Ils étaient les voisins
par Frank Eskenazi
C’est avec effarement que l’on peut juger combien la colonisation des terres palestiniennes après la guerre de 1967 fut la conséquence naturelle de la création d’un État en 1948, comme posé là, sans volonté de partage avec ses voisins.
Le choc de ces deux dates (création d’Israël, occupation du Territoire palestinien)
permet de poser la question sur la nature de cet État et ses conséquences pour les Palestiniens. Hannah Arendt, pourtant si rétive à l’égard d’Israël, souscrivait à l’idée que le peuple juif était une « nation », puisque toutes les autres nations se définissaient indépendamment des minorités juives qu’elles abritaient. Les Juifs
avaient le droit, eux aussi, de se définir par eux-mêmes. Mais Israël ne pouvait, à ses yeux, se concevoir sans l’exercice de l’essence même de la politique qui est de vivre avec d’autres, dont les intérêts sont divergents. Évacuer cette condition
serait évacuer la politique elle-même. Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt s’opposait aux formes de l’État-Nation qui reposent sur le nationalisme et créent, pour ceux qui en sont exclus,«un état de privation d’État». Une telle situation laisse les hommes, les femmes, les familles, dans le désarroi de la « vie nue », concept forgé par Giorgio Agamben, c’est-à-dire face à la brutalité du pouvoir brut. Ce n’est bien sûr pas parce qu’ils étaient les voisins, le chanteur d’opéra, le colporteur, le vendeur de tissu, le médecin, que l’Europe considéra
qu’il fallait donner aux Juifs une nation. Mais parce qu’ils étaient une abstraction
moderne, un principe de progrès. Il ne s’agissait pas de libérer les Juifs, mais le juif
en général. L’opposition progressiste à l’antisémitisme, inspirée des Lumières,
pouvait considérer le Juif néfaste tout en défendant le droit des juifs en général.
De cela, les siècles passés ont livré un douloureux héritage. Pour l’esprit du progrès, il était possible d’émanciper les nations tout en ouvrant la porte à la colonisation, puisque l’autre n’a jamais reçu l’accolade intime du prochain.
Les anciens voisins n’existant que comme Juifs, n’ont fait que répéter cette non reconnaissance vis-à-vis des Arabes. De mon voisin, j’ignore tout, mais il est vrai que, par principe, il devrait avoir sa propre nation. Cet esprit des temps permettra peut-être un jour de donner un État aux Palestiniens, sans jamais savoir qui ils sont. Les Israéliens sont devenus des juifs concrets ayant de plein droit un État-Nation, mais l’histoire a fuit les leçons de Hannah Arendt qui
voyait dans la fédération judéo-arabe la seule possibilité morale à la « souveraineté juive » :
« à présent, ce peuple ne croit qu’en lui-même, que pourra-t-il en sortir de bon ? » Pour la philosophe, la partition de la Palestine ne pouvait fonctionner que dans une Fédération qui « aurait l’avantage d’empêcher l’établissement d’une
souveraineté dont le seul droit souverain serait le suicide » Et c’est bien au suicide que les Israéliens poussent les Palestiniens. Bombes humaines, collaborateurs,refuge dans l’intégralité de la religion, carences alimentaires,illettrisme, rêves d’une improbable patrie, barrages, barrages, barrages, la queue, attendre, un permis pour passer, un permis pour se rendre à l’hôpital, un permis pour visiter sa famille, vivre tout de même, comme l’herbe folle, tenir entre les pierres du mur, de la route, tel est le territoire palestinien, en lambeaux, en morceaux, tenace.
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