Le crime et son double

Les gens pensent pouvoir vivre sans rien changer à leur pratique ou à leur état face à un génocide qui ne les concernerait pas.

Pour moi la vie s’arrête.

Je sais bien que le maître-mot est de considérer n’y pouvoir rien. Que cela nous dépasse. Ni plus ni moins pour rester dans la moyenne. Au mieux prier qu’une guerre s’arrête entre belligérants qui retrouveraient par magie la sagesse. Mais il ne s’agit pas d’une guerre. C’est ici un génocide. On parle comme s’il n’y avait pas de disproportion entre une situation de riches dont la richesse tranquille est perturbée par un crime unique terrible à leur encontre, et une situation de démunis persécutés continûment enfermés et pilonnés.

On entend dire dans les journaux télévisés que la population bombardée a été « encouragée » par l’armée à se déplacer, ou « invitée » à aller vers le Sud, puis vers la côte où elle serait en sécurité… Autant de mots inappropriés et pervers pour faire croire à l’esprit de civilisation de l’armée génocidaire.

Et les gens ailleurs, dans le monde occidental qui a approuvé les bombardements pour éradiquer la résistance à l’hégémonie persécutrice, pensent pouvoir vivre de Black Friday en joyeuses fêtes, sans rien changer. L’essentiel étant de ne rien dire. D’éviter de parler de l’insoutenable. En parler serait s’empêcher de vivre. Ce serait risquer la contrariété d’une expression non conforme aux exigences du gouvernement qui a désigné le terroriste en la figure du persécuté historique actuel ; et la victime en la figure de l’héritier mémoriel et tutélaire d’une persécution passée dont le traumatisme effectif a été volontairement arrimé, entretemps, à un persécuteur étatique négationniste, messianique et fasciste auquel on accorde contre la plus violente évidence la vertu d’être un exemple de démocratie.

Le peuple gouverné par les prises de position du pouvoir exécutif auquel il se soumet – comme le ferait tout autre peuple pensé par lui comme méprisable parce que soumis à une dictature – croit qu’il est sage de ne surtout pas nommer ce qu’il sait être un génocide. Il se conforme à la langue du pouvoir et à celle des journaux télévisés qui dé-nomment le crime majeur qu’il a sous les yeux. On lui dit de ne pas bouger et il ne bouge pas. Il sait qu’ailleurs dans le monde on est révolté par le déni, la complicité et le soutien occidentaux au crime de génocide mais il accepte le projet d’extermination d’une population qu’il sait condamnée par la fallacieuse accusation de terrorisme portée par son double exterminateur. Le double de lui-même qui là-bas extermine en son nom démocratique, au nom d’une « même valeur » occidentale, qu’elle soit républicaine ou royaliste ou simplement campiste sans qu’on y trouve trace de la démocratie. Qu’importe. Là où on lui dit de faire, le peuple démocratique tétanisé fait comme on lui dit, soit pour préserver son gain consumériste soit par peur de l’opprobre qu’il aurait à subir d’être accusé d’être ce qu’il n’est pas. La pierre tombale de sa libre pensée à oser nommer le crime majeur de génocide impossible à nommer, est une lutte dévoyée contre un mal certes existant mais parfaitement inopérant dans cette cause de malheur. De l’accepter au principal il se condamne lui-même.

Il se sauve provisoirement en devenant cynique. Ou fou, comme un ancien ministre de la Justice sénile déniant au peuple anéanti la protection judiciaire internationale contre les crimes de guerre au prétexte qu’il n’est pas le peuple d’un État reconnu.

J’en arrive au point central de la mort cérébrale du peuple qui refuse de se prononcer sur ce qu’il regarde en train de se faire à une échelle inégalée. Le peuple est mort en tant que peuple dès lors qu’il accepte la sortie de civilisation conduite par ses dirigeants inféodés à un État dont ils ont validé, sans même en avoir l’air, l’ambition génocidaire.

Le peuple est aujourd’hui décomposé par ses affects identificatoires à des figures victimaires qui sont collectivement des bourreaux, derniers acteurs du colonialisme occidental le plus négationniste. Et cette identification par le seul mode de vie moderne suffit à produire l’actuel aveuglement de masse face au plus puissant crime de génocide jamais vu en direct depuis la seconde Guerre Mondiale. Or ce direct intime à la population le silence et l’acceptation commandés par le traitement des journaux télévisés et l’extrême distanciation de la presse « de référence » à l’égard des victimes non occidentales. Elle s’y conforme d’autant mieux qu’à l’inverse la presse « de référence » lui fait approcher les affects qu’elle partage intimement avec celles et ceux de l’État bourreau qui ont subi la charge explosive du 7 octobre 2023…

« Et c’est ainsi qu’Allah est grand » disait dans les années 1950, semaine après semaine, Alexandre Vialatte en conclusion de ses chroniques.

Guy LAVIGERIE

3 décembre 2023