFP (Union Juive Française pour la Paix) : il conforte la lutte que nous menons au sein de l’UJFP et soutient que le racisme doit être combattu sous toutes ses formes, l’antisémitisme n’étant qu’une de ces formes. Il étaye son argumentation sur des références nombreuses auxquelles je conseille à la lectrice ou au lecteur de se reporter.

Ce livre étant conceptuellement très riche, cette note de lecture ne peut qu’être partielle et partiale, s’agissant de la lecture que j’en ai faite.

D’emblée, dans son introduction, Reza Zia-Ebrahimi précise que : « la seule manière théoriquement et empiriquement valable d’étudier l’antisémitisme, l’islamophobie ainsi que les autres constructions de l’altérité est de les replacer dans un cadre global, celui du racisme. » (p.17) et que l’antisémitisme et l’islamophobie ont des origines communes : « des sentiments islamophobes prédisposent à l’antisémitisme, et vice versa. » (p.19).

Selon lui, « l’antisémitisme et l’islamophobie ont sans aucun doute chacun une histoire propre et bien distincte » ce qui n’empêche pas qu’il « existe cependant une zone d’intersection, qui n’aurait probablement pas surpris nos ancêtres si on la leur avait révélée, mais qui a été passée sous silence à partir du XXe siècle en raison de la question palestinienne, de la Shoah et des stratégies de concurrence victimaires qui se sont mises en place au cours de cette période. » (p. 18). Or, poursuit-il, cette concurrence victimaire constitue un obstacle à la compréhension de l’histoire de l’antisémitisme et de l’islamophobie, et, « puisque tous les racismes proviennent d’un ensemble cohérent de croyances et de pratiques » l’approche « de ceux qui s’imaginent que les ressources dont dispose la société pour reconnaître le statut de victime du racisme sont limitées, qu’il faudrait à tout prix préserver pour une minorité spécifique, à l’exclusion de toutes les autres », une telle approche, donc, « ne serait pas à même d’en saper les fondements, mais conduirait au contraire à maintenir, voire à renforcer, le système global du racisme ». (p. 19).

Dans le cadre d’un travail rigoureux, il indique quelles définitions des termes race, racisme et racialisation il utilise. Ces définitions me paraissent utiles pour poursuivre une réflexion nécessaire sur l’antiracisme politique.

Ainsi :

  • la race est un groupe socialement construit, et l’appartenance à ce groupe est perçue à tort comme déterminant les caractéristiques psychologiques, comportementales et morales de tous les individus qui en sont membres (p. 23).
  • le racisme est une structure sociale dans laquelle des idées raciales sont employées afin de perpétuer la domination économique, sociale, et culturelle exercée par une majorité sur un ou plusieurs groupes minoritaires (p. 23) et
  • la racialisation est une stratégie discursive qui postule l’existence d’une race sur la base de certaines caractéristiques perçues comme essentielles (p. 24). Ainsi il distingue trois formes de racialisation : la forme biologique et une forme religio-culturelle. Il précise que ces deux formes peuvent se combiner et fonctionnent ensemble ; on parlera alors de racialisation hybride. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que Reza Zia-Ebrahimi introduit une troisième forme de racialisation, qui constitue une partie importante de sa réflexion sur l’histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie : la racialisation conspiratoire, dont les théories du complot (Protocoles des sages de Sion contre les juifs et le grand remplacement contre les musulmans) forment l’articulation conceptuelle (p.29), ce qui apporte un éclairage particulier sur ce que nous sommes en train de vivre. Il considère « que le complotisme représente le stade ultime de la racialisation puisqu’il ne se contente plus d’altériser la population juive ou musulmane : il l’élève au statut de menace existentielle pour la « civilisation occidentale » » (p. 30). Il note toutefois que cette troisième forme de racialisation ne peut émerger que lorsque les deux premières formes sont présentes et que d’ailleurs, selon les situations historiques ces trois formes de racialisation se sont combinées de manière complexe (p. 30).

Avant de s’atteler à la présentation de cette forme conspiratoire de racialisation, plus récente, Reza Zia-Ebrahimi s’attache à décrire l’histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie à travers les siècles, et notamment son enracinement dans plusieurs conjonctures communes, à savoir :

  • la représentation médiévale des ennemis de la chrétienté (XIe-XIIIe siècles) ; en effet « juifs » et « Sarrasins » occupent une place commune dans le panthéon des ennemis de la foi chrétienne ». Reza Zia-Ebrahimi met notamment en évidence « l’association imaginaire entre le juif et le musulman pendant cette période »
  • la Reconquista espagnole : Reza Zia-Ebrahimi identifie le premier croisement historique de l’antisémitisme et de l’islamophobie en Ibérie à partir du XVe siècle, à travers la notion de « pureté du sang » (limpieza de sangre) dans le cadre de la Reconquista, qui s’applique aux juifs, aux musulmans et à leurs descendants. Ces notions de sang et de filiation sont à la fois des formes précoces de racisme et de hiérarchisation des sociétés ibériques.
  •  la conceptualisation de la race sémitique : au XIXe siècle on oppose les langues indo-européennes aux langues sémitiques. C’est à ce moment-là que l’on observe le glissement langue-race ; apparaît ainsi l’idée de race sémitique inférieure, opposée aux Aryens (supérieurs). Le principe de racialité culturellement déterminé est considéré comme scientifiquement incontestable à l’époque de Renan, par exemple. Ainsi juifs et musulmans sont racialisés au travers de traits culturels (la langue et la religion) : la science et la philosophie seraient étrangères aux Sémites. Ils n’auraient « ni mythologie, ni épopée, ni science, ni philosophie, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie civile » (pp. 55 et sq.). Et ce sont ces affirmations pseudo-scientifiques qui ont notamment permis en France l’émergence d’un Édouard Drumond ou de l’affaire Dreyfus et en Allemagne la création du terme antisémitisme.
  • Reza Zia-Ebrahimi rappelle également « qu’à l’époque charnière que constitue l’entre-deux guerres, les inquiétudes liées au « flot montant » de l’immigration maghrébine ainsi qu’à une « République juive » se mêlent dans la critique de la décadence civilisationnelle et de l’effémination d’une France qui n’offrirait plus de résistance aux menaces internes (juifs) et externes (Arabes) ». Il note que « le principe du racisme institutionnel est bien présent dans les deux cas, étant donné que les deux formations, l’antisémitisme interne et l’islamophobie coloniale ont pour but de créer ou de maintenir en place une hiérarchie raciale assurant la domination de la majorité sur les minorités en question. » (p. 81-82). Il faut toutefois noter, comme le rappelle Reza Zia-Ebrahimi « que l’inclusion des juifs et des musulmans dans un seul et même groupe racial (les Sémites) est une construction discursive qui s’est rapidement érodée lorsque les Arabes habitant la Palestine et les colons sionistes se sont retrouvés face à face avec deux projets différents sur la Terre sainte. » (p. 82).

Les croisements entre antisémitisme et islamophobie brièvement décrits ci-dessus changent donc de nature au XXe siècle, en raison du contexte géopolitique. Ainsi le synchronisme des histoires de l’antisémitisme et de l’islamophobie se brise et chacun de ces phénomènes commence à suivre une trajectoire distincte. On distingue ainsi le développement de l’antisémitisme qui a conduit au génocide nazi de l’islamophobie coloniale.

Comme précisé plus haut, en sus de cette racialisation essentiellement religio-culturelle, Reza Zia-Ebrahimi rappelle qu’au XIXe siècle apparaissent des théories du complot qui posent que les juifs conspirent collectivement dans le but de dominer ou d’anéantir purement et simplement la civilisation occidentale. Des théories similaires, mettant en scène les musulmans se développent à la fin du XXe siècle.

Reza Zia-Ebrahimi développe une nouvelle interprétation de ces théories, en les considérant donc comme l’archétype d’une troisième forme, conspiratoire de racialisation.

Il propose une définition du concept de théorie du complot (forme conspiratoire de racialisation) ; plus précisément, il considère qu’une théorie du complot est une construction historique alternative fondée sur la tétrade narrative suivante (p.91) :

  • des comploteurs, identifiables, bien qu’occultes
  • qui ourdissent un complot
  • avec l’aide consciente ou inconsciente de collaborateurs et
  • dans le but de dominer, si ce n’est d’anéantir, une nation, toute la civilisation occidentale ou la chrétienté, selon les cas.

Dans ce cadre conceptuel, il traite à travers deux chapitres d’une part le mythe du complot juif et les théories du complot islamophobe. Notons toutefois que les procédés énonciatifs qui sous-tendent les théories du complot antisémites de leurs équivalents islamophobes diffèrent : les juifs sont toujours représentés comme une petite minorité dont le pouvoir présumé réside dans leur richesse et le contrôle qu’ils exercent sur les médias, par exemple, alors que les musulmans, eux sont représentés comme une marée grossissante ; mais ces différences mises à part la dynamique fondamentale  des théories du complot antisémites et islamophobes est essentiellement la même : la racialisation de la population visée et sa transformation en menace existentielle pour l’Europe.

Une dernière partie de l’ouvrage traite de la Palestine. Reza Zia-Ebrahimi considère qu’avec la question palestinienne, l’histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie a subi une mutation fondamentale. Il précise : « Le dernier acte de l’histoire croisée de l’antisémitisme et de l’islamophobie, est un cas de réagencement au sens propre, c’est-à-dire de changement d’agent. Auparavant, le sujet occidental était l’agent principal de ces deux constructions de l’altérité : en d’autres termes, c’était lui l’antisémite et l’islamophobe. Avec le tournant historique que nous examinerons ici, l’antisémitisme et l’islamophobie seront repris par leurs victimes potentielles. » (p. 163) : le projet sioniste qui mène à la création de l’État d’Israël et la résistance palestinienne à ce projet engendrent des lectures radicalement antagoniques de l’histoire et modifient négativement les modes de représentation mutuelle des juifs et des musulmans.

Ainsi il aborde le rapport entre la Shoah et la Nakba 1(p.181-182), et  souligne que pour les Palestiniens ou les Arabes et musulmans sensibles à la cause palestinienne, la reconnaissance inconditionnelle de la Shoah a un coût, car elle signifierait l’oubli de la Nakba et de ses conséquences historiques : leur rejet du discours dominant sur la Shoah n’est donc pas dû à un antisémitisme « inné », mais au refus de l’État d’Israël de reconnaître la Nakba pour ce qu’elle est : une injustice historique que la Shoah ne saurait justifier et il reprend une formule de Mahmoud Darwich : « un crime ne saurait en compenser un autre. Et demander aux Palestiniens et aux autres Arabes de payer pour des crimes qu’ils n’ont pas commis ne saurait compenser la Shoah. » (p.182).

Mais la littérature anti-palestinienne analysée par Reza Zia-Ebrahimi en déduit que les Palestiniens et les Arabes et musulmans sont antisémites ; son objectif ultime est de jeter l’opprobre sur la cause palestinienne en lui attribuant des buts essentiellement antisémites mais déborde vers une stigmatisation de l’ensemble des musulmans : cette littérature décontextualise les formes modernes  d’antisémitisme dans le monde musulman en effaçant entièrement la colonisation de la Palestine de l’équation et en occultant les cas explicites de rejet du nazisme et de l’antisémitisme chez les Palestiniens et les Arabes et musulmans.

Toutefois Reza Zia-Ebrahimi n’ignore pas l’existence d’un antisémitisme varié mais réel de la plupart des mouvements islamistes (p.175 et sq) ; il note que les études qui en ont été faites dans une perspective anti-palestinienne est plus que problématique : diaboliser le peuple palestinien pour légitimer la dépossession, l’oppression, la ségrégation et la surveillance dont il est victime et décontextualiser l’antisémitisme qui émerge au moment de la colonisation de la Palestine.

Il n’ignore pas non plus l’existence aujourd’hui d’un antisémitisme chez les musulmans en Europe, mais il considère à juste titre qu’il « n’est pas capable de créer une structure raciste qui serait susceptible de dominer la population juive d’Europe. Pour ce qui est du monde arabe, poursuit-il, l’antisémitisme y est [aujourd’hui] purement discursif et ne s’exerce pas sur une minorité existante, qui a malheureusement déserté 2 la région pour s’installer en Israël et en Occident. » (p. 197). Le départ de cette minorité, ajoute Zia-Ebrahimi, dépasse la problématique de la question palestinienne et de l’antisémitisme du monde arabe. Il a aussi à voir avec les efforts fournis par l’État d’Israël afin d’inciter les juifs à venir s’installer sur son territoire.

Reza Zia-Ebrahimi aborde encore d’autres aspects qui me paraissent très importants :

  • en Europe, celui du « nouvel antisémitisme » (p.182 et sq) également qualifié de « nouvelle judéophobie », qui étend l’accusation d’antisémitisme lancée contre les Palestiniens à la totalité des musulmans et par extension également à ceux/celles qui critiquent le sionisme, englobés dans un concept flou « l’islamo-gauchisme » ; il conclut à juste titre que ce « nouvel antisémitisme » est une thèse idéologique qui s’inscrit dans la continuité des positions anti-palestiniennes. Les défenseurs de ces positions encensent l’État d’Israël dans sa politique coloniale tout en qualifiant d’antisémite la moindre critique émise à l’encontre de ladite politique.
  • celui de l’antisionisme et de ses rapports avec l’antisémitisme (p. 185). À ce sujet, ses propos sont clairs ; un antisioniste ne peut être taxé d’antisémitisme que si un certain nombre de conditions préalables sont remplies : notamment s’il projette la figure mythologique du juif hérité de l’antisémitisme « sur l’État d’Israël car c’est un État juif », sur « le sionisme car c’est un mouvement juif » ou s’il tient l’ensemble des juifs pour responsables des agissements dudit État.

Il rappelle à juste titre que l’on peut être antisioniste pour une série de raisons sans rapport avec l’antisémitisme : par engagement en faveur du droit international, des droits de l’homme, des droits des Palestiniens, de la paix au Moyen-Orient, ou par opposition au nationalisme ethnique, à l’occupation militaire, à l’inégalité de traitement, à la dépossession de masse etc…

  • celui du développement de « l’industrie islamophobe », notamment aux États-Unis, soutenue en partie par des ultra-sionistes liés à l’entreprise de colonisation des territoires palestiniens, qui non seulement attise la haine à l’égard des Palestiniens, mais aussi qui diabolise l’ensemble des musulmans ; il n’oublie pas de mentionner (i) que ce déplacement des Palestiniens aux musulmans est également présent chez les chrétiens sionistes, dont la vision de l’islam est imprégnée de messianisme, car le retour du peuple juif en Terre sainte annonce le retour du Christ et (ii) que ce lien entre ultra-sionisme et islamophobie a permis aux partis d’extrême-droite européens, aux origines clairement antisémites, voire nazies, de se « dédiaboliser » en jouant la carte pro-israélienne.
  • celui du racisme structurel :

— dans les pays occidentaux où se décline une idéologie islamophobe à caractère pro-israélien, on observe aussi des formes subtiles de racisme structurel, puisque ces discours affectent négativement des minorités racialisées. (p. 197) et

— en Israël, où l’on observe un système d’apartheid, que je qualifierai d’inhérent au sionisme. Reza Zia-Ebrahimi précise quant à lui : « ce cas3 rentre dans la définition du racisme structurel puisque l’appareil étatique définit les statuts de citoyen et de sujet colonisé uniquement en fonction de l’appartenance à une ethnie et éventuellement un lieu de résidence (p. 197).

Dans sa conclusion, Reza Zia-Ebrahimi considère, que malgré le réagencement qu’il vient d’examiner, l’antisémitisme et l’islamophobie restent aujourd’hui plus corrélés que jamais et cette corrélation présente un danger inédit : que l’instrumentalisation d’une forme spécifique de racisme ne débouche sur le renforcement du système raciste dans son ensemble.

Je dirai que c’est d’ailleurs ce que l’on observe actuellement en France où en présence d’un discours islamophobe exacerbé, on constate une résurgence de l’antisémitisme d’extrême-droite, parfois meurtrier, sans parler de la négrophobie ou de la rromphobie.

L’unicité fondamentale du racisme en tant que système de pensée ne peut qu’engendrer des situations dans lesquelles toutes les formes de racisme prospéreront. Comme le rappelle Reza Zia-Ebrahimi, toutes les formes de racisme attribuent aux individus une fixité psychologique procédant des propriétés supposées essentielles du groupe racialisé auquel ils appartiennent, propriétés toujours biologiques et culturelles, parfois conspiratoires (p. 206).

On ne peut pas séparer les différentes formes de racisme et je pense que ceux qui discriminent les musulmans tout en déniant être islamophobes jouent clairement avec le feu et menacent la paix sociale, les manifestations violentes du racisme systémique le démontrant au quotidien.

Militante de l’UJFP, je lutte contre ce racisme systémique, dénié par nos gouvernants et une partie de l’opinion publique, mais comme tant d’autres je suis vouée aux gémonies par ces apprentis sorciers qui nous gouvernent. J’ajouterai que je suis fière d’avoir participé à l’ouvrage collectif de l’UJFP « Une parole juive contre le racisme » dont la première édition date de 2016 et qui insistait sur l’indivisibilité de la lutte contre le racisme.

Mais dans l’état actuel des discours dominants en France, notre futur n’est pas près de s’éclaircir.

C’est également le constat que fait Reza Zia-Ebrahimi, et la lecture de son livre ne permet pas de lever la déprime qui touche le mouvement antiraciste politique aujourd’hui.

Je dirai néanmoins qu’il m’enjoint (et vous enjoint, lecteur/lectrice) à garder le cap et à continuer à lutter, tant contre le racisme systémique que contre la politique inhumaine du gouvernement contre les migrants, qui nous inonde quotidiennement.

Béatrice Orès


Note-s
  1. Ces deux termes signifient catastrophe[]
  2. Le terme « déserté » utilisé par Reza Zia-Ebrahimi est sans doute malvenu ; en 1956, en Égypte, Nasser a bien expulsé les juifs.[]
  3. Il s’agit de la domination légale, économique et politique des Palestiniens, à la fois en Israël et dans les territoires occupés[]