Le massacre de Deir Yassine vu par les Israéliens

Par Ray Elsa ; publié le 18 avril sur son blog Médiapart.

Dimanche 9 avril dernier, la Palestine commémorait le massacre du village palestinien de Deir Yassine, perpétré par des groupuscules sionistes le 9 avril 1948. J’ai eu envie de savoir comment ce pan tragique de l’histoire était connu et perçu côté israélien.

Dimanche 9 avril dernier, la Palestine commémorait le massacre du village palestinien de Deir Yassine, perpétré par des groupuscules sionistes le 9 avril 1948 causant la mort d’une centaine de personnes (le chiffre exact a son importance, nous y reviendront). Quatre mois plus tard, l’Etat d’Israël était créé. Et 69 ans plus tard, la souffrance est encore vive.

deir-yassin-illustration.jpg

Dimanche 9 avril donc, j’ai eu envie d’écrire sur Deir Yassine, mais sous un angle différent. Je me suis demandée: Que pensent les israéliens de ce massacre? En ont-ils connaissance ? Le reconnaissent-ils comme tel ? Si oui, remettent-ils alors en question la façon dont « leur » État s’est créé ?

Si ces questions me sont spontanément venues, c’est parce que j’ai appris au cours de mes voyages et de mes rencontres que la propagande sioniste en Israël était extrêmement puissante et qu’elle lavait le cerveau des Israéliens dès le plus jeune âge, les confortant dans l’idée qu’ils étaient légitimes sur une terre légitime, et que les Palestiniens (les « arabes » dans la rhétorique sioniste) étaient des indésirables dont il fallait au mieux s’accommoder, au pire se débarrasser. Mon entretien avec la professeure israélienne Nurit Peled-Elhanan m’avait particulièrement éclairée sur ce sujet.

Bien évidemment, il n’est pas question en Israël de parler de « Nakba » (« la catastrophe » en arabe, expression qui renvoie à l’exil forcé de près d’un million de Palestiniens en 1948) et encore moins de reconnaître que l’État d’Israël s’est créé suite à une invasion en bonne et due forme, et non à une « guerre ». Ainsi donc, il me semblait intéressant de savoir comment les Israéliens percevaient le massacre de Deir Yassine, et même s’ils en avaient connaissance tout court. Pour cela, j’ai décidé d’aller chercher d’information directement à la source, et d’interroger LA personne qui pourrait me répondre au mieux sur cette question.

Eitan Bronstein était tout désigné. Co-directeur et Co-fondateur du laboratoire de recherches De-Colonizer, le moins que l’on puisse dire c’est qu’Eitan Bronstein navigue à contre-courant de la société dans laquelle il évolue depuis son enfance. Considéré comme un traître en Israël, son travail et ses positions politiques font grincer bien des dents. Néanmoins, son statut d’homme israélien lui permet de mener à bien son travail et de le diffuser bon an mal an en Israël et à l’étranger.

Sur la page Facebook de De-Colonizer, on peut lire ceci: « De-Colonizer tire son nom du blog éponyme d’Eitan Bronstein Aparicio, fondateur de l’ONG Zochrot (…). Ce blog décrivait les chemins qu’il a lui même empruntés afin de décoloniser son identité d’Israélien. De-Colonizer a été établi en Janvier 2015 avec Eléonore Merza, anthropologue du politique et spécialiste de la société israélienne contemporaine ».

L’ONG Zochrot avait (et a toujours) pour objectif ambitieux de sensibiliser la société israélienne à la Nakba afin de déconstruire l’idéologie sioniste colonialiste sur laquelle elle se fonde. Dans la même veine, le laboratoire de recherches De-Colonizer a pour objectif de créer des outils et des connaissances nouvelles à disposition du grand nombre pour débattre et déconstruire, en dressant « la perspective d’un futur dépassant le régime colonialiste et raciste dans lequel nous vivons actuellement au profit d’un nouvel espace commun dans lequel touTEs seraient égaLES/aux. Nous pensons que la tension et les cycles de violences dans lesquels nous vivons aujourd’hui prennent leur source, en 1948, dans ce qu’on appelle la Nakba (ce terme arabe qui signifie « catastrophe » ou « cataclysme » désigne l’expulsion de 750 000 PalestinienNEs et la destruction de la très grande majorité de la vie palestinienne) et que nous considérons comme le résultat inévitable des efforts menés afin de créer un État Juif au Proche-Orient. »

Le laboratoire De-Colonizer a notamment produit des cartes absolument remarquables sur les localités palestiniennes, juives et syriennes détruites depuis le début du sionisme et jusqu’en 2016. Elles sont consultables ici.

J’ai donc décidé de contacter Eitan Bronstein afin de lui poser des questions sur le massacre de Deir Yassine. Je partais du principe que celui-ci, à l’instar de la Nakba, n’était pas reconnu par Israël. Eitan m’a complètement détrompée et m’a apporté des éléments très intéressants.

Voici la restranscription de notre échange :

« Le massacre de Deir Yassine est-il reconnu en Israël ?

– Oui tout à fait! En fait, il faut revenir en 1948 pour comprendre. Immédiatement après le massacre, Ben Gourion l’a officiellement reconnu et s’est même excusé auprès du roi Abdellah de Jordanie. Mais c’était facile pour lui de le faire ! Car il s’est positionné en déclarant que le massacre avait été perpétré non pas par les forces armées sionistes, mais par des groupuscules extrémistes qui avaient quitté les rangs des forces sionistes officielles, et qui étaient hors contrôle.

– Donc il s’est dédouané en quelque sorte ?

– Oui exactement. D’une part, il a porté la responsabilité du massacre sur les groupuscules « rebelles » alors qu’en réalité, sans l’assistance des forces sionistes, ils n’auraient jamais pu prendre le village de Deir Yassine qui résistait avec force. D’autre part, énormément d’autres massacres ont été commis par l’armée sioniste mais n’ont jamais été reconnus. Et enfin, ses excuses lui ont fourni un narratif confortable pour assoir le sionisme.

– Quel est-il ce narratif ?

– Le narratif sioniste consiste à dire que tout cela faisait partie de ce qu’ils appellent « la guerre d’indépendance » et que les éventuels massacres perpétrés étaient du fait des groupuscules rebelles. D’ailleurs, Deir Yassine est considéré comme une exception. Il y a une croyance extrêmement forte qui est qu’en 1948, les forces sionistes ne tuaient pas d’innocents, ils ne tuaient que pour les « bonnes » raisons, c’est à dire dans le cadre d’une « guerre ».

(Ce narratif se retrouve très largement aujourd’hui dans l’idée que Tsahal serait « l’armée la plus morale du monde ». Ceci est mon ajout personnel)

– Et dans la société israélienne, qu’en est-il ?

– Deir Yassine fait partie du narratif israélien, on l’apprend même à l’école, encore aujourd’hui il me semble. Il y a eu des atrocités commises contre les palestiniens, ça fait partie du narratif, mais c’est présenté encore une fois comme étant la résultante d’une guerre, d’une bataille et non de massacres. Deir Yassine faisant office d »exception » dont la faute reviendrait à des groupuscules rebelles. D’ailleurs, les pouvoirs publics israéliens ne commémorent pas le massacre, refusent la mise en place d’un monument au souvenir. Ils veulent surtout que ce soit effacé de l’espace public, négligé dans les esprits. Une des premières activités que nous avions mise en place dans le cadre de « Zochrot » c’était justement la commémoration du massacre de Deir Yassine. Mais ça n’a jamais été soutenu par l’État.

– Est-ce que le fait d’apprendre l’existence du massacre de Deir Yassine permet aux israéliens de remettre en question la façon dont s’est créé l’État d’Israël?

– Non, pas du tout ! Il n’y a aucune remise en question à ce niveau-là. »

Il ajoute :

– J’aimerais aussi partager une information très intéressante sur Deir Yassine, et sur le nombre de victimes. Ce nombre a été exagéré des deux côtés!

– Ah oui ? Comment cela ?

– D’après les recherches, il y aurait eu à peu près 110 victimes. Mais juste après le massacre, les Palestiniens ont annoncé 250 victimes. Ils ont délibérément exagéré le chiffre dans une tentative désespérée de pousser les nations Arabes à réagir et à venir à leur secours. Les sionistes de leur côté, ont également largement diffusé ce chiffre exagéré, mais dans un tout autre but : faire fuir les Palestiniens ! Leur faire peur, afin qu’ils fuient leurs terres. Malheureusement, cette stratégie cynique a très bien fonctionné. Beaucoup de Palestiniens ont fui après Deir Yassine, j’ai même rencontré des palestiniens qui m’ont dit qu’ils avaient fui à cause de Deir Yassine alors qu’ils habitaient loin de la zone concernée. Deir Yassine est un épisode si traumatisant dans la mémoire collective palestinienne qu’encore aujourd’hui énormément de familles s’en rappellent comme étant la cause première de leur fuite. Les massacres de manière générale sont vraiment la cause principale de leurs exils et déplacements. Ils pensaient tous revenir après quelques jours… Ils attendent toujours. »

Ce fut vraiment un échange très intéressant avec Eitan Bronstein, que je remercie et que je salue pour la qualité de son travail. Ce qui s’est passé en 1948 a des conséquences et des répercussions directes sur l’actualité d’aujourd’hui en Palestine, d’où l’importance de réhabiliter cette mémoire, et de déconstruire les mythes et les propagandes.

deir-yassin-victimes.jpg