Le grand retour de George W. Bush

ÉDITORIAL
Par Denis Sieffert – 18 février 2015

D’amalgames en formules à l’emporte-pièce, nous voilà replongés en pleine idéologie néoconservatrice américaine.

Article paru dans Politis n° 1341

C’est le métier de ministre qui veut ça. Il faut souvent justifier l’injustifiable. Contrevenir à la vérité. Et parfois même s’asseoir sur tous les principes qui avaient fondé votre engagement. Notre ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, vient d’en faire la douloureuse expérience ces jours-ci après la vente des avions de combat Rafale à l’Égypte. À un journaliste qui lui demandait si les multiples atteintes aux droits de l’homme par le régime du maréchal Al-Sissi ne le gênaient pas, notre ancien militant des jeunesses chrétiennes a rétorqué avec une feinte indignation : « Mais il a été élu, que je sache… »

C’est un peu le défaut de notre système médiatique : dans ces cas-là, il ne se trouve guère de journalistes pour remettre la vérité d’aplomb. Quelqu’un qui aurait par exemple rappelé au ministre que le nouveau dictateur égyptien est venu au pouvoir par un coup d’État, le 3 juillet 2013. Et qu’il l’a, un mois plus tard, inauguré par un bain de sang, ordonnant à son armée de tirer sur des manifestants. Bilan : six cents morts. Après quoi, Jean-Yves Le Drian a fini tout de même par avoir raison, puisque Abdel Fattah Al-Sissi a en effet été « élu », recueillant le 28 mai dernier, et après avoir emprisonné tous ses opposants, 96 % des suffrages « dans un contexte de fraudes et de violation des droits de l’homme » dénoncé par l’organisation Human Rights Watch. C’est donc à ce régime-là que la France a vendu vingt-quatre Rafale. À bon droit, on pourra nous rétorquer que le régime précédent, celui de Mohamed Morsi, n’était pas non plus un modèle de démocratie. Mais, au moins, avait-il été élu à la régulière et n’avait (encore) tué personne. Ce qui fait tout de même une différence… Dans cette affaire de vente d’armes, la moins déshonorante des excuses serait l’emploi. Malheureusement, ce n’est certainement pas la principale motivation de notre gouvernement. Il y a entre Paris et Le Caire un inavouable axe idéologique. Comme si, dans un monde arabe qui a du mal à sortir de l’alternative islamisme-dictature militaire, la France avait vocation a toujours choisir la dictature. Sans considération du fait que ce sont les dictatures qui font le lit de l’islamisme, et que l’histoire se répète ainsi sans fin. Peu ou prou, nous considérons que le maréchal Al-Sissi est du bon côté du manche. Pour preuve, sans doute, l’une de ses premières initiatives a consisté à inonder les tunnels qui permettaient aux habitants de Gaza de desserrer l’étau du blocus. À la grande satisfaction du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Puis, il a rasé la partie égyptienne de la ville de Rafah en bordure du territoire palestinien.

Si les Rafale sont assez inadaptés à la persécution des Frères musulmans, ils ont donc au moins une signification politique. Notre exécutif et le maréchal égyptien ont en commun une vision de l’islamisme, et une même confusion. Pour eux, les musulmans qui s’inscrivent dans le champ politique en Égypte ou en Tunisie, le Hamas palestinien, l’État islamique qui décapite les coptes égyptiens en Libye, les repris de justice danois qui attaquent les synagogues, c’est du pareil au même. Ce sont tous des « islamo-fascistes », comme dirait Manuel Valls. D’amalgames en formules à l’emporte-pièce, nous voilà replongés en pleine idéologie néoconservatrice américaine. C’est le grand retour de George W. Bush ! Et comme il faut faire rentrer tout le monde dans ce vaste fourre-tout, on déploie des trésors de rhétorique pour « islamiser » le crime. On pourrait tout aussi bien mettre en avant des passés psychiatriques, des parcours de délinquants, voire de petits gangsters, fussent-ils « d’origine palestinienne », comme le tueur de Copenhague, mais non, il faut « conceptualiser » en termes politico-religieux la folie des assassins.

Ce qui laisse perplexe, c’est l’à-propos avec lequel certains réintroduisent des débats « bien intentionnés » sur la réorganisation de l’islam de France – version Manuel Valls –, et sur le port du voile à l’université – version UMP. Point besoin de faire le lien dans l’inconscient collectif entre une jeune fille voilée et les tueurs, le choix du moment suffit… On peut même se permettre de crier : « Pas d’amalgame ! » On peut enfin, au lendemain de l’attaque d’un centre culturel et d’une synagogue à Copenhague, relancer le débat sur l’antisémitisme d’une partie de la société française (suivez mon regard…). Bref, on voudrait en permanence souffler sur les braises qu’on n’agirait pas autrement. Oui, il y a « de » l’antisémitisme de banlieue, comme il y a de l’islamophobie de façon plus massive et plus diffuse, mais le moins que l’on puisse attendre de responsables politiques, c’est un juste diagnostic, et le sens de la mesure. Finalement, dans cette guerre très « choc des civilisations » contre « l’islamo-fascisme » et le « terrorisme », nous n’avons qu’une seule indulgence : il n’est pas question, pour tout l’or (noir) du monde, de se brouiller avec l’Arabie saoudite. Même s’il se confirme que ce pays est le creuset idéologique et financier du jihadisme, comme l’ont récemment démontré les révélations sur la filiale suisse de la banque HSBC. Allez savoir pourquoi !