Le rabbin et le sans-papiers

photo prise le 11/7 à l’église du Béguinage. Ahmed est le premier à gauche, le rabbin est à côté de lui.

Henri Goldman

28 août 2021 · BRUXELLES

Le jeudi 1er juillet, une conférence de presse était organisée devant l’église du Béguinage à Bruxelles occupée par des sans-papiers en grève de la faim pour leur régularisation. Ouvrant le feu, c’est Ahmed qui parle. Il est le porte-parole des grévistes, expose les motivations de leur action, interpelle Sammy Mahdi, le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration. Puis les différentes associations qui se tiennent aux côtés des sans-papiers viennent expliquer le sens de leur présence. Enfin, au moment de conclure, Ahmed reprend la parole. Il parle de l’Europe et des événements douloureux qui s’y sont déroulés dans le passé. Il évoque ses « cousins juifs » qui ont subi des épreuves dont il dit ne rien ignorer.

Je m’étais demandé : pourquoi en parle-t-il ? Était-ce pour contredire le préjugé tenace qui met systématiquement les Musulmans en concurrence victimaire avec les Juifs ? Mais non, comme j’allais l’apprendre bientôt. Alors que la foule se dispersait, un ami conduisit Ahmed jusqu’à moi. Il m’exposa alors son souhait : il voulait que le grand rabbin de Bruxelles Albert Guigui leur rende visite. Et pas uniquement à cause de sa fonction mais parce qu’il est, comme lui-même, originaire de Meknès, une des quatre cités impériales du Maroc. Peut-être pourrais-je l’aider à nouer le contact ?

Albert Guigui, je le connais un peu. Il était membre du comité de pilotage des Assises de l’interculturalité dont j’avais animé en 2010 le séminaire de clôture. Je l’ai parfois croisé au cimetière juif de Kraainem où mon père est enterré. Et j’ai assisté à sa récitation de la prière des morts, le Kaddish, qui requiert la présence de dix hommes juifs, pour la mère décédée de mon contrôleur des contributions à qui je ne pouvais rien refuser. C’est un homme doux, peu porté au conflit et je ne l’imaginais pas se lancer dans une virulente dénonciation de notre politique d’asile, ni d’ailleurs d’interférer d’aucune manière dans la vie politique belge. Mais ce n’était pas ce qu’Ahmed attendait de lui. Je lui ai donc transmis sa demande par courriel, avec un numéro de téléphone pour le contacter.

« Notre religion… »

Le dimanche 11, Albert Guigui rendit visite aux occupants de l’église de Béguinage. Le lendemain, il me téléphona pour me raconter sa visite. Il était resté deux heures avec eux. « Ça leur a fait plaisir, me dit-il, car nous avons conversé dans leur langue maternelle, le darija (l’arabe marocain) ». « Monsieur le rabbin, c’est aussi votre langue maternelle, il me semble… » »Oui, en effet. » Je ne lui ai pas dit, mais j’ai pensé : « Ça a dû vous faire plaisir à vous aussi de renouer ainsi avec vos racines, vous qui êtes devenu le rabbin d’une communauté presque totalement issue d’Europe de l’Est au point d’avoir fini par apprendre des rudiments de yiddish pour entrer dans la connivence des Juifs bruxellois ».

Le rabbin ne s’en est pas tenu là. Il m’a d’abord transmis un échange de textos avec Ahmed où il déclarait que cette visite « était sans doute un des moments les plus marquants de [sa] vie », ajoutant : « Votre combat est notre combat. Je suis à vos côtés pour soutenir vos droits. N’hésitez pas à faire appel à moi chaque fois que vous le jugerez nécessaire ». Le 14, il publia ce beau texte dans La Libre affirmant, avec des mots qui me parlent, « le juif en moi adhère à cette communauté des errants, des sans-papiers, des proscrits » et rappelant que, « en tant que juifs, beaucoup d’entre nous ont des membres de leurs familles qui ont été des réfugiés et notre héritage doit nous dicter la manière de répondre à cette crise ».

C’est exactement pour cette raison que l’association dont je fais partie, l’Union des progressistes juifs de Belgique, s’est tellement mobilisée « en tant que juive » dans la solidarité avec les sans-papiers. Il y avait quelque chose d’émouvant à se retrouver à l’unisson d’un rabbin alors que nos familles sont aujourd’hui bien éloignées de la religion. Je me suis alors souvenu que Leïla Shahid la Palestinienne, quand elle parle de l’islam, dit « notre religion » bien qu’elle s’en soit elle-même largement détachée. Peut-être quelque chose du même ordre venait-il de se révéler ici. Ce judaïsme-là est bien « notre religion ».

Mais tous les Juifs qui se disent laïques ne l’entendent pas forcément ainsi et, face à la détresse des sans-papiers, certains silences furent assourdissants.

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