Par Pierre Stambul. Publié dans l’Émancipation et par Solidaires.
La Knesset, le Parlement israélien, vient de voter « qu’Israël est l’Etat-nation du peuple juif dans lequel il réalise son droit naturel, culturel, historique et religieux à l’autodétermination ». Accessoirement, il a aussi voté que « L’Etat considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir. »
Ainsi, le plus officiellement du monde, les 50% d’habitants entre Méditerranée et Jourdain qui sont considérés comme « juifs » ont tous les droits : politiques, économiques, possession du territoire et de la terre … et les 50 % qui ne le sont pas n’en ont quasiment aucun. Ils sont discriminés dans la loi, considérés comme des étrangers dans leur propre pays et souvent soumis à la « justice » militaire. Leur société a été impitoyablement fragmentée et l’occupant s’offre régulièrement contre eux des tueries impunies.
Parallèlement, les dirigeants israéliens n’ont plus aucun complexe à proclamer qu’ils sont d’extrême droite et à proférer les pires propos racistes contre les Palestiniens, les Arabes, les Noirs et même, à l’intérieur de la société juive israélienne, contre les Juifs non européens. Ils n’éprouvent pas la moindre gêne à s’afficher comme les amis indéfectibles des antisémites, que ce soit le dirigeant hongrois Viktor Orban qui a entrepris de réhabiliter le régime pro nazi de l’Amiral Horthy, ou les Chrétiens Sionistes des États-Unis pour qui les Juifs doivent disparaître s’ils ne se convertissent pas à la vraie foi.
Cette situation n’est pas un accident de l’histoire. Elle était inscrite à l’origine dans l’idéologie sioniste qui a permis la fondation de l’État d’Israël et le nettoyage ethnique accompagnant cette création.
La séparation : une idée simple et meurtrière
La fin du XIXème siècle est marquée en Europe par un véritable consensus antisémite chez les dirigeants européens. Alors que les grands empires (autrichien, russe, ottoman…) s’affaiblissent, les nationalismes naissants professent tous l’idée simpliste « un peuple = un État ». Or les Juifs sont devenus en Europe une minorité invisible, obstacle au rêve fou d’États ethniquement purs. La majorité des Juifs du monde vivent à cette époque dans un seul pays, l’empire russe, et le régime du tsar organise régulièrement contre eux des pogroms pour détourner la colère populaire.
Le sionisme qui naît à la fin du XIXème siècle proclame dès le départ que Juifs et non Juifs ne peuvent pas vivre ensemble, ni dans le pays d’origine, ni dans le futur État juif qu’il faut construire. Les sionistes partagent les rêves de pureté des nationalistes de cette époque qui seront une des causes des deux guerres mondiales.
Mais où construire cet État puisqu’il n’existe aucune région d’Europe où les Juifs forment plus de 10% de la population ? Les sionistes recherchent une « terre sans peuple pour un peuple terre » pour reprendre les mots de l’écrivain Israël Zangwill. La majorité des sionistes de cette époque sont agnostiques ou athées. Afin d’avoir l’appui des religieux, ils choisiront la Palestine pour construire l’Etat juif. Peine perdue : la religion juive est une religion messianique pour qui le « retour » en Terre Sainte est interdit avant l’arrivée du Messie. Jusqu’en 1967, la majorité des Juifs orthodoxes seront indifférents ou hostiles au sionisme.
L’idéologie sioniste
Dès le départ, les dirigeants sionistes considèrent que l’antisémitisme est inéluctable et qu’il est inutile de le combattre. Alors que la majorité des Juifs de cette époque pensent que le combat pour leur émancipation en tant que minorité opprimée passe par le combat pour l’émancipation de toute l’humanité, et s’engagent massivement dans le mouvement ouvrier, les sionistes désertent le combat contre l’antisémitisme. Pire, Herzl, le fondateur du sionisme, n’hésite pas à rencontrer les pires dirigeants antisémites de l’époque en soulignant qu’il a en commun avec eux le souhait qu’un maximum de Juifs quittent l’Europe. Pour le Bund, parti révolutionnaire juif en Europe orientale, le sionisme est le parti de la bourgeoisie
Les Juifs étaient considérés comme les parias asiatiques inassimilables de l’Europe. Le sionisme a proposé de les transformer en colons européens en Asie. Balfour, le dirigeant britannique auteur en 1917 de la fameuse déclaration Balfour promettant que la Palestine deviendrait un « foyer national juif », était un antisémite notoire, ce qui n’a pas empêché les sionistes d’utiliser cette déclaration.
Copiant une idéologie hégémonique de cette époque, le sionisme a été dès le départ colonialiste.
Mais le colonialisme sioniste est très différent des colonialismes français ou britannique. Il ne vise pas à asservir et exploiter le peuple colonisé, mais à l’expulser et le remplacer. Le sionisme a été dès le départ négationniste vis-à-vis de l’existence, des droits et de la dignité du peuple palestinien. Il a voulu en faire les Amérindiens ou les Aborigènes du Proche-Orient, « transférés » au-delà du Jourdain ou enfermés dans des réserves.
Le sionisme a prétendu être un nationalisme et même un mouvement de libération nationale. Drôle de nationalisme, basé sur le mythe que les Juifs, après 2 000 ans d’exil, retournent dans « leur » pays. En réalité, les Juifs d’aujourd’hui sont majoritairement des descendants de convertis de différentes époques et de différents lieux. Les descendants des Juifs de l’antiquité sont surtout les Palestiniens.
Le sionisme est un curieux nationalisme qui a construit une gigantesque manipulation de l’histoire, de la mémoire et des identités juives pour inventer le peuple, la langue et la terre.
Le sionisme s’est bâti contre les différentes formes de socialisme auxquelles la plupart des Juifs s’étaient ralliés et il a été très longtemps le bras armé de l’impérialisme britannique en Palestine.
La mise en place d’une société séparée
Des décennies avant la création de l’Etat d’Israël, le sionisme a fondé les structures qui ont dépossédé le peuple palestinien de son propre pays. La Banque coloniale juive, dont les fonds servent à acheter la terre à des féodaux absents pour exproprier les métayers présents est fondée en 1898.
Le KKL (Fonds National Juif), qui plante des arbres pour cacher les ruines des villages palestiniens détruits, est fondé en 1901.
La Histadrout, le syndicat sioniste, est fondé en 1920. L’article n°1 de ses statuts défend le « travail juif ». La première action d’éclat de ce syndicat a été, dès sa fondation, d’organiser un boycott des magasins arabes pour « acheter juif ». Dans cette quête d’une société séparée, les kibboutz ont été un instrument de conquête, installés dans les zones à forte population arabe et réservés aux seuls Juifs.
La Histadrout a fondé la compagnie d’autobus Egged, la compagnie de navigation Zim, la compagnie des eaux Mékorot, la banque Leumi … toutes ces entreprises étant réservées à la société juive.
La Haganah (futur armée israélienne) a été fondée en 1920, suivie de peu par l’Agence Juive chargée d’accueillir les nouveaux immigrants. Dans un pays où la grande majorité de la population était palestinienne, le sionisme a construit avec la complicité du colonisateur britannique, des années avant la création d’Israël, une société coloniale séparée.
Le nettoyage ethnique de 1948 que les Palestiniens appellent la Nakba (la catastrophe) n’est pas un accident de l’histoire. Il était prémédité et organisé de longue date. L’idée du « transfert », la déportation des Palestiniens au-delà du Jourdain, est devenue majoritaire chez les dirigeants sionistes dès les années 1920. Bien sûr, les Juifs qui sont arrivés en Palestine, souvent faute d’autre choix possible, n’étaient pas tous, loin de là, venus pour expulser les Palestiniens. Les partisans d’un Etat binational ont obtenu environ 45% des voix aux élections internes au Yichouv (Les institutions juives en Palestine mandataire) en 1944.
Mais l’idéologie sioniste, en construisant une société coloniale séparée, avait organisé et prémédité l’expulsion depuis des décennies.
La collusion avec l’extrême droite : une histoire ancienne
Certains s’étonnent du racisme décomplexé de la plupart des dirigeants politiques israéliens actuels, qu’ils soient laïques ou religieux. Citons Ayelet Shaked, ministre de la Justice pour qui « les mères palestiniennes doivent être tuées et leurs maisons détruites de telle sorte qu’elles ne puissent plus abriter de terroriste ».
D’autres s’étonnent de la présence, lors de l’inauguration de l’ambassade états-unienne à Jérusalem de pasteurs évangéliques antisémites et néo-nazis comme Robert Jeffress et John Hagee qui pensent que les Juifs iront en enfer pour l’un et qu’Hitler a accompli une mission divine pour l’autre.
Le mouvement sioniste a connu une scission au début des années 1920 avec la création par Vladimir Jabotinsky d’un courant du sionisme qui s’est intitulé « révisionniste ». Les principaux dirigeants israéliens qui ont exercé le pouvoir depuis 1977 appartiennent à ce courant. Le père de Benyamin Nétanyahou était le secrétaire de Jabotinsky.
Celui-ci, pendant la révolution russe, a défendu publiquement Pétlioura, éphémère dirigeant d’une république ukrainienne indépendante, mais surtout pogromiste notoire : on estime à 40 000 le nombre de Juifs massacrés par ses troupes. Jabotinsky a été un admirateur de l’Italie fasciste. Plus tard après sa mort, un des groupes issus du courant révisionniste, le groupe Stern, a été ouvertement collaborateur avec le nazisme. Sa presse expliquait que le sort des Juifs du Yichouv était pire que celui des Juifs du ghetto de Varsovie (lire à ce sujet Marius Schattner, histoire de la droite israélienne de Jabotinsky à Shamir, 1999). Le groupe Stern a assassiné des soldats et des dignitaires britanniques (dont Lord Moyne, haut représentant britannique au Caire) jusqu’en 1944, alors que l’extermination des Juifs était en cours en Europe. Tout ceci n’a pas empêché son dirigeant, Yitzhak Shamir, d’être Premier ministre d’Israël pendant 7 ans dans les années 1980-90.
Ceux qu’on appelle improprement la « gauche sioniste » ont aussi négocié avec les Nazis, dès 1933, les accords de Haavara (accords de transfert). L’accord permettait l’émigration des Juifs allemands vers la Palestine mandataire en échange d’un mécanisme bancaire permettant le déversement massif des marchandises allemandes dans le Yichouv.
Après la deuxième guerre mondiale, Ben Gourion a négocié avec l’Allemagne fédérale d’Adenauer l’indemnisation des victimes juives du nazisme via l’Etat d’Israël. Le négociateur allemand était Hans Globke, conseiller d’Adenauer mais surtout ancien nazi notoire : il a été un des principaux auteurs des lois raciales de Nuremberg.
Plus tard, l’Etat d’Israël entretiendra des relations politiques et militaires avec les pires régimes : l’Afrique du Sud de l’apartheid, les dictatures militaires latino-américaines (Argentine, Guatemala, Chili …). Et aux Etats-Unis, le principal lobby pro-israélien, l’AIPAC, est lié aux néo-conservateurs et aux Chrétiens Sionistes, ceux qui pensent que, pour que le Christ revienne, les Juifs doivent chasser de Terre Sainte le « mal » (Armageddon, les Arabes) puis se convertir à la vraie foi sous peine de disparition.
L’amitié actuelle avec l’extrême droite raciste européenne dont les dirigeants (le néerlandais Wilders, le flamand Dewinter, l’autrichien Strache …) ont été invités en Israël, ou avec les partis d’Europe de l’Est descendants de ceux qui ont aidé les Einsatzgruppen dans l’extermination des Juifs, est la suite logique de fréquentations anciennes. Les dirigeants israéliens actuels sont infiniment plus proches de ceux qui ont commis le génocide que de ceux qui l’ont subi.
Israël : de l’apartheid masqué à l’apartheid décomplexé.
Après le génocide nazi, les dirigeants sionistes ont utilisé l’émotion issue de la révélation de l’ampleur de l’extermination, la volonté de régler la « question juive » en Europe en envoyant les Juifs ailleurs (en Palestine), et les préjugés colonialistes : les Israéliens étaient des Européens « développés » face à des Arabes forcément archaïques.
Le vote du « plan de partage » de la Palestine par l’ONU en décembre 1947, a permis aux dirigeants sionistes d’expulser la quasi-totalité des Palestiniens qui vivaient dans « l’Etat juif » offert par l’ONU aux sionistes.
Pour être admis à l’ONU, le nouvel Etat avait besoin d’une façade « respectable ». La déclaration d’indépendance (mai 1948) parle d’égalité et de respect des minorités. Et cela a permis l’admission d’Israël à l’ONU. Le texte explicatif de cette admission est un summum d’hypocrisie : il dit que le nouvel Etat respecte le droit international !
La réalité est toute autre. Tout a été fait pour que tous les Palestiniens partent. Des massacres comme celui de Deir Yassin (avril 1948) ont convaincu les récalcitrants qu’il n’y avait pas d’autre issue. L’ouverture des archives en 1998 a confirmé ce que les Palestiniens avaient toujours dit : il y avait un plan (le plan Daleth) d’expulsion de tous les Palestiniens. Cette expulsion s’est poursuivie au début des années 1950. Ceux qui ont échappé à l’expulsion sont des miraculés.
Derrière la façade du « seul Etat démocratique du Proche-Orient », la réalité est têtue. Israël a expulsé 800 000 personnes et détruit plusieurs centaines de villages. Alors que la résolution 194 de l’ONU stipulait, fin 1948, que les réfugiés devaient rentrer, Israël a interdit ce retour et a effacé systématiquement les traces de la Palestine. La question des réfugiés était née avec, de la part des sionistes, un cynisme calculé : « les vieux mourront, les jeunes oublieront ».
Certes les « Arabes israéliens » (qui sont des Palestiniens et préfèrent être appelés les « Palestiniens de 48 ») ont le droit de vote. Mais dans la plupart des cas, leurs terres ont été volées. Ils n’ont le droit d’habiter que sur une petite portion du territoire israélien. De très nombreux métiers leur sont interdits, dans la fonction publique et en général tous les métiers qui ont un rapport avec l’énergie, les transports ou la sécurité. Plus de la moitié des Palestiniens de 48 vivent sous le seuil de pauvreté.
Ces Palestiniens ont vécu de 1948 à 1966 sous régime militaire. Cette période est marquée par le massacre de Kafr Qassem (47 morts en 1956). Il s’agissait de villageois rentrant de leurs champs qui n’avaient pas été prévenus d’un changement d’heure du couvre-feu.
Aujourd’hui un nouveau nettoyage ethnique est en cours, contre les Bédouins palestiniens qui vivent dans le nord du désert du Néguev. Ils ont des papiers israéliens, et pourtant on détruit leurs villages (le village d’Al Araqib a subi plus de 100 destructions) parce que, dans un État juif, leurs droits de propriété ne sont pas reconnus et que les dirigeants israéliens veulent « judaïser » cette région.
Le Tribunal Russell sur la Palestine, tribunal symbolique, a déclaré que l’Etat d’Israël était coupable du crime d’apartheid. Il s’est particulièrement penché sur les discriminations légales contre les Palestiniens de 48. Le deuxième point de l’appel palestinien au BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) contre l’Etat d’Israël (2005) exige l’égalité des droits entre Juifs israéliens et Palestiniens de 48.
La colonisation : le nouveau modèle
La colonisation de la Cisjordanie était préméditée. Aujourd’hui 12% des Juifs israéliens vivent au-delà de la « ligne verte » (la frontière internationalement reconnue). Les colons sont près de 50% dans l’armée et dans le gouvernement.
Dès 1967, les Israéliens ont créé un statut, pour les Palestiniens des territoires occupés, qui rappelle le code de l’indigénat dans les colonies françaises. Privés de tout droit à la citoyenneté, les habitants de ces territoires subissent la « justice » militaire, l’arbitraire le plus total sur la propriété des maisons et des terres, l’impunité de l’occupant, les arrestations de masse et les exécutions extrajudiciaires. Le portrait vivant de cet apartheid décomplexé, c’est la situation à Hébron où 2 000 soldats protègent quelques centaines de « fous de Dieu » déversant quotidiennement leurs ordures sur les Palestiniens et poussant leurs enfants à caillasser les écoliers palestiniens. C’est aussi la situation à Gaza, où deux millions de personnes sont bouclées par terre, par mer et par air et où l’armée israélienne commet régulièrement des massacres de masse.
Cette situation est ancienne. Le vote de la loi sur l’État-nation a officialisé et inscrit dans la loi cette reconquête coloniale.
Israël aujourd’hui, c’est ce que serait devenue la France si l’OAS avait gagné la guerre d’Algérie. C’est un pays dont les dirigeants professent ouvertement qu’une moitié de la population a le droit de dominer totalement l’autre. Et où la population a été dressée dans l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à cette situation sous prétexte que le « vivre ensemble » serait inenvisageable.
Le roi est nu. A nous de savoir lutter contre l’apartheid que le sionisme a méthodiquement créé avec la même énergie et la même efficacité que ce qui s’est fait contre l’apartheid sud-africain.
Pierre Stambul