Depuis le 30 mars, jour de la terre, la population de Gaza s’est levée pour marcher pour ses droits, en s’approchant symboliquement de la barrière qui l’isole du reste de la Palestine occupée et de la terre entière. Cette marche a été décidée par la société civile de Gaza, au nom du droit au retour.
Le monde entier a assisté, inerte, au massacre de plus de 120 civils non armés s’approchant de la limite de l’enclos dans lequel la population de la bande de Gaza est confinée par le blocus israélien depuis plus de 10 ans. Les gouvernements ont balbutié des critiques face à cette tuerie de sang froid et aux milliers de blessés dont des enfants. Aucune enquête internationale n’a été déclenchée et les meurtres se sont répétés jour après jour.
Les réfugiés n’oublient pas
La Grande Marche du Retour a été organisée par les réfugiés chassés de leurs villes et villages en 1948 et leurs descendants, pour marquer le scandale, 70 ans après la Nakba, de la persistance de la colonisation de la Palestine par Israël et de son refus d’appliquer les résolutions de l’ONU à commencer par la résolution 194 qui stipule que les réfugiés ont le droit de retourner chez eux. La notion de ce droit est restée très vive dans les camps de réfugiés, au fil des générations. Mais, en face des réfugiés, dont les conditions à Gaza sont des plus difficiles, Israël ne fait qu’accentuer sa pression. L’armée israélienne s’est livrée à deux reprises (2008-2009 et 2014) à des assauts d’une violence rare contre Gaza, ses habitants, ses écoles, sa centrale électrique. Israël semble animé d’une volonté de destruction totale, nourrie également par plus de dix ans de blocus empêchant les habitants de sortir de l’enclave et les biens et services d’y pénétrer pour assurer une vie quotidienne normale.
Israël s’acharne
Non content d’agir en totale impunité et de se moquer de toutes les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, Israël a sciemment organisé, une fois de plus, un massacre. Des tueurs ont été disposés en position dominante au-dessus des marcheurs et ordre leur a été donné de tuer. Cet ordre de tuer n’est pas fortuit.
En 2004, le démographe israélien Arnon Sofer de l’Université de Haïfa a conseillé au gouvernement d’Ariel Sharon de retirer les forces israéliennes de l’intérieur de Gaza, de boucler le territoire et de tout bonnement tirer sur quiconque essaierait de passer. Et il a annoncé : « Ces gens vont se muer en animaux pires qu’ils ne le sont aujourd’hui, aidés par leur islam fou. La pression à la frontière sera terrible. Ça va être une guerre épouvantable. Donc, si nous voulons rester en vie, il nous faudra tuer et tuer et tuer. Toute la journée, chaque jour ». Il ajoutait alors : « la seule chose qui m’importe est d’assurer que les garçons et les hommes qui vont devoir procéder aux massacres pourront rentrer chez eux avec leurs familles et être des êtres humains normaux ».
Qu’est ce d’autre qu’un plan génocidaire ?
Est-il même besoin de poser la question quand on apprend que le ministre israélien de l’énergie, Yuval Steinitz, a déclaré ces jours-ci à la radio de l’armée qu’il n’excluait pas la possibilité de conquérir Gaza et de la détruire une fois pour toutes ?
Et ce qu’il se passe à la bordure de Gaza, depuis le début de cette grande marche du retour est, en quelque sorte, la mise en œuvre de la sinistre recommandation de Sofer. Ainsi la volonté éradicatrice d’Israël progresse, guerre après guerre, expulsion après expulsion, massacre après massacre. Et, si le rapprochement avec la préconisation de Sofer se joue sur une courte période de 14 ans, il faut se pencher aussi sur le temps long pour se rendre compte de la logique du sionisme qui se déroule depuis beaucoup plus longtemps. Différents travaux récents le permettent.
Déjà, le centième anniversaire de la déclaration Balfour (1917) par laquelle les Britanniques faisaient au mouvement sioniste la promesse d’un « Foyer Juif en Palestine », a déclenché une série de réflexions parmi les militants et intellectuels palestiniens. Cette déclaration Balfour est à replacer dans le contexte des tensions issues de la première guerre mondiale entre les « grandes » puissances d’alors ; elle n’est pas étrangère à la forte résistance britannique à accueillir au Royaume Uni le flot de Juifs tentés par l’émigration vers l’ouest par les sévices subis dans plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Le mouvement sioniste, qui avait pris forme dans la deuxième moitié du 19ème siècle, était représenté par Theodore Herzl, qui écrit dans son journal en 1895 : « Les antisémites deviendront nos amis les plus sûrs, les pays antisémites nos alliés ». Et de fait, les premiers soutiens de l’idée d’une émigration juive massive en Palestine émanèrent de différents milieux antisémites actifs en politique internationale, représentés notamment par les Anglais Chamberlain et Balfour. La déclaration Balfour promettait un foyer juif et non un État. Pour autant, elle a légitimé des vagues migratoires importantes d’Europe de l’est vers la Palestine, au sein desquelles l’idéologie sioniste s’est répandue, avec, d’emblée, le mépris et l’hostilité envers la population arabe de la Palestine. On sait comment, par la suite, le génocide nazi et la catastrophe de la « destruction des Juifs d’Europe » selon le terme de l’historien Raoul Hilberg, les dirigeants des pays vainqueurs de la deuxième guerre mondiale ont encouragé la création de l’État d’Israël.
Mettre fin aux illusions
On entend souvent parler d’un sionisme nationaliste, héroïque, pionnier, qui aurait été perverti après la guerre des six jours de 1967 – guerre qui a occasionné l’annexion de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem Est. Une représentation d’un État d’Israël qui serait acceptable à condition qu’il rende les territoires occupés s’est largement développée depuis. C’est une perception qui divise assez profondément le mouvement de soutien aux droits des Palestiniens et l’opinion en général. Or, si l’on est à l’écoute des analyses de politologues et d’historiens palestiniens, une fenêtre s’ouvre vers des approches qui prennent les choses à la racine. À la lecture de plusieurs textes récents, on ressent l’essoufflement des schémas de pensée qui placent les enjeux sur « un ou deux États », « résistance armée ou résistance non-violente », pour embrasser une vision faisant davantage le lien entre passé, présent et futur. Des éléments importants de la longue période, de la naissance du sionisme à nos jours, soit un siècle et demi, sont mises à jour pour le grand public.
Joseph Massad, par exemple, voit la Nakba non pas comme une catastrophe fixée à un seul moment de l’histoire des 70 dernières années, mais comme un processus continu de conquête coloniale de la Palestine, prenant différentes formes selon les moments, avec cependant la constante de l’expulsion des Palestiniens, l’élimination du plus grand nombre possible d’entre eux et l’élimination symbolique du peuple, de son histoire, de son patrimoine, de sa culture.
Un retour sur la naissance et la nature du sionisme peut permettre de comprendre le sens profond de ce qui se joue aujourd’hui à Gaza, dans le prolongement d’orientations qui ne sont pas nouvelles. Massad rappelle ainsi que, déjà dans les années 1890, dans le mouvement sioniste naissant, le thème du transfert des Palestiniens était abordé dans les débats entre les différentes tendances du mouvement et qu’un peu plus tard, en 1923, Ben Gourion déclarait : « je soutiens le transfert obligatoire, je n’y vois rien d’immoral ». Un comité de transfert de population fut mis en place en 1937 pour définir une stratégie d’expulsion.
Bref rappel de la construction sioniste de l’expulsion des Palestiniens
De nombreux travaux existent qui analysent la naissance du sionisme dans le contexte impérialiste de la deuxième moitié du 19ème siècle. L’ouvrage « d’histoire abrégée » de Jean-Pierre Bouché, montre bien son apparition dans l’Angleterre impériale où va être prôné le principe « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » – formule qui à la fois nie l’existence d’un peuple palestinien et érige les Juifs en peuple héritier biblique de la terre sainte. Théodore Herzl s’est appuyé sur ce contexte pour défendre l’idée d’un établissement des Juifs dans un pays qui serait le leur, face aux violences perpétrées contre eux dans les pays d’Europe centrale. Et le premier congrès sioniste de Bâle (1897), « réunit tous les ingrédients du sionisme actuel », avec des recommandations qui annoncent la colonisation d’une terre « excluant la population déjà présente, le judaïsme mis au service du nationalisme sioniste », lequel, au départ, n’avait pas les faveurs des Juifs.
Je ne m’étendrai pas plus sur l’analyse du sionisme – il faudrait un article entier – je citerai simplement Pierre Stambul : « Le racisme actuellement à l’œuvre en Israël provient d’une idéologie qui essentialise les individus selon leur origine, leur culture ou leurs croyances. Mettre en cause le sionisme n’est pas se tourner vers le passé. Au contraire, c’est montrer ce qui bloque toute paix fondée sur l’égalité des droits ».
L’enjeu de l’égalité des droits
Aujourd’hui, l’enjeu de l’égalité des droits est plus que jamais fondamental. C’est une réponse claire à ceux qui renvoient dos à dos Israéliens et Palestiniens en invoquant la sécurité pour tous, alors que la situation est celle d’une inégalité féroce entre citoyens israéliens juifs, citoyens israéliens palestiniens, Palestiniens de Cisjordanie, Palestiniens enfermés à Gaza… C’est ce qu’ont très bien expliqué Richard Falk et Virginia Tilley dans leur rapport commandé par la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale de l’ONU, établissant ainsi que l’État d’Israël est un État d’apartheid. À la parution du rapport, l’ONU l’a immédiatement confisqué au lieu de le diffuser, ce qui a valu la démission de la présidente de la commission, Rima Khalaf. Heureusement, le rapport a été diffusé autrement, traduit et lu dans le monde entier. Ses auteurs ont été invités partout pour en parler.
Les mouvements qui apportent un soutien aux Palestiniens dans leur inébranlable espoir d’être restaurés dans leurs droits, ont tout intérêt à être attentifs aux derniers développements en Palestine occupée et aux analyses qui en sont faites. Plusieurs politologues d’Al-Shabaka, sollicités à l’occasion du nouveau massacre israélien à Gaza, ont ouvert des perspectives nouvelles.
Un renouveau des analyses sur la situation par les Palestiniens
Razi Nabulse, réfléchissant à la reconstruction du projet national palestinien, présente la Nakba sous deux angles : d’un côté le retour historique pose la question de la commémoration ; d’un autre côté, la Nakba est sous-jacente à l’objectif stratégique de démantèlement de l’État juif et de ses structures – objectif appuyé sur la compréhension qu’Israël « n’est concerné que par le contrôle du plus grand espace possible avec le moins possible de Palestiniens ».
Irène Calis avertit que des changements radicaux sont indispensables et qu’il faut « poser correctement le problème » en disant que « le problème… n’est pas l’occupation mais le projet sioniste ». Dès lors, si le sionisme fondateur n’est pas radicalement remis en cause, le statu quo actuel va continuer pour les Palestiniens. La critique de l’Autorité Palestinienne est absolue dans ses propos : « les Palestiniens n’ont pas besoin de dirigeants qui courtisent le coupable » et elle préconise un « réajustement stratégique de l’action politique centrée sur le sionisme (pas sur l’occupation), sur l’anticolonialisme (pas sur l’État) et sur l’émancipation (pas sur une paix en faillite).
Amal Ahmad évoque « l’importance vitale de comprendre les objectifs et les stratégies de l’État israélien, de manière à formuler et mettre mieux en œuvre une stratégie de résistance prospective ». Comme la plupart des observateurs, elle qualifie le processus des accords d’Oslo et l’investissement qu’y a consacré la direction palestinienne, de « grande illusion qui a fait reculer les Palestiniens en termes d’unité, de direction et de pouvoir de négociation ». De là, elle préconise de se focaliser sur des stratégies plutôt que sur des solutions.
Haidar Eid parle d’échec de la direction de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) « à générer un plan démocratique de libération qui tienne compte de tous les Palestiniens ». Il impute le problème existentiel actuel du peuple palestinien au fait que le mouvement national palestinien a « réduit la lutte … à … la libération des territoires occupés en 1967 », négligeant ainsi la nature de colonialisme de peuplement de l’État d’Israël. Et il conclut : « Les efforts du mouvement BDS pour élever le niveau de conscience, le travail des comités de réfugiés, les activités de militants pour la défense des droits humains dans les territoires occupés en 1948 et la Grande Marche du Retour de Gaza sont des indicateurs puissants du besoin de mettre en avant une plateforme alternative qui conjugue les différentes luttes du peuple palestinien ».
Quelles perspectives ?
Si les réflexions citées ici abordent la question du sort des Palestiniens, avec chacune leur angle d’attaque particulier, elles se rejoignent sur bien des points cruciaux tels que l’unité nécessaire du peuple palestinien aujourd’hui fragmenté par la colonisation et par l’exil. Elles se dégagent aussi de l’héritage d’Oslo, contestent plus ou moins ouvertement l’Autorité Palestinienne et appellent à un renversement des postures pour assurer l’avenir de la Palestine.
Il est souhaitable que ces analyses et orientations puissent aussi susciter dans le mouvement de soutien aux droits des Palestiniens des remises en cause de schémas qui ont démontré leurs limites. L’important est de se tenir à l’écoute des Palestiniens eux-mêmes et, parmi eux, de celles et ceux qui n’hésitent pas à des remises en cause. Vingt cinq ans après les soi-disant accords d’Oslo, c’en est fini des illusions sur la volonté israélienne de vivre en paix sur la terre de Palestine et de reconnaître le droit des Palestiniens sur cette terre. Mais, en dépit de l’indignation suscitée dans le monde par le massacre en cours à Gaza, les dirigeants israéliens et leur ami Trump se pavanent dans la nouvelle ambassade américaine de Jérusalem, illégale en droit international, Netanyahou va être accueilli par le président français le 5 juin. L’heure n’est pas encore venue des sanctions qui pourtant s’imposent contre cet État voyou dont les gouvernants sont passibles de poursuites pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. En attendant, le mouvement de boycott s’est renforcé dans le monde entier et existe même en Israël, tandis que des entreprises, des fonds de pension et des fonds universitaires de divers pays ont cessé d’investir en Israël et/ou de collaborer avec des institutions israéliennes. Ainsi, le mot d’ordre de Boycott, Désinvestissement, Sanctions, lancé en 2005 par la société civile palestinienne et repris dans le monde entier, fait son chemin pour l’avenir de la Palestine.
Par Sonia Fayman, publié le 2 juin 2018 dans le journal Gardarem Lou Larzac !