Le sionisme : un colonialisme de remplacement

Article du numéro 32 des Nouveaux Cahiers du socialisme pages 156 à 162

Par Pierre Stambul : un des porte-paroles de l’Union juive française pour la paix, association juive antisioniste

Le sionisme s’est défini comme « un mouvement national du peuple juif visant à la formation d’un foyer national juif ». En réalité, le sionisme est une réponse à l’antisémitisme, mais c’est la pire des réponses.

C’est une théorie de la séparation qui proclame que Juifs et non-Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ni dans le pays d’origine ni dans le futur État juif.

C’est un roman national qui a inventé une histoire fantastique – « Les Juifs rentrent chez eux après 2000 ans d’exil ». Mais cette histoire est fausse : les femmes et les hommes descendants des Judéens de l’Antiquité sont essentiellement les Palestiniens et les Juifs sont pour la plupart des descendants de personnes converties à différentes époques et dans différentes régions1.

C’est un nationalisme particulier qui a inventé le peuple, la langue et la terre. Le peuple, parce que « peuple juif » est une notion religieuse, mais prétendre qu’un Polonais juif et un Irakien juif appartiennent au même peuple, c’est une construction historique. La langue, parce qu’il existait des langues juives (le ladino, le judéo-arabe, le yiddish), mais que l’hébreu était réservé au seul usage religieux. La terre, parce que pour les Juifs religieux, il était interdit de « retourner » en Terre sainte avant l’arrivée du Messie. Les Juifs laïques aspiraient quant à eux à l’émancipation et à l’égalité des droits là où ils et elles vivaient. Le sionisme a copié sur les nationalismes européens le modèle meurtrier de l’État ethniquement pur.

C’est aussi une idéologie qui s’appuie sur l’antisémitisme, car sionistes et antisémites partagent la même idée : les Juifs doivent quitter l’Europe.

Une société séparée

On prête à l’écrivain britannique Israel Zangwill la fameuse formule « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Les sionistes rêvaient de créer leur futur État dans un territoire inhabité. Or la Palestine, choisie avec l’espoir de plaire aux religieux, n’était pas vide. Il y avait plus de 400 000 « Arabes » qui vivaient en Palestine au moment du congrès fondateur du sionisme, le congrès de Bâle en Suisse en 18972 ; il y avait donc une majorité musulmane, environ 10 % de Chrétiens et 5 % de Juifs autochtones.

Les sionistes créent en 1898 la Banque coloniale juive chargée de collecter des fonds pour acheter des terres en Palestine et, en 1901, le Fonds national juif chargé de « judaïser » le territoire. Les fondateurs du sionisme, pour la plupart, n’étaient pas croyants. On prête la formule « Dieu n’existe pas mais il a donné cette terre au peuple juif » à David Ben Gourion3. La Bible a été utilisée comme un livre de conquête coloniale, comme un cadastre.

Il était impossible de réussir une conquête individuelle de cette terre, il fallait une conquête collective. Les « sionistes socialistes » ont su créer les institutions collectives qui allaient déposséder les Palestiniens et Palestiniennes de leur propre pays. C’est donc très vite l’aile sociale-démocrate qui devient majoritaire dans le mouve- ment sioniste. En 1920, le syndicat Histadrout est fondé. L’article numéro un de ses statuts est « la défense du travail juif ». Un appel à boycotter les magasins arabes constitue sa première action (1921). La Histadrout va fonder la compagnie Solel Boneh des travaux publics, la compagnie Mekorot des eaux, la compagnie Zim de navigation, la compagnie Egged des autobus, l’armée (la Haganah), l’Agence juive (chargée d’installer les nouveaux immigrants et immigrantes), les principales banques, assurances et caisses de retraite. Le tout est réservé à la minorité juive.

Le kibboutz, tant loué comme expérience de socialisme, était réservé aux seuls Juifs et Juives. Selon l’historien Shlomo Sand, il a constitué essentiellement un instrument de conquête. Les kibboutz se sont installés là où les « Arabes » étaient nombreux : en Galilée, aux frontières, au nord du désert, autour de Gaza.

Avec l’accord et le soutien du colonialisme britannique, les sionistes ont créé un véritable État, des décennies avant la Deuxième Guerre mondiale. Derrière cette colonisation ethnique, il y avait la volonté d’expulser les autochtones, de créer un homme nouveau et d’effacer 2000 ans d’histoire juive. Les sionistes considéraient la diaspora comme une parenthèse tragique.

L’obsession démographique

Le programme de la colonisation peut se résumer à « un maximum de territoire et un minimum d’Arabes ». Les premiers colons ont acheté des terres à des féodaux absents pour expulser les métayers présents. Cette colonisation s’est très vite militarisée.

Il n’y a plus de débat historique sur la Nakba4, mot arabe signifiant la catastrophe. Les historiens palestiniens ont aussitôt expliqué que leur peuple avait été chassé de ses terres par les Israéliens. Mais la propagande israélienne a tout de suite repris les propos de David Ben Gourion : « Nous n’avons expulsé personne, les Arabes sont partis d’eux-mêmes ». On était dans le déni. Quand, en 1988, les archives israéliennes sont devenues accessibles, les historiens israéliens, qu’ils soient sionistes comme Benny Morris, non sionistes ou antisionistes comme Tom Segev, Ilan Pappé, Avi Shlaïm ou Shlomo Sand, ont confirmé le récit palestinien.

En 1948, il y a donc eu un nettoyage ethnique prémédité et un grand nombre de crimes de guerre : Tantura5, Deir Yassine6… Le plan Dalet (la lettre D en hébreu) prévoyait l’expulsion de tous les Palestiniens, hommes, femmes et enfants7. L’expulsion de 800 000 Palestiniens a permis de s’emparer des terres : avant 1948, les sionistes en possédaient 8 %, ils en détiendront 92 % après la guerre. Alors que la résolution 194 de l’ONU exige le retour des réfugié·e·s palestiniens, Israël interdit ce retour, détruit plus de 500 villages, confisque les terres et efface les traces de la Palestine. Les terres prises aux Palestiniens vont être données aux nouveaux immigrants.

Les Palestiniens ont ainsi été remplacés par de nouveaux arrivants souvent venus du monde arabe. Il était fondamental pour les sionistes d’avoir une nette majorité juive dans le nouvel État juif.

    Une citoyenneté à deux vitesses

    Les Palestiniens et Palestiniennes qui ont échappé à l’expulsion en 1948 sont des miraculés. Ils ont été d’entrée des citoyens de seconde zone, soumis à un couvre-feu jusqu’en 1966. Bien sûr, ils ont le droit de vote. Il n’était pas difficile de leur donner ce droit puisque, après le nettoyage ethnique de 1948, ils ne représentaient que 10 à 20 % de la population. Cette minorité ne menaçait pas le caractère ethnique de l’État juif. La majorité du territoire est interdite aux « Palestiniens de 48 » (ils préfèrent être désignés ainsi). Plus de la moitié d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté, contre 15 % des Juifs israéliens.

    Amnistie internationale a conclu, après une longue enquête, en février 20228, qu’Israël était un État d’apartheid. Le rapport a établi que la situation d’apartheid concerne autant les Palestiniens des territoires occupés que les Palestiniens vivant en Israël.

    Les Palestiniens de 48 ont connu plusieurs massacres : 48 morts à Kafr Qasem en Galilée le 29 octobre 1956. Les paysans n’avaient pas été prévenus du changement d’heure du couvre-feu et Magav, la police des frontières, a tiré sans sommation. Ces Palestiniens ont été l’objet d’un vol systématique de leurs terres. Le 19 février 1976, le gouvernement travailliste dirigé par le premier ministre Yitzhak Rabin décide de confisquer 2500 hectares de terres palestiniennes. Une grève générale de protestation s’organise. Le 30 mars, l’armée tire, il y a six morts et des centaines de blessés et d’em- prisonnés. Depuis 1976, on célèbre en Palestine la « Journée de la Terre » le 30 mars.

    Après 1948, des milliers de Palestiniens qui avaient échappé à l’expulsion hors des frontières n’ont pas pu retourner chez eux : leurs terres ont été confisquées en fonction de la loi sur la propriété des absents votée en 1950. Il y a aujourd’hui une quarantaine de « villages non reconnus » dans le nord d’Israël, en Galilée, où vivent ces réfugiés spoliés.

    Au nord du désert du Néguev, désert du Naqad en arabe, c’est pire. Il n’y a que cinq villages où les Bédouins, dont les terres ont été volées, ont le droit d’habiter. L’État d’Israël ne reconnait pas les actes de propriété de ces Bédouins. Environ 120 000 d’entre eux, alors qu’ils sont citoyens israéliens, vivent dans des villages non reconnus, sans route, sans eau, sans électricité, sans école et où toute construction en dur est systématiquement détruite.

    La colonisation sans frein

    Il n’y a plus de débat sur l’origine de la guerre des Six Jours en 1967. La conquête de la totalité de la Palestine historique9 9 avait été prévue dès la fin de la guerre de 1948. Et ce sont les travaillistes, au pouvoir en 1967, qui vont commencer la colonisation. Plusieurs milliers de Palestiniennes et Palestiniens de la vieille ville de Jérusalem sont expulsés. La superficie de Jérusalem-Est est multipliée par dix. La colonisation de Jérusalem-Est se poursuit avec le projet affirmé que les Palestiniens y deviennent minoritaires. Il y a aujourd’hui 350 000 Palestiniens qui ont un statut particulier fragile de « résident » et 240 000 colons juifs à Jérusalem-Est. Le « Grand Jérusalem » a été annexé et il coupe la Cisjordanie, isolant Ramallah au nord de Bethléem au sud.

    Suivant le plan établi par le ministre Yigal Allon, les premiers colons s’installent dès 1967 dans la vallée du Jourdain ou à Beit Omar. Sur le plateau du Golan, la population syrienne a été expulsée, à l’exception des Druzes. Des milliers de colons installent des ranchs, plantent des vignes et surtout s’emparent de l’eau, car le plateau est le château d’eau de la région.

    L’occupation de la Cisjordanie a grandement profité aux Juifs religieux. Jusque-là, la conception majoritaire de la religion juive n’était pas territorialiste, mais cela a changé quand les disciples du rabbin Kook ont constitué la majorité des religieux. Les Palestiniens sont pour eux des intrus, car « Dieu a donné cette terre au peuple juif ». Ils créent le mouvement d’extrême droite Gush Emonim (le Bloc de la foi). Pour ces religieux, la conquête signifie que le Messie est arrivé.

    Avec le soutien de l’armée et du gouvernement, les colons occupent méthodiquement la Cisjordanie. De véritables villes sont construites, souvent financées par des Chrétiens sionistes états-uniens, car même s’ils sont antisémites, ils pensent que le retour des Juifs en terre sainte favorisera le retour du Christ. Chaque nouvelle colonie s’établit selon la même méthode : une terre est déclarée « vide » ; on y installe une entreprise, une décharge, un hangar pour occuper le territoire. Puis l’urbanisation commence. Aujourd’hui, ce sont les colonies et le mur qui encerclent les villes et les villages palestiniens alors que les colons sont quatre fois moins nombreux que les Palestiniens. Les colons occupent les terres, pillent l’eau et détruisent les maisons et les cultures des autochtones.

    L’annexion rampante

    Tous les dirigeants israéliens ont largement contribué à la colonisation, y compris Yitzhak Rabin, le premier ministre qui a signé les accords d’Oslo en septembre 1993.

    Pendant les 26 mois qui séparent la signature de ces accords de l’assassinat de Rabin en novembre 1995 par un juif extrémiste religieux, Rabin installe 60 000 nouveaux colons.

    « Courez vers les collines, ne laissez pas même une colline de la Cisjordanie inoccupée » : ces propos du premier ministre Ariel Sharon traduisent une évolution au début des années 2000. La colonisation a pour effet de fragmenter la Palestine en régions aux statuts de domination différents, la Cisjordanie étant elle-même divisée en trois zones. En théorie, la zone A est sous souveraineté palestinienne, la zone B sous souveraineté partagée et la zone C, totalement dominée par l’occupant, couvre 62 % de la Cisjordanie. Dans les faits, l’armée israélienne intervient quand elle veut et comme elle veut dans toute la Cisjordanie.

    La « ligne verte », la ligne d’armistice depuis la fin de la guerre de 1948-1949 et la frontière internationalement reconnue, a totalement disparu. Le mur, construit au début des années 2000, mesure plus de 700 km, enferme les Palestiniens, et annexe de fait à Israël plus de 12 % de la superficie de la Cisjordanie10.

    Les colons sont à la fois, selon les endroits, des fanatiques religieux, des banlieusards attirés par des logements à bas prix ou des Juifs nouvellement arrivés. Des routes de contournement permettent aux colons de se rendre en peu de temps à Tel- Aviv ou à Jérusalem tandis que la Cisjordanie est truffée de points de contrôle (check- points) qui rendent les déplacements très difficiles. Les colons relèvent de la justice civile tandis que les Palestiniens relèvent de la justice militaire. La colonisation de la Cisjordanie entraine la séparation complète entre occupants et occupés. Au même moment, la Bande de Gaza est bouclée par terre, par mer et par air.

    Avec la colonisation, les actes de cruauté se multiplient : exécutions sommaires, emprisonnements massifs, confiscation des terres, de l’eau, des ressources, des voies de communication, blocus de Gaza, génocide. À Jérusalem-Est, la Bible est mise au service de la colonisation : l’existence légendaire du roi David est célébrée dans le quartier de Silwan où l’occupant construit le Musée du roi David, le parc du roi David, la maison du roi David et un téléphérique roi David. Plusieurs milliers de Palestiniens de ce quartier populaire ont été expulsés et leurs maisons confisquées.

    C’est sans doute à Hébron que l’apartheid est le plus criant. Plusieurs milliers de colons intégristes se sont installés dans le cœur historique de la ville. Ils sont protégés par l’armée. Ils déversent leurs ordures dans la rue principale. Ils éduquent leurs enfants à lancer des pierres aux écoliers palestiniens. Ils ont ruiné le souk d’Hébron.

    Gaza, entre enfermement et génocide

    Israël a tenté d’occuper Gaza. Ainsi, il y avait avant 2005 un peu plus de 8000 colons – 200 fois moins nombreux que les Gazaouis – protégés par des soldats omniprésents. Ils pillaient l’eau et les meilleures terres pour produire… des fleurs. Par la suite, l’éva- cuation de Gaza par Ariel Sharon a permis de redéployer l’armée et d’inventer une nouvelle expérience : l’enfermement de plus de deux millions de personnes bouclées par terre, par air, et par mer sur un petit territoire de 40 km sur 10 km. Tout est organisé pour interdire à Gaza de produire, pour que les Gazaouis deviennent des mendiants, parqués dans leur réserve devenue un marché captif où l’occupant déverse les produits dont il ne veut plus. Quand Gaza est bombardée, l’occupant détruit en priorité la centrale électrique, la station d’épuration d’eau et les fermes à poulets. Il déverse régulièrement des herbicides dans les champs. Gaza ne peut ni importer ni exporter. L’eau disponible pour les Gazaouis est non consommable à 97 %, car l’occu- pant capte l’eau en amont de la nappe phréatique. Il n’y a que quelques heures d’élec- tricité par jour. Le génocide en cours depuis le 7 octobre 2023 s’inscrit dans la suite logique de cette nouvelle forme de colonisation.

    Résister à la colonisation

    Et pourtant, la Palestine n’a pas disparu et les Palestiniens représentent 50 % de la population entre la mer et le Jourdain. Israël, qui se prétend une démocratie11, a été qualifié d’État d’apartheid par Amnistie internationale. La Palestine a été fragmentée en territoires aux différents statuts de domination.

    La colonisation engendre une nouvelle forme de résistance : la bataille pour l’égalité des droits. Les sionistes ont rêvé que les Palestiniens disparaîtraient ou seraient définitivement vaincus, expulsés ou enfermés dans des réserves comme les Autochtones d’Amérique du Nord ou les Aborigènes d’Australie. Mais, pour l’instant, ils n’y sont pas parvenus.


    Note-s
    1. L’historien israélien Shlomo Sand a rétablit dans Comment fut inventé le peuple juif (Paris, Flammarion, 2010) l’existence de communautés juives dans l’empire khazar, au Maghreb, au Yémen ou au Kurdistan, nées de diverses conversions[]
    2. Le congrès devait avoir lieu initialement à Munich mais la quasi-totalité des rabbins allemands a signé une pétition contre la « folie sioniste ».[]
    3. Ben Gourion est un des fondateurs de l’État d’Israël. Il a été premier ministre du pays de 1948 à 1954 et de 1955 à 1963.[]
    4. Dans le monde arabe, ce terme désigne l’expulsion par les Israéliens de plusieurs centaines de milliers d’habitants de la Palestine, environ les trois quarts, qui vivaient dans les limites de l’État juif telles que tracées par les Nations unies, pendant la guerre de 1948-1949 opposant Israël et les pays arabes voisins.[]
    5. Le massacre de Tantura, village situé au sud de Haïfa, continue d’être nié malgré les recherches effectuées par Teddy Katz et le film documentaire israélien Tantura d’Alon Schwarz (2022).[]
    6. Le massacre de ce village situé tout près de Jérusalem est perpétré le 9 avril 1948 par les milices de l’extrême droite Irgoun et Lehi.[]
    7. Lire Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Montréal, Rue Dorion/Paris, La Fabrique, 2024. Cet ouvrage a d’abord été publié chez Fayard en 2008.[]
    8. Amnistie internationale, L’apartheid israélien envers le peuple palestinien : un système cruel de domination et un crime contre l’humanité, Londres, 2022.[]
    9. Le territoire de la Palestine est globalement délimité par la mer Méditerranée à l’ouest, par le désert à l’est du fleuve Jourdain et au sud par la péninsule du Sinaï. (Wikipédia).[]
    10. Sa construction a été commencée par le premier ministre Ariel Sharon et par le ministre travailliste Fouad Ben Eliezer.[]
    11. Une plaisanterie que l’on entend en Palestine : « Israël est un État démocratique pour les Juifs et juif pour les Arabes ».[]
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