Photo : Pankaj Mishra
Et une longueur d’avance dans la compréhension du monde pour le journal El País sur son équivalent Le Monde. Ou sur Libération. Sans parler d’autres journaux traditionnels élitaires français. Est-il utile de rappeler que l’Espagne a reconnu l’État palestinien, au prix d’un bras de fer avec Israël ?
La France, elle, est aux oubliettes du monde en devenir marqué par une conscience « décoloniale » qui parle juste, comme nous le fait entendre le journaliste et écrivain indien Pankaj Mishra, lequel dédie le prix qu’il a reçu, le Weston International Award 2024, « à la mémoire des écrivains assassinés à Gaza » et en affecte les 75 000 dollars aux victimes et aux écrivains et journalistes de Palestine. Son discours du 16 septembre au Royal Ontario Museum de Toronto, « Gaza: Occidente no se entera de nada », a été intégralement publié le 6 octobre par El País1. On verra par comparaison de quoi ont été capables le lendemain Le Monde et Libération auxquels il est permis de s’intéresser en raison de leur ton moralisateur.
Pankaj Mishra dresse le cadre inchangé de la propagande depuis un siècle, citant Karl Kraus : « à l’origine était la presse, ensuite est apparu le monde » (1921). On parle du quatrième pouvoir, censé être un pilier de la démocratie mais qui a une préférence pour la guerre. Alors qu’à l’autre bout du monde on sait, à l’instar de Gandhi, que la démocratie en Occident est « pure théorie ». Pankaj Mishra nous dit que lui-même, journaliste de la presse occidentale, avait fait l’effort de ne pas trop s’écarter du consensus selon lequel « l’invasion synchronisée de divers pays était bonne, juste et nécessaire, conçue pour libérer leurs populations, les femmes en particulier, de leurs cruels oppresseurs et pour faire avancer la démocratie ». Et c’est ainsi que les secteurs les plus respectables de la presse occidentale contribuaient à radicaliser les guerres.
Le discours prononcé à l’occasion du Weston International Award fait une dizaine de pages, ce n’est donc pas par défaut mais en conscience que El País l’a publié. De cette autre lecture du monde en mouvement, on retiendra en substance :
- que l’actuel déchaînement d’extrême droite contre « l’ennemi infra-humain à peau sombre » trouve sa source chez des « intellectuels progressistes » qui ont justifié la torture après le 11 septembre 2001.
- que c’est à ce 11 septembre qu’on peut faire remonter l’impunité accordée à Israël par ses amis occidentaux, pour les 200 écrivains, enseignants et journalistes assassinés à Gaza après que les Israéliens ont interdit l’accès aux journalistes étrangers.
- que si l’opinion publique sait aujourd’hui que « la guerre contre le terrorisme a été un échec militaire et géopolitique », on sait moins qu’il s’agit d’un « immense échec intellectuel et moral » : intégration profonde et durable de la cruauté et du mensonge dans la vie publique, abolition de toutes les normes juridiques et morales internationales, perversion des consciences. Au point qu’Israël peut user, sans contestation des médias occidentaux, de procédés terroristes pour provoquer ses ennemis et que ces mêmes médias occultent l’anéantissement de Gaza pourtant filmé et documenté en direct.
- qu’il existe un « régime perfide de répression et de prohibition en Occident » (auquel Pankaj Mishra s’est trouvé confronté) dès lors qu’est abordé le thème de l’évolution d’Israël. La parade magique et machiavélique à l’expression de la réalité étant celle avancée par Gideon Rachman, du Financial Times, selon qui « la meilleure façon d’éviter une catastrophe humanitaire à Gaza est de soutenir Israël ».
- que par contraste avec la reconnaissance sans équivoque par les médias de la barbarie russe en Ukraine, c’est la voix passive qui s’impose pour parler des atrocités commises par Israël.
- que par contraste avec les infox propagées par les journalistes et par le président des États-Unis sur des « bébés israéliens décapités », aucun journaliste ne s’exprime sur les viols et tortures bien réels (et revendiqués) dans les prisons israéliennes. Et que tout aussi machiavélique que Rachman, un article de The Atlantic est en mesure d’affirmer qu’il est possible de « tuer légalement des enfants ».
- qu’aujourd’hui, dans un monde plus vaste que celui qu’habitait Karl Kraus, avec une diversité démographique au sein des rédactions qui n’existait pas quand Pankaj Mishra a commencé à écrire, « tous les présupposés qui sous-tendaient la politique et le journalisme occidentaux pendant trois décennies sont en miettes ». Au point que revient de la manière la plus explicite, des deux côtés de l’Atlantique, l’idéologie du nationalisme blanc portée par les « ethnonationalistes ».
- que les responsables et les rédacteurs des publications les plus vénérées n’étaient pas préparés à la déroute de leur idéologie de globalisation capitaliste, ni à une perte de pouvoir, de légitimité et de prestige occidental aussi rapide. Au point de n’avoir plus comme os à ronger que les « guerres culturelles » et comme outillage intellectuel que des abstractions comme le « populisme », la « régression démocratique » et la « crise du libéralisme ».
- plus grave, que « les élites intellectuelles et politiques d’Occident ont très peu de moyens de comprendre – et encore moins d’expliquer – le reste du monde, disposant d’analyses quantitatives dont les données ne sont « que de petites vagues dans le flux de changements du monde qui vont balayant tout ce en quoi nous croyions avant cela ».
- que le cadre du journalisme occidental s’est construit sur les triomphes d’après-guerre au point de faire « des généralisations optimistes sur les changements dans le reste du monde et sur la capacité de l’Occident à les conduire ». « Mais cette version de l’histoire dans laquelle ont aimé se reconnaître plusieurs générations de journalistes occidentaux achoppe maintenant contre un autre récit beaucoup plus vaste, audible et convaincant : celui de la décolonisation, l’événement fondamental du XXè siècle pour l’immense majorité de la population humaine. » La décolonisation est en effet le cadre d’analyse le plus à même de rendre compte de très nombreux phénomènes nationaux et internationaux.
- qu’il est possible de lire des millions de paroles sur les mérites de la démocratie et du libéralisme face aux maux du totalitarisme oriental sans que les supposés internationalistes libéraux prennent en compte l’histoire occidentale moderne d’esclavage de masse, de spoliation coloniale et de guerres génocidaires contre les peuples indigènes. Cette ignorance est un luxe désormais inaccessible à la génération actuelle de journalistes et d’éditorialistes qui doivent voir le monde comme il est et décrire avec précision notre paysage géopolitique et culturel fragmenté. Il leur faudra d’abord reconnaître que les diverses luttes des damnés de la terre avaient en commun la conviction que l’ordre mondial ne pouvait continuer de s’appuyer sur le privilège racial.
- qu’on peut voir très clairement cette conscience nouvelle dans le furieux rejet par le monde non occidental de la violence commise par Israël et l’Occident au Proche-Orient. « L’indignation monte au sein de la majorité quand une puissance subrogatoire de l’Occident au Proche-Orient démontre avec quelle facilité on peut continuer de capturer, briser et détruire les corps noirs et bruns en dehors de toutes les règles et lois de la guerre. »…
De cela, qui ne s’arrête pas là dans le discours de Pankaj Mishra, Le Monde n’en a cure, capable comme disait Vaclav Havel de « rationaliser n’importe quoi sans avoir besoin d’effleurer la vérité ». Ses éditoriaux en sont le plus bel exemple. Celui du 7 octobre de cette année veut nous convaincre qu’il « enquête inlassablement » pour maintenir l’équilibre entre « les critiques des deux camps », ayant plus à dire en conclusion sur le Hezbollah, le Liban, l’Iran et le Hamas coupables que sur le génocidaire en action dont il ne dit un traître mot final conforme à la vérité. Quant aux prémisses posées dans son éditorial,à savoir « l’acte d’extermination commis par le Hamas » ainsi défini comme impardonnable, et la « vengeance sans limite » d’Israël ainsi définie pour être pardonnée, il ne lui vient pas à l’idée qu’on puisse légitimement les renverser. Pankaj Mishra en a fait la démonstration magistrale. Mais les « enquêtes inlassables » du journal et ses subtilités de langage ne cherchent à aucun moment en direction du colonialisme. Le mot n’y est pas prononcé.
Et puis il y a Libération, avec Thomas Legrand, qui fait dans l’angélisme : c’est Nétanyahou qui commet « l’erreur et le crime ». Mais pourquoi, demande-t-il, ne voulons-nous pas, nous vénérable Occident, nous opposer à Israël qui « n’a pas agi comme une démocratie en guerre » ? Pour un peu, Israël agirait « quasiment comme la Russie » ! Quasiment. D’un peu loin, comme ça, l’air de rien, à l’insu de son plein gré. Alors qu’Israël a pulvérisé toutes les lois de la guerre et battu le sinistre record de victimes civiles au XXIè siècle, il serait en deça de l’agression russe en Ukraine. Il ne reste plus à Thomas Legrand qu’à reprendre ses études auprès de Pankaj Mishra, un collègue.
Guy Lavigerie
12 octobre 2024
L’intégralité du discours en anglais de Pankaj Mishra, le 16 septembre 2024 à Toronto
- À l’inverse du journal canadien The Globe and Mail qui a proposé à l’auteur de n’en publier que des extraits et sous condition de retirer toute référence à Israël.[↩]