Peu après le début de la seconde Intifada de septembre 2000, je suis devenu actif dans un mouvement politique juif-palestinien appelé Ta’ayush, qui mène une action directe non-violente contre le siège militaire qu’Israël impose à la Cisjordanie et à Gaza. L’objectif du mouvement n’est pas simplement de protester contre les violations par Israël des droits humains mais de se joindre au peuple Palestinien dans sa lutte pour son auto-détermination.
Depuis un certain nombre d’années maintenant, je passe la plupart de mes week-ends avec Ta’ayush en Cisjordanie ; pendant la semaine je rends compte de nos activités dans la presse locale et internationale. Mes articles ont attiré l’attention d’un professeur de l’université de Haïfa, qui a écrit une série d’articles m’accusant d’abord d’être un traître et un suppôt du terrorisme, ensuite d’aspirer au « Judenrat » et d’être antisémite. Ces attaques ont circulé d’abord sur des sites d’extrême-droite ; j’ai reçu par email menaces de mort et messages de haine ; des courriers ont été envoyés à l’administration de mon université, certains émanant d’importants donateurs de celle-ci, pour demander mon renvoi.
Je fais part de cette expérience personnelle parce que j’ai l’impression que bien des gens qui, en Israël comme à l’étranger, se sont souciés de mon sort et m’ont offert leur soutien, dans leur inquiétude sincère pour ma sécurité, n’ont peut-être pas réalisé quelque chose de très important dans l’accusation de « nouvel antisémitisme » et qui elle vise en définitive.
Le “nouvel antisémitisme”, nous dit-on, se présente comme une critique du sionisme, des actions et de la politique d’Israël, et se manifeste souvent dans des campagnes déclarant le gouvernement israélien coupable au regard du droit international, un récent exemple en étant le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions (BDS). En cela, il se distingue de l’antisémitisme « traditionnel », compris comme haine des juifs en soi, l’idée que les Juifs seraient inférieurs par nature, la croyance en un complot juif mondial ou en un contrôle juif du capitalisme etc. Le « nouvel antisémitisme » diffère également de sa forme ancienne pour ce qui est des affinités politiques de ses présumés responsables : alors qu’on assimile généralement les antisémites à la droite politique, les nouveaux antisémites sont, aux yeux de leurs accusateurs, principalement issus de la gauche politique.
La logique du “nouvel antisémitisme” peut être formulée comme un syllogisme : i) l’antisémitisme est la haine des Juifs, ii) être Juif c’est être sioniste, iii) donc l’antisionisme est antisémite. L’erreur a à voir avec la seconde proposition. Prétendre que sionisme et judéité sont identiques, ou qu’un lien de continuité peut être établi entre l’État d’Israël et le peuple juif, est faux. Beaucoup de Juifs ne sont pas sionistes. Et le sionisme présente de nombreux traits qui en aucun cas n’appartiennent ou ne sont caractéristiques de la judéité, mais émanent plutôt des idéologies nationalistes et coloniales des trois derniers siècles. La critique du sionisme ou d’Israël n’est pas nécessairement le produit d’une animosité à l’encontre des Juifs ; inversement, la haine des Juifs n’implique pas nécessairement l’antisionisme.
De surcroît, il est possible d’être à la fois sioniste et antisémite. La preuve en est apportée par les déclarations des suprématistes blancs aux États-Unis et par les politiciens de l’extrême droite en Europe. Richard Spencer, un leader des ultraconservateurs américains n’a aucun problème à se caractériser comme un « sioniste blanc » (« en tant que citoyen israélien », a-t-il expliqué à son interviewer de la chaine d’information israélienne Channel 2, « empli d’un sentiment national et identitaire, et compte tenu de l’histoire et des épreuves du peuple Juif, vous devriez respecter quelqu’un comme moi, qui éprouve des sentiments d’appartenance identiques en tant que blanc… Je veux que nous ayons une patrie sûre pour nous et rien que pour nous. Juste comme vous voulez une patrie sûre pour Israël »), alors que ce même monsieur croît également que « les Juifs sont largement surreprésentés dans ce que l’on peut appeler l’establishment ». Gianfranco Fini de l’Alliance nationale italienne et Geert Wilders, leader du parti de la liberté néerlandais, ont aussi marqué leur admiration du sionisme et de l’ethnocratie « blanche » de l’État d’Israël, alors que dans d’autres circonstances, ils affichaient des idées antisémites tout à fait ordinaires. Trois choses font pencher ces antisémites vers Israël : premièrement le caractère ethnocratique de l’état ; deuxièmement une islamophobie qu’ils considèrent qu’Israël partage avec eux ; et troisièmement des politiques d’une dureté sans concessions vis-à-vis des migrants noirs d’Afrique (l’une des dernières d’une série de mesures visant à contraindre les migrants érythréens et soudanais à quitter Israël, oblige depuis le début de 2017 les demandeurs d’asile à déposer 20 % de ce qu’ils gagnent dans un fonds, qui ne sera débloqué que si et quand ils quitteront le pays).
Si le sionisme et l’antisémitisme peuvent coïncider, alors – conformément au principe de contradiction – l’antisionisme et l’antisémitisme ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Bien sûr, il est vrai que dans certains cas, il peut exister un chevauchement entre antisionisme et antisémitisme, mais cela en soi, ne nous dit pas grand-chose, dans la mesure où de nombreux points de vue et idéologies peuvent coïncider avec l’antisémitisme. Vous pouvez être un capitaliste, ou un socialiste ou un libertaire et aussi être un antisémite, mais le fait que l’antisémitisme puisse être en phase avec des idéologies diverses ainsi qu’avec l’antisionisme ne nous dit rien ni des unes ni de l’autre. Cependant, malgré une distinction claire entre antisémitisme et antisionisme, plusieurs gouvernements, ainsi que des groupes de réflexion et des ONG, insistent maintenant sur l’idée que l’antisionisme est nécessairement une forme d’antisémitisme. La définition adoptée par le gouvernement britannique actuel offre 11 exemples d’antisémitisme, sept d’entre eux impliquant une critique d’Israël – une manifestation concrète de la façon dont la nouvelle compréhension de l’antisémitisme est devenue la vision standard. N’importe quel reproche dirigé contre l’État d’Israël suppose maintenant une teinte d’antisémitisme.
Un exemple idiosyncratique mais éclairant de ce “nouvel antisémitisme” s’est déroulé en 2005 pendant le retrait d’Israël de Gaza. Lorsque les soldats sont venus pour évacuer les 8 000 colons juifs qui vivaient dans cette région, certains colons ont protesté en portant des étoiles jaunes, en insistant qu’ils « n’iraient pas comme des moutons à l’abattoir ». Shaul Magid, le président des Études juives à l’université d’Indiana, souligne, qu’en faisant ainsi, les colons considèrent le gouvernement israélien et les militaires israéliens comme antisémites. A leurs yeux, le gouvernement et les soldats méritent d’être appelés antisémites pas parce qu’ils haïssent les juifs, mais parce qu’ils mettaient en place une politique antisioniste, sapant le projet de mise en place du soi-disant « Grand-Israël ». Cette représentation de la décolonisation comme antisémite est la clé d’une compréhension correcte de ce qui est en jeu lorsque des personnes sont accusées du « nouvel antisémitisme ». Lorsque le professeur de l’Université de Haïfa me qualifia d’antisémite, je n’étais pas sa vraie cible. Des gens comme moi sont régulièrement attaqués, mais nous sommes considérés comme des bouclier humains par la machine « nouvel antisémitisme ». Sa vraie cible, ce sont les Palestiniens.
Il y a une ironie ici. Historiquement, la lutte contre l’antisémitisme a cherché à promouvoir l’égalité des droits et l’émancipation des Juifs. Ceux qui dénoncent le « nouvel antisémitisme » cherchent à légitimer la discrimination et l’assujettissement des Palestiniens. Dans le premier cas, celui qui souhaite opprimer, dominer et exterminer les Juifs est qualifié d’antisémite ; dans le second cas, celui qui souhaite prendre part à la lutte pour la libération d’une domination coloniale est qualifié d’antisémite. Ainsi, a noté Judith Butler, « une passion pour la justice » est « rebaptisée antisémitisme » [note]Cette citation est de Judith Butler, dans sa préface à On Anti-Semitism: Solidarity and the Struggle for Justice, un recueil d’essais, compilé par JVP (Jewish Voices for Peace) (Haymarket, 271 pp., £17.99, April 2017, 978 1 60846 761 7). Butler a écrit sur la différence entre antisémitisme et critique d’’Israël dans le numéro de London Review of Books du 21 août 2003.]].
Le gouvernement israélien a besoin du “nouvel antisémitisme” pour justifier ses actions et pour les protéger d’une condamnation internationale ou nationale. L’antisémitisme est effectivement mobilisé, pas seulement pour étouffer la liberté d’expression – « Peu importe que l’accusation soit vraie », écrit Butler ; son propos est « de faire souffrir, d’entraîner un sentiment de honte et de réduire au silence celui qui est accusé » – mais aussi pour réprimer un mouvement de libération. La campagne non violente BDS contre le projet colonial d’Israël et les abus de droit est qualifiée d’antisémite non pas parce que les partisans du BDS haïssent les juifs, mais parce qu’elle dénonce l’assujettissement du peuple palestinien. Cela met en lumière un autre aspect troublant du « nouvel antisémitisme ». Habituellement, on qualifie quelqu’un « d’antisémite » pour exposer et condamner son racisme ; dans le cas du « nouvel antisémitisme » l’accusation d’antisémitisme est utilisée pour défendre le racisme et pour soutenir un régime qui développe des politiques racistes.
La question aujourd’hui est comment préserver une notion d’anti-antisémitisme qui rejette la haine des Juifs, tout en ne promouvant pas l’injustice et la dépossession des territoires palestiniens ou d’ailleurs. Il existe un moyen de sortir de cette impasse. On peut opposer deux injustices en même temps. On peut condamner les discours de haine et les crimes contre les juifs, tels que ceux observés récemment aux US, ou l’antisémitisme des partis politiques européens d’extrême droite, et en même temps on dénonce le projet colonial d’Israël et on supporte les palestiniens dans leur lutte pour l’auto-détermination. Mais afin de s’acquitter de ces tâches simultanément, l’équation entre antisémitisme et antisionisme doit tout d’abord être repoussée.
Neve Gordon.
Traduction BO pour l’UJFP.
Neve Gordon est un politologue et historien israélien né en 1965. Il enseigne à l’Université Ben Gourion du Néguev où il dirige également le Département de sciences politiques et gouvernementales. Il écrit principalement sur des questions concernant le conflit israélo-palestinien et les droits de l’homme, se rangeant plutôt parmi les historiens « post-sionistes ».