12 décembre |Global Justice in the 21st Century|Richard Falk, Traduction : JPB pour l’AURDIP |Tribunes
Cacher les crimes d’État d’Israël derrière de fausses allégations de victimisation
Avec beaucoup d’autres, je suis actuellement victimisé. Nous sommes qualifiés d’antisémites et dans certains cas, de Juifs ayant la haine de soi. Il s’agit d’un effort sioniste et israélien visant à nous faire taire et à punir notre militantisme non violent, avec un venin spécial dirigé contre la campagne BDS, car elle est devenue si efficace ces dernières années.
Cette image négative de l’opposition est qualifiée de « nouvel antisémitisme ». Le vieil antisémitisme était simplement une haine des Juifs exprimée par des images et des attitudes négatives, des pratiques discriminatoires, des persécutions et des actes de violence. Le soi-disant « nouvel antisémitisme » est la critique d’Israël et du sionisme. [Cette idée] a été approuvée par des gouvernements amis d’Israël et poussée par diverses organisations juives de premier plan, notamment des personnes associées aux survivants de l’Holocauste et à leurs souvenirs. Emmanuel Macron, Président de la République française, a exprimé assez clairement ce rejet par les apologistes d’Israël, même si c’était sous une forme plutôt malveillante : « Nous ne nous rendrons jamais aux expressions de la haine. Nous ne cèderons rien à l’antisionisme, car il s’agit de la réinvention de l’antisémitisme. » La fausse prémisse est d’assimiler le sionisme aux Juifs, faisant automatiquement de la critique et de l’opposition à l’État israélien sioniste un antisémitisme.
Déjà en 2008, le Département d’État des États-Unis était allé plus subtilement dans un sens semblable à celui de Macron avec cette déclaration formelle : « Les motifs pour critiquer Israël à l’ONU peuvent découler d’inquiétudes légitimes concernant la politique ou de préjugés illégitimes. […] Cependant, quelles que soient les intentions, les critiques disproportionnées d’Israël comme barbare et sans principes, et les mesures discriminatoires correspondantes adoptées par l’ONU à l’encontre d’Israël, ont pour effet d’inciter le public à associer des attributs négatifs aux Juifs en général, alimentant ainsi l’antisémitisme. » L’erreur est de considérer les critiques comme « disproportionnées » sans jamais tenir compte des réalités du long passé d’illégalité d’Israël par rapport au peuple palestinien. Pour ceux d’entre nous qui voient la réalité des politiques et des pratiques israéliennes, il ne fait aucun doute que les critiques formulées et les pressions exercées sont en tous sens proportionnées.
Un argument connexe souvent avancé est qu’on soumet Israël à des normes plus élevées que d’autres États, ce qui révélerait un sous-entendu antisémite. Un tel argument est fallacieux. Suggérer que la criminalité d’autrui est plus grave n’est pas une défense. En outre, les États-Unis subventionnent Israël pour au moins 3,8 milliards de dollars par an, outre son soutien inconditionnel à son comportement, ce qui cause la responsabilité d’imposer des limites conformément au droit international humanitaire. De même, l’ONU a contribué aux épreuves palestiniennes en omettant de mettre en œuvre la solution de partage et en laissant des millions de Palestiniens être soumis aux structures de domination de l’apartheid pendant 70 ans. Nul autre peuple ne peut autant blâmer à juste titre les forces extérieures pour sa propre tragédie.
En 2014, Noam Chomsky a expliqué la fausse logique d’une telle allégation avec une clarté morale et intellectuelle typique : « En fait, le locus classicus, la meilleure formulation, a été rédigé par un ambassadeur auprès des Nations Unies, Abba Eban, […]. Il avisa la communauté juive américaine qu’elle avait deux tâches à accomplir. L’une consistait à démontrer que la critique de la politique, ce qu’il appelait antisionisme – c’est-à-dire les critiques de la politique de l’État d’Israël – étaient de l’antisémitisme. C’est la première tâche. La deuxième tâche, si la critique était faite par des Juifs, leur tâche était de montrer que c’est une haine de soi névrotique nécessitant un traitement psychiatrique. Il a ensuite donné deux exemples de cette dernière catégorie. L’un était I.F. Stone. L’autre était moi. Nous devions donc être traités pour nos troubles psychiatriques, et les non-Juifs doivent être condamnés pour antisémitisme, s’ils critiquent l’État d’Israël. Il est compréhensible que la propagande israélienne prenne cette position. Je ne reproche pas particulièrement à Abba Eban de faire ce que les ambassadeurs sont parfois supposés faire. Mais nous devons comprendre qu’il n’y a pas d’accusation raisonnable. Pas de charge raisonnable. Il n’y a rien à répondre. Ce n’est pas une forme d’antisémitisme. Il s’agit simplement de critiquer les actions criminelles d’un État, point final. »
L’une des caractéristiques des accusateurs du « nouvel antisémitisme » est leur silence face aux allégations bien établies de crimes contre l’humanité formulées par ceux/celles qu’ils qualifient d’antisémites. Ces ardents partisans d’Israël poussent t-ils vraiment leur sens de l’impunité à un point tel que le silence est autorisé à rester une défense adéquate ? Ce sens de l’exceptionnalisme israélien, une vision du droit pénal international qu’il partage avec l’exceptionnalisme américain, sous-tend un déni de l’idée même de responsabilité juridique et de responsabilité morale. Ceux qui adhèrent à un tel exceptionnalisme prétendent être scandalisés par la seule implication qu’un tel gouvernement pourrait être soumis aux normes énoncées dans le statut de la Cour pénale internationale ou de la Charte des Nations Unies. L’exceptionnalisme israélien a ses racines propres dans la tradition biblique, en particulier dans une lecture laïque des Juifs en tant que « le peuple élu », mais elle repose en réalité sur une zone de confort créée par le parapluie géopolitique qui protège de la surveillance mondiale ses mouvements les plus contraires au droit. La récente résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies déclarant nulles et non avenues les démarches israéliennes en vue de l’annexion du plateau du Golan a été un bon exemple de ces mesures de protection. Seuls Israël et les États-Unis ont voté « non » contre 151 membres de l’ONU votant « oui ».
Si nous prenons juste une minute pour consulter le droit international, nous trouvons le sujet si évident qu’il ne mérite pas de discussion sérieuse. Un principe cardinal du droit international contemporain, souvent affirmé par l’ONU dans d’autres contextes, est l’interdiction d’acquérir un territoire par la force des armes. Il est incontestable que les hauteurs du Golan faisaient partie du territoire souverain syrien jusqu’à la guerre de 1967 et qu’Israël a acquis le contrôle qu’il exerce depuis lors par suite d’une occupation forcée.
Les ironies du nouveau « nouvel antisémitisme »
Une ironie opportuniste est présente. Les accusateurs du « nouvel antisémitisme » ne semblent pas avoir de mal à donner l’accolade aux sionistes chrétiens malgré leur hostilité envers les Juifs, qui est couplée à leur dévotion fanatique pour Israël en tant qu’État juif. Quiconque a regardé un exposé sioniste chrétien sait que leur lecture du Livre des Révélations contient une interprétation selon laquelle Jésus reviendra une fois que tous les Juifs seront rentrés en Israël et que le temple très saint de Jérusalem sera restauré. Le processus ne s’arrête pas là. Les Juifs sont alors confrontés à un ultimatum pour se convertir au christianisme ou à la damnation éternelle. Et donc, il existe parmi ces amis fanatiques d’Israël une véritable hostilité à l’égard des Juifs, tant en voulant insister sur la fin de la diaspora juive en tant qu’impératif religieux pour les chrétiens, qu’en prévoyant le sort lamentable qui attend les Juifs qui refusent de se convertir après la Deuxième Venue.
Il y a là une perversité révélatrice. Contrairement aux soi-disant « nouveaux antisémites », qui n’ont aucune hostilité envers les Juifs en tant que peuple, les sionistes chrétiens accordent la priorité à leur enthousiasme pour l’État d’Israël, tout en étant prêts à perturber la vie des Juifs de la diaspora et même finalement des Juifs israéliens et sionistes. Peut-être est-ce moins de la perversité que de l’opportunisme. Israël n’a jamais hésité à soutenir les dirigeants les plus oppressifs et dictatoriaux des pays étrangers, à condition qu’ils achètent des armes et n’adoptent pas une diplomatie anti-israélienne. Le message de félicitations de Netanyahou à Jair Bolsonaro, le dirigeant brésilien nouvellement élu, n’est que le cas le plus récent, et Israël a été rapidement récompensé par l’annonce de la décision de se joindre aux États-Unis pour déplacer son ambassade à Jérusalem. En réalité, les accusateurs du soi-disant « nouvel antisémitisme » sont à l’aise à la fois avec le sionisme chrétien et avec les dirigeants politiques étrangers qui manifestent des inclinations fascistes. En réalité, un œil aveugle sur la réalité fondamentale du véritable antisémitisme est une caractéristique du nouvel antisémitisme tant prôné par les sionistes militants. Pour une documentation abondante, voir le livre important de Jeff Halper, War Against the People : Israel, the Palestinians and Global Pacification (2015).
Dans un tel contexte, nous avons besoin d’un terme descriptif qui identifie ce phénomène et rejette ses affirmations insidieuses. Je propose ici l’expression inélégante suivante : « le nouveau ‘nouvel antisémitisme’ ». L’idée de cette expression est de suggérer que ce sont ces nouveaux antisémites et non les critiques et les militants critiques d’Israël qui sont les véritables porteurs de la haine envers les Juifs en tant que Juifs. Ce rejet de la campagne visant à discréditer, voire à criminaliser les soi-disant « nouveaux antisémites » contient deux sortes d’arguments. Premièrement, cette campagne détourne les critiques de la persistance d’une réalité alarmante, du calvaire persistant de l’apartheid imposé à l’ensemble du peuple palestinien dans son ensemble, ce qui devrait devenir la préoccupation majeure de tous ceux qui souhaitent ce qu’il y a de mieux pour l’humanité. Deuxièmement, elle détourne délibérément ou non l’attention des objections à un véritable antisémitisme en acceptant de la part de l’État d’Israël son attachement aux sionistes chrétiens (et aux évangéliques), et avec des dirigeants fascistes qui prêchent des messages de haine ethnique.
En conclusion, nous qui sommes attaqués en tant que soi-disant « nouveaux antisémites » essayons réellement d’honorer notre identité humaine et de rejeter les loyautés tribales ou les alignements géopolitiques, dans notre engagement pour la réalisation des droits des Palestiniens, et surtout de leur droit à l’autodétermination. En tant que Juifs, tenir Israël responsable en vertu des normes utilisées pour condamner les dirigeants politiques et militaires nazis survivants revient à honorer l’héritage de l’Holocauste et non à le souiller. En revanche, quand Israël vend des armes et offre de la formation en contre-insurrection dans le monde entier à des gouvernements dirigés par des fascistes ou reste prêt à accepter l’Arabie saoudite post-Khashoggi comme un allié précieux, il masque la nature malfaisante de l’Holocauste d’une manière qui pourrait hanter Israël et même les Juifs de la diaspora à l’avenir.
Richard Falk
Professeur émérite de droit international à l’Université de Princeton et rapporteur spécial des Nations Unies sur « La situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967 » de 2008 à 2013