Cédric Herrou vient d’être condamné en appel à 4 mois de prison avec sursis. La justice lui reproche « une démarche d’action militante », comme si la solidarité devait être apolitique. Car avec l’association Roya citoyenne, il donne à voir l’inaction de l’État et l’illégalité de ses actions. S’il est victime d’un procès politique, c’est donc qu’il instruit le procès de la politique migratoire.
Délit de solidarité
Dans le droit français, « le délit de solidarité n’existe pas » : la Ligue des droits de l’homme vient de le rappeler au ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb. Or le 8 août Cédric Herrou a été condamné en appel à quatre mois de prison avec sursis pour avoir apporté son aide à des migrants africains qui traversaient la frontière italienne. La menace qui accompagne cette « peine d’avertissement » prend tout son sens quand on songe qu’il a été mis en examen quelques jours plus tôt, le 26 juillet, pour « aide à la circulation et au séjour d’étrangers en situation irrégulière ». Cédric Herrou l’a bien compris, « ils n’ont qu’à me mettre en prison directement, ce sera plus simple ».
Pourtant, il devrait être évident que cet « agriculteur, éleveur de poulets et citoyen » (selon sa page Facebook) n’a rien d’un passeur. Les magistrats qui le condamnent ne semblent pas avoir lu la belle lettre que sa mère avait adressée en janvier au procureur: « Nous avons été “famille d’accueil” pendant 25 ans. […] Alors quand Cédric vous dit que ces enfants qu’il voit sur nos chemins et nos routes de la Roya, ce sont ses frères et ses sœurs, il ne vous ment pas. Nous avons quatre enfants puisque [Cédric et son frère Morgan] ont accepté d’intégrer deux de ces enfants à leur famille, ce sont leur sœur et leur frère à présent et nous en sommes très fiers ! Voilà monsieur le Procureur, et tous ceux qui le traitent de passeur, de trafiquant d’êtres humains et de voleur, voilà à qui vous avez affaire. »
En réalité, avec l’association Roya citoyenne, dans cette vallée qui débouche sur Vintimille, Cédric Herrou accueille aujourd’hui des migrants pour les aider à déposer une demande d’asile. Loin de toute clandestinité, ces militants qui sont surveillés en permanence agissent au grand jour, et désormais en concertation avec les gendarmes locaux. Dans ces conditions, comment prétendre qu’ils seraient des passeurs ? Quand la condamnation est tombée, Médecins du Monde, Amnesty International, la Cimade, le Secours catholique et Médecins sans frontières ont protesté d’une seule voix : « Ni trafiquants, ni délinquants : défenseurs des droits humains. » Quant à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), elle a aussitôt réagi : « Il est urgent que le délit de solidarité soit véritablement abrogé ! » Mais comment comprendre qu’il soit nécessaire d’abroger un délit qui n’existe pas ?
Une contrepartie politique
Au contraire des juges de Nice, qui avaient retenu en première instance l’exemption humanitaire, la cour d’appel d’Aix-en-Provence reproche à Cédric Herrou « une démarche d’action militante » ; effectivement, il la revendique hautement. Selon les magistrats, c’est ce qui ne lui permettrait pas de bénéficier de la loi du 31 décembre 2012 « modifiant le délit d’aide au séjour irrégulier pour en exclure les actions humanitaires et désintéressées », « lorsque l’acte reproché n’a donné lieu à aucune contrepartie directe ou indirecte ». La cour reprend donc à son compte l’analyse de l’avocat général : « lorsque l’aide s’inscrit dans la contestation globale de la loi, elle sert une cause militante et constitue à ce titre une contrepartie ». Autrement dit, l’exemption humanitaire ne vaut qu’à condition d’apolitisme : la justice autorise la charité, pas la solidarité.
On comprend la satisfaction de Christian Estrosi, maire LR de Nice, qui tweete après le verdict : « Cédric Herrou condamné par la Cour d’appel d’Aix. Ses provocations enfin reconnues pour ce qu’elles sont, des actions militantes illégales. » Éric Ciotti, député LR des Alpes-Maritimes, rejoint son rival sur ce point : « La justice dit enfin clairement que M. Herrou est un délinquant qui instrumentalise la détresse humaine. Son action est dangereuse ! » L’engagement politique suffirait ainsi à faire entrer le militant solidaire dans la catégorie des passeurs. C’est le point de vue du Front national, revendiqué par Florian Philippot : « Le grand “humaniste” Cédric Herrou, passeur de migrants, c’était ça en réalité. Il n’y a pas d’humanisme dans l’exploitation de la misère. »
Quant à Gérard Collomb, on sait ce qu’il pense du militantisme en faveur des droits humains. « Aux associations », il l’a déclaré le 23 juin à Calais, « je leur dirai qu’il y a peut-être d’autres lieux où elles pourront déployer leur savoir-faire. » Pourquoi tant d’hostilité ? C’est que le 16 juin, des ONG venaient de déposer un référé-liberté, et le 26 juin, le tribunal administratif de Lille allait enjoindre à l’État et à la mairie de Calais d’installer sanitaires et points d’eau « pour éviter que les migrants soient exposés à des traitement inhumains. »
Le 31 juillet, le Conseil d’État a rejeté l’appel du ministre et de la maire, Natacha Bouchart ; celle-ci a pourtant continué de proclamer haut et fort qu’elle ne respecterait pas l’injonction de la justice – sans pour autant s’exposer à la moindre sanction, ni même à la moindre critique du ministre, moins soucieux de légalité lorsqu’il s’agit d’attaquer les migrants que de les défendre. Si Gérard Collomb ne fait pas preuve de la même indulgence à l’égard des associations, et s’il les invite en quelque sorte à aller « se faire voir » ailleurs, c’est qu’elles s’emploient à « faire voir », ici, que l’inhumanité d’État est contraire à l’État de droit.
Faire voir la politique
Pourquoi persécuter la solidarité ? Contre Cédric Herrou, le raisonnement de la justice le manifeste clairement : c’est le militantisme qui est condamné. Il s’agit bien d’un procès politique. Ce n’est donc pas tant l’humanisme généreux du producteur d’olives qui lui vaut les foudres de l’État. Après tout, les pouvoirs publics s’accommodent fort bien, pour gérer les migrants, du travail social qu’effectuent bénévolement les associations en leur lieu et place. C’est plutôt le fait que, par l’action qu’il mène avec son association, il donne à voir la politique gouvernementale, et il le fait d’une manière exemplaire – au sens strict.
D’une part en effet, il pourrait servir de modèle pour d’autres pratiques de résistance. Comme l’a noté le sociologue Manuel Cervera Marzal, « ce que l’État ne saurait tolérer, c’est que cette solidarité se fasse au grand jour, que ceux qui aident les migrants l’assument publiquement, qu’ils exhortent leurs concitoyens à en faire de même. » D’autre part, si la publicité exaspère les pouvoirs publics, c’est également pour une autre raison. Bien sûr, l’État aime à faire la démonstration de sa force ; mais il préfère se montrer discret quand lui-même contrevient au droit – d’où la vindicte déployée contre ceux qui en apportent la preuve.
Premièrement, Cédric Herrou n’a-t-il pas depuis longtemps dénoncé la « course aux Noirs » des policiers traquant les Africains au passage de la frontière, soit des arrestations systématiques « au faciès », et donc illégales ? La vidéo de son arrestation le 26 juillet vient lui donner raison. Un militant interroge un policier : « Vous avez été direct vers eux », les Africains. « Comment vous savez à l’avance que c’est des demandeurs d’asile ? » Celui-ci répond : « un Érythréen, on voit bien à quoi ça ressemble. » Et d’enfoncer le clou : « vous verrez, ils se ressemblent tous. » L’action militante explicite ainsi la dimension raciale implicite dans les politiques migratoires.
Deuxièmement, le 6 juillet, cette association n’a-t-elle pas, dans une autre vidéo tournée à la gare de Menton, « montré comment les CRS expulsaient quotidiennement des mineurs étrangers non accompagnés par le premier train en direction de l’Italie, au mépris du droit français et international » ? Troisièmement – et c’est sans doute le plus significatif –, le 31 mars, l’association Roya citoyenne n’a-t-elle pas réussi à faire condamner pour « atteinte grave au droit d’asile » le préfet des Alpes-Maritimes, qui n’avait pas permis à une famille érythréenne de déposer sa demande en France ? Or, en dépit de cette condamnation, l’État persiste dans l’illégalité : on le voit sur la vidéo du 26 juillet, une avocate est empêchée de voir son client ; alors qu’il a rendez-vous en préfecture le lendemain pour faire une demande d’asile, il est expulsé le jour même…
Le procès d’une politique
Le travail militant parvient à mettre au jour ce que Cédric Herrou appelle « la défaillance d’État », qui est une « volonté de ne pas faire », mais aussi ses pratiques contraires à la loi et condamnées par la justice ; il rend visible non seulement ce que l’État ne fait pas, mais aussi (et surtout peut-être) ce qu’il fait. Nous l’écrivions en février, pour lui rendre hommage : « Cédric Herrou rappelle à l’ordre les pouvoirs publics qui n’invoquent la loi que pour faire oublier qu’ils ne la respectent pas. » Ainsi s’explique la persécution dont cet agriculteur est victime de la part de l’État. « Dans trente ans », annonce-t-il (selon la dépêche AFP), « ceux qui le condamnent aujourd’hui seront à leur tour condamnés. »
C’est mettre en procès la politique migratoire de la France. Le procès politique qu’il subit en est ainsi la véritable « contrepartie ». Si bientôt, comme on peut le craindre, ce citoyen solidaire devait être incarcéré en raison de son militantisme, il faudrait donc le considérer comme un prisonnier politique, condamné non pour avoir contrevenu à la loi, mais parce qu’il aura montré que l’État qui le persécute ne la respecte pas. On songe à la sentence célèbre de Pascal : « Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Article publié le 12 août 2017 sur le blog Médiapart « Identités politiques ».
Par Eric Fassin