Le piège du vocabulaire Palestine-Israël

Samedi dernier j’ai assisté à une conférence d’une journée sur le colonialisme de peuplement en Palestine, organisé par SPSC, la Campagne Écossaise de Solidarité avec la Palestine. Ce fut une journée émouvante et captivante. Tous les intervenants ont reconnu, chacun à sa manière, que parler du colonialisme de peuplement en Palestine-Israël clarifie et simplifie le récit sur ce qui se passe vraiment là-bas.
Un des intervenants les plus émouvants, Mahmoud Zawahra, s’est centré sur l’idée de résistance et a parlé des multiples moyens par lesquels la résistance s’exprime au quotidien en Palestine.

À la fin de son exposé, Zawahra nous a incités à soutenir la résistance palestinienne non-violente de diverses façons. La résistance est vitale pour notre survivance lorsque quelqu’un non seulement essaie de nous détruire physiquement mais tente de nous effacer de l’histoire et de la mémoire collective en annihilant notre esprit même, notre culture, la mémoire et le récit de notre expérience de vie.

Je suis sortie de la conférence avec un sentiment fort de clarté et d’urgence. J’ai réalisé qu’à côté de nos efforts pour libérer les Palestiniens du colonialisme de peuplement israélien par le Boycott, le Désinvestissement et les Sanctions (BDS) et par d’autres moyens, nous devons aussi libérer notre langage.

En fait, notre langage pourrait être la clef de la réalisation de la libération sur le terrain. Pour mobiliser l’opposition à Israël et montrer notre détermination collective une fois pour toutes, il nous faut nous débarrasser des euphémismes et d’un vocabulaire erroné et appeler ce que fait Israël par son vrai nom : « le colonialisme de peuplement ».

Dans mes écrits et mes interventions, j’ai évité les mots « occupation », « conflit » et « paix ». Ces mots, dans le contexte de Palestine-Israël, sonnent faux et trompeurs depuis longtemps. Les Israéliens les plus sympathisants avec la cause palestinienne les utilisent abondamment et même les sionistes israéliens courants s’en accommodent assez bien. En dehors d’Israël, la grande majorité des analystes et commentateurs emploie fréquemment ces mots. Ils sont omniprésents dans les titres et dans le contenu d’articles même de la part de penseurs progressistes et dans les reportages parlés dans les mass media.

« Occupation », « conflit » et « paix » sont des mots paralysants qui nous éloignent de la « scène du crime » et nous orientent sur de vaines démarches sur les « pourparlers de paix » – encore une autre expression fictive et frauduleuse dans la réalité de Palestine-Israël. Quand notre langage sert à définir des problèmes de façon incorrecte, nous mettons en œuvre des solutions inutiles ou fausses.

Ces trois mots sont commodes et sûrs – un outil certes efficace dans les guerres psychologiques et de propagande israéliennes. Sur le front de la propagande, ils aident à obscurcir la réalité en essayant de nous dire qu’il s’agit d’un « simple » cas d’occupation, d’un conflit entre deux groupes égaux et que les conflits prennent fin avec la paix. Le mot « occupation » suggère aussi de façon fallacieuse que le problème en Palestine-Israël remonte à 1967.

Comme Ilan Pappé nous l’a rappelé samedi, les occupations se terminent et les conflits peuvent être résolus par des discussions et des négociations. C’est ce qu’un observateur peu informé attendrait lorsqu’il ou elle entend ces mots. La situation est peut-être mauvaise maintenant et cela peut prendre un certain temps, mais, parce que c’est une « occupation » et un « conflit », il y a toujours l’espoir d’une solution « pacifique ». Permettre aux gens de croire que c’est seulement une question de temps est une manœuvre dilatoire importante et efficace pour Israël qui cherche par là à réaliser son projet de colonialisme de peuplement.

Sur le front psychologique, ces mots servent à embrouiller le public en Israël et en dehors et à paralyser un militantisme efficace. Beaucoup de bonnes personnes, conscientes socialement et empathiques m’ont dit depuis des années qu’elles évitent d’exprimer leurs sentiments et leurs opinions sur Palestine-Israël parce qu’elles ont l’impression de ne pas assez bien comprendre les enjeux. « Cela paraît tellement compliqué » est un sentiment courant. Nos leaders politiques, de tous bords politiques, dans les pays occidentaux qui pèsent le plus sont intellectuellement paresseux, malhonnêtes ou lâches. Mais ce langage les aide à maintenir cette paralysie et leur manque de volonté pour faire ce qu’il faut et soutenir le peuple indigène de Palestine qui est progressivement évincé par Israël. Si on appelle un crime un crime, on peut agir contre. Mais quand on dit que c’est autre chose, on n’a pas à agir ou on agit de façon aberrante.

Beaucoup de gens savent bien que le langage est politique. L’idée n’est pas nouvelle. Le langage n’est pas juste un outil innocent et neutre de la communication interpersonnelle. La façon dont nous parlons des sujets, le langage que nous utilisons ne fait pas qu’exprimer notre perception de la réalité, il peut déterminer, et le fait souvent, notre perception de la réalité. Le langage établit les paramètres de la discussion et marque la limite entre le dicible et le non-dicible. Le langage donne leur identité à des groupes et à des idées et les distingue d’autres groupes et d’autres idées. À mesure que notre compréhension s’approfondit, il en va de même pour notre langage et tandis que notre courage (ou notre frustration) se développe, nous récupérons l’indicible et le rendons dicible. On peut dissoudre des groupes avec un changement de langage et on peut passer d’un groupe à un autre en changeant de langage. Le fait d’écouter le langage et la terminologie nous met en garde contre les gens qui sont dans « l’erreur » et nous permet de savoir qui nous devrions écouter et qui nous ne devrions pas, si nous ne voulons pas être marginalisés dans nos groupes ou nous retrouver complètement abandonnés. Il y a bien des exemples dans la façon dont nous parlons de Palestine-Israël.

Les projets du colonialisme de peuplement ne se contentent pas de prendre la terre et d’en chasser les habitants. S’ils veulent vaincre leurs victimes, prendre ce qui était à elles et s’en tirer impunément, ils doivent aussi contrôler le langage utilisé pour nommer ce qui se passe. Les voix et les récits des peuples indigènes ont traditionnellement été plus faibles et moins présents que ceux des groupes de colons. (Pourquoi en est-il ainsi est le sujet d’un autre article et est peut-être déjà le thème d’écrits sur le colonialisme et le colonialisme de peuplement). Si ce n’était pas le cas, les peuples indigènes réussiraient mieux à chasser les colonialistes et à récupérer ce qui est à eux. Il y a de bonnes raisons de dire que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Mais ce n’est pas juste l’histoire du passé, c’est aussi le récit à chaque instant qui est dicté par ceux qui colonisent et s’installent et qui sont les plus forts dans une histoire comme celle-ci.

En termes de langage et de récit, Israël a créé deux pièges pour nous. L’un est le « piège de l’antisémitisme » et l’autre, le « piège de la particularité ». Il est presque impossible de parler de Palestine-Israël sans se dire préoccupé par l’antisémitisme, ou au moins d’en faire mention. Israël a réussi à lier l’antisémitisme à la fois au soutien des Palestiniens et à la critique d’Israël. Non seulement on nous dit que critiquer Israël est de l’antisémitisme, mais quiconque soutient les Palestiniens doit s’inquiéter d’être peut-être antisémite. J’ai vu ça plus qu’on ne peut le penser, au cours du temps. Les gens s’en soucient vraiment et cela les empêche de parler ou d’exprimer leurs sentiments ouvertement. Se soucier de l’antisémitisme, en discuter ad nauseam, nous détourne effectivement et paralyse la lutte pour un changement de politique sur Israël et retarde toute action décisive en faveur des Palestiniens.

Le « piège de la particularité » est encore plus insidieux. La psychologie de groupe juive israélienne et très semblable à la psychologie de secte. Un des marqueurs des sectes est le sentiment qu’ont les membres d’être particuliers et que tout ce qui les concerne, qui ils sont, ce qu’ils croient, ce qu’ils font, même leur destinée, est particulier. De plus, à cause de cette particularité, ils ne peuvent être jugés ni évalués par les règles qui s’appliquent à tout le monde. Ils sont de fait en dehors des lois de la société dans son ensemble (oui, les membres de sectes correspondent bien à la définition de troubles narcissiques de la personnalité). L’État d’Israël voudrait nous duper en nous faisant croire que ce qu’il fait en Palestine ne peut être jugé de la même façon et avec les mêmes règles que d’autres projets du même genre. Le piège de la particularité est conçu pour continuer à nous faire croire que le peuple juif et l’État juif sont particuliers et que les Palestiniens aussi sont particuliers. On attend de nous que nous pensions que les Juifs qui se sont implantés et ont colonisé la Palestine ne sont pas semblables à tout autre colonisateur dans l’histoire et que les victimes, les Palestiniens, ne sont pas semblables à toutes les autres victimes de l’histoire. Israël a travaillé dur pour nous faire croire que les Palestiniens sont « mauvais » et qu’ils méritent ce qui leur arrive ou même qu’ils ne sont pas du tout un peuple. La déshumanisation des Palestiniens a une longue histoire qui remonte au 19è siècle.

Le fait d’insister pour désigner correctement ce que fait le sionisme en Palestine, c’est à dire du « colonialisme de peuplement », libère notre langage des deux pièges. Cela nous libère de la confusion sur ce qui se passe réellement et du fait de gratifier Israël d’une dispense spéciale. L’occupation est réelle, d’accord, mais ce n’est pas le problème en réalité. C’est seulement un outil au sein d’un projet plus vaste de colonialisme de peuplement juif en Palestine. Le dit conflit résulte de la résistance d’un peuple indigène parmi d’autres à un groupe colonialiste parmi d’autres. Il n’y a rien de spécial quant à l’auteur ni quant à la victime. Parler de colonialisme de peuplement c’est parler d’un crime contre l’humanité. Ce n’est pas tellement compliqué.

Il faut revenir à la ligne de pensée qui a rendu Hannah Arendt si impopulaire en Israël. Alors qu’elle couvrait le procès Eichmann à Jérusalem, elle a cherché à tirer des enseignements universels de l’holocauste, plutôt que de le voir comme un cas particulier. Elle voulait comprendre ce qui peut conduire des gens ordinaires comme Eichmann à comploter et à rendre possible un tel mal contre d’autres humains. Elle a reconnu que cela arrive tout le temps dans l’expérience humaine. Elle a parlé de la banalité du mal et a appelé au développement d’un cadre plus solide du droit international pour traiter des crimes contre l’humanité.

Mais Israël hait l’idée que l’holocauste n’est qu’un génocide parmi d’autres, un crime contre l’humanité parmi d’autres commis par l’humanité. Israël a toujours refusé à son peuple et au monde extérieur de tirer un enseignement universel de cela. On a appris aux Juifs à voir l’holocauste comme un fait unique de l’histoire humaine et à se voir eux-mêmes comme les plus grandes victimes de l’histoire humaine. Comme l’a dit l’historien Benny Morris, interviewé par Ari Shavit pour Haaretz en 2004, « nous sommes les plus grandes victimes de l’histoire et aussi les plus grandes victimes potentielles. Bien que nous opprimions les Palestiniens, nous sommes le côté le plus faible ici ». Les Israéliens juifs et beaucoup de juifs dans le monde ont été conditionnés à croire que tout ce qui arrive à qui que ce soit d’autre ne pèse pas lourd par rapport à ce qui est arrivé aux Juifs. Cela aussi est commode, parce que cela signifie que quoiqu’il soit infligé aux Palestiniens, autant qu’ils puissent souffrir même dans les mains d’Israël, ce ne peut être aussi mauvais que ce qui nous est arrivé. J’ai moi-même pensé cela par le passé et c’était constitutif de mon identité propre.

Les Palestiniens n’ont pas de complexe de particularité. Pour eux, le crime commis contre eux est une terrible injustice contre des êtres humains commis par d’autres êtres humains, quels qu’ils soient. Beaucoup de Palestiniens auxquels je parle me demandent souvent avec un étonnement non feint pourquoi cela leur arrive à eux. La plupart des Palestiniens sont perplexes devant l’inaction du monde à leur égard et devant le soutien universel à Israël face à une évidence aussi manifeste de la nature du crime commis envers eux.

Si nous voulons vraiment aider les Palestiniens, nous devons interroger notre langage, sans compromission. Nous pouvons protester tant que nous voulons, mais si nous continuons à utiliser des mots comme « occupation », « conflit » et « paix » nous sommes simplement dans les règles du jeu et les pièges qu’Israël a faits pour nous. Pour résister à un paradigme, nous ne pouvons pas agir de l’intérieur de ce paradigme au risque de l’impuissance et de l’inefficacité.

En science, lorsqu’une théorie ne cadre pas avec la réalité empirique, la théorie doit changer ou s’arrêter. C’est faire de la mauvaise science et de la science trompeuse que d’ « esquiver » ou d’ignorer l’évidence uniquement pour maintenir la théorie qu’on aime ou qui nous sert en quelque sorte. L’évidence empirique sur le terrain ne cadre pas avec une théorie de l’« occupation » ou du « conflit », mais elle cadre parfaitement avec le colonialisme de peuplement et tout le monde peut la voir.
Israël est le produit d’un projet en cours de colonialisme de peuplement qui a commencé à la fin du 19è siècle avec la création du mouvement sioniste. En fait le sionisme est un colonialisme de peuplement et quiconque soutient le sionisme soutient le colonialisme de peuplement. Pour être des militants efficaces et mettre fin au colonialisme de peuplement israélien, nous devons être de bons scientifiques et nous assurer que le langage que nous utilisons, notre théorie, cadre bien avec l’évidence. Aussi longtemps que nous serons de mauvais scientifiques, nous permettrons activement à un crime contre l’humanité d’avancer sans être freiné et en toute impunité jusqu’à sa terrible conclusion. C’est impardonnable.

Avigail Abarbanel

Avigail Abarbanel est née et a été élevée en Israël. Elle est partie en Australie en 1991 et vit aujourd’hui dans le nord de l’Écosse. Elle exerce la psychothérapie et la supervision clinique en cabinet privé. Elle milite pour les droits des Palestiniens. Elle a dirigé l’ouvrage Beyond Tribal Loyalties: Personal Stories of Jewish Peace Activists (Cambridge Scholars Publishing, 2012)

Le19 août 2016.

Traduction SF pour l’UJFP