Au lendemain du dîner annuel du Crif, retour sur les méthodes d’une organisation qui se comporte le plus souvent en ambassade officieuse du gouvernement israélien en France.
Politis, jeudi 9 février 2012
Quinze jours avant l’édition 2012 du traditionnel dîner, qui s’est tenu le mercredi 8 février, François Hollande a reçu dans son QG de campagne Richard Prasquier, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Opération évidemment médiatique immortalisée par une photo – celle d’une poignée de main à l’issue d’une rencontre « chaleureuse et conviviale » – et par un communiqué publié par le Crif qui énumère les sujets évoqués : « L’abattage rituel, les problèmes liés aux signes distinctifs religieux dans l’espace public, l’antisémitisme et l’antisionisme, le boycott d’Israël, etc. » Faut-il décrypter ? Les deux premiers sujets visent les musulmans de France, les deux autres viennent en défense de la politique de colonisation israélienne. L’amalgame antisémitisme-antisionisme est un grand classique du discours officiel israélien. Il vise à criminaliser la lutte contre la colonisation.
On fait ensuite dire à François Hollande une petite phrase faussement anodine : « Si Israël est l’objet de tant de critiques, c’est qu’il constitue une grande démocratie. » Fermez le ban. Tout est dit : si la politique israélienne est critiquée, ce n’est nullement parce que ce pays détruit au bulldozer des maisons palestiniennes pour construire à tour de bras des colonies, et cela en défiant le droit international, c’est… parce que c’est une démocratie !
Si tant est que ce soit sincèrement l’opinion de M. Hollande, ce n’est pas vraiment le point de vue des Arabes israéliens, et moins encore celui des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza.
L’épisode, on le voit, est édifiant : le candidat socialiste est passé à la moulinette idéologique du Crif. Avec son consentement, hélas. Et le sentiment qui est le sien, sans doute, qu’on ne peut pas être un candidat sérieux à la présidence de la République française sans en passer par là… Fondé ou non, ce sentiment est peut-être le plus grave dans cette histoire. Le Crif en tout cas n’a plus rien à voir avec l’organisation née en 1944, dont l’objectif était la sauvegarde des Juifs réfugiés en France, puis la défense de leurs intérêts matériels et moraux au lendemain de la guerre.
Au gré des événements du Proche-Orient, il est devenu le porte-parole officieux de la politique israélienne en France. Il relaie au sein de notre société tous les combats de l’État hébreu, sans le moindre état d’âme. Ce qui a fini par porter gravement atteinte à sa représentativité au sein de la communauté juive, au point de susciter la naissance de mouvements qui refusent cette prétention au monopole d’une parole officielle qui n’est plus « juive » mais « pro-israélienne ». C’est le cas de l’Union française juive pour la paix, et d’Une autre voix juive.
Au fur et à mesure que le Crif gagnait en reconnaissance auprès des pouvoirs publics, ce discret banquet communautaire, initié en 1985, s’est imposé dans le paysage politique comme un rendez-vous incontournable. Loin du fantasme du lobby tout-puissant, la question de l’influence exercée par le Crif demeure. Qu’il s’agisse de la visite en 1989 de Yasser Arafat ou du récent vote de la France en faveur de l’adhésion de la Palestine à l’Unesco, les gouvernements ont su parfois afficher une certaine autonomie envers les positions exprimées par les dirigeants successifs de l’organisation, traditionnellement hostiles à l’OLP.
À l’inverse, les exemples ne manquent pas pour illustrer les pressions singulières – et souvent efficaces – du Crif : renvoi en justice de l’affaire Fofana, désapprobation du choix d’Hubert Védrine pour diriger en 2007 le Quai d’Orsay, criminalisation du boycott de certains produits israéliens [note]Au cours du dîner 2010, François Fillon a opéré un redoutable glissement sémantique, accusant les initiateurs du boycott de s’en prendre non pas aux « produits israéliens », mais aux « produits cacher »]], dramatisation de la menace nucléaire iranienne ou campagne tous azimuts en faveur de la libération du soldat Gilad Shalit, entre autres.
Le début des années 2000 a marqué un raidissement croissant des représentants de l’organisation au sujet du conflit israélo-palestinien. À l’image de la société israélienne, le comité directeur du Crif s’est « droitisé » au point de se voir reprocher d’être systématiquement aligné sur les positions des gouvernements Sharon, Olmert ou Netanyahou. Ses détracteurs les plus sévères sont le plus souvent issus de la communauté juive : à propos du Crif, l’éditorialiste Jean Daniel évoque ainsi une « institution qui conduit une politique nocive au pays, nuisible aux juifs de France et à la coexistence paisible entre les diverses composantes de la nation », tandis que le philosophe Alain Finkielkraut compare son rendez-vous annuel à un « tribunal dînatoire ». Élisabeth Lévy et Rony Brauman regrettent, quant à eux, que le Crif « se comporte comme une seconde ambassade d’Israël en France ». L’expression avait déjà été utilisée par un ancien président du Crif, Théo Klein, homme de gauche authentique et, surtout, homme de sagesse et de raison face au conflit israélo-palestinien. Son dirigeant actuel n’a pas tenté d’atténuer ces critiques, bien au contraire : Richard Prasquier, « l’honneur de la communauté juive », selon Alexandre Adler, s’est donné comme mission de « changer l’image d’Israël ». En poste depuis 2007, ce cardiologue âgé de 66 ans a succédé à Roger Cukierman, l’homme qui voyait dans le score de Jean-Marie Le Pen en 2002 « un message aux musulmans » afin qu’ils « se tiennent tranquilles ». Plus prudent, Richard Prasquier n’est pas moins radical : l’été dernier, lors d’un dîner organisé par l’antenne alsacienne du Crif, son dirigeant national a fustigé l’envoi de flottilles humanitaires auprès des Palestiniens, ajoutant catégoriquement qu’il n’y avait « pas de crise humanitaire à Gaza ».
Quelques jours auparavant, invité à la « Conférence présidentielle » de Jérusalem, le président du Crif considérait le gouvernement français comme étant le plus déterminé depuis 1945 à lutter contre l’antisémitisme. Ce qui était évidemment fort désagréable pour Jacques Chirac et pour François Mitterrand.
De même, il réfuta devant un public israélien l’idée selon laquelle la France serait une nation foncièrement judéophobe : pour preuve, crut-il bon de préciser, les deux favoris à l’élection présidentielle de 2012 étaient, jusqu’au printemps dernier, Nicolas Sarkozy, un candidat « aux origines partiellement juives », et Dominique Strauss-Kahn… VRP tout-terrain du Crif, Richard Prasquier est un marathonien de la communication communautaire : plateaux de télévision, réunions locales en province, conférences à Tel-Aviv et interventions à Saint-Germain-des-Prés. Le 22 janvier, il était ainsi aux côtés de l’essayiste Caroline Fourest à l’occasion d’un débat consacré au Front national et organisé par la Règle du jeu, revue animée par Bernard-Henri Lévy.
Le dirigeant du Crif a saisi cette occasion pour lancer son appel aux électeurs juifs à ne pas céder aux charmes de Marine Le Pen. Ce qui confirmait maladroitement l’évolution d’une partie importante de la communauté. Depuis plusieurs mois, en effet, la présidente du FN a lancé une opération séduction en direction du gouvernement de Benyamin Netanyahou et des Français vivant en Israël. Malgré cela, et en dépit des distances prises par Marine Le Pen avec les propos antisémites de son père, Richard Prasquier entend préserver le cordon sanitaire à l’endroit du FN, qui n’a toujours pas été invité, cette année, au dîner du Crif. Peu importe à la dirigeante frontiste, hostile à cette « association non représentative qui mène un combat politique contre nous ». Marine Le Pen vient d’ailleurs d’inaugurer son propre mouvement de soutien communautaire à travers une petite structure, présentée comme indépendante et dénommée « Union des Français juifs ».
Quant au Parti communiste et aux écologistes, la tension persiste : en 2009, les représentants du PCF et des Verts n’ont pas été conviés au rendez-vous annuel. Motif : le comité directeur du Crif n’avait pas apprécié la condamnation des bombardements israéliens de la population de Gaza par les élus communistes et écologistes. Cette sanction avait alors entraîné la rupture entre l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE) et le Crif. Les membres de l’UJRE avaient été indignés par cette diabolisation de la gauche alternative. Son président, Jacques Lewkowicz, avait alors expliqué en ces termes sa décision de suspendre la participation de son association au Crif : « Nous désapprouvons cette attitude de monsieur Prasquier, pas parce qu’il s’agit du Parti communiste mais parce que le fait de vouloir rejeter toute une partie de l’échiquier politique – qui a sa légitimité – est contraire à l’intérêt des Juifs français. »
Avec le Parti socialiste, le Crif alterne le chaud et le froid : après avoir félicité François Hollande pour sa victoire aux primaires, Richard Prasquier n’a pas manqué de déraper en dénonçant violemment la mise à l’écart, au profit des Verts et en vue des prochaines élections législatives, de quatre députés PS dont le point commun serait d’appartenir à la communauté juive. Le PS, accusé de sacrifier des élus juifs pour de sombres tactiques électorales ? Le candidat socialiste à l’Élysée n’en a pas tenu rigueur, pas plus qu’il n’avait manifesté son courroux lorsque le site du Crif lui avait prêté en 2005 des propos favorables à la « réorganisation du recrutement au Quai d’Orsay », un ministère présenté comme un bastion de la « politique arabe de la France ». Agacé d’avoir découvert son entretien tronqué et déformé, François Hollande précisa au quotidien Libération que le Crif avait « voulu utiliser [ses] propos dans le sens de ses thèses ».
Malgré quelques anicroches, le PS est « un parti où les Juifs se sentent apparemment à l’aise », estime Roger Cukierman, le prédécesseur de Richard Prasquier, dans un langage codé qui fait référence au soutien historique apporté par les dirigeants socialistes à Israël. Datant de 2007, ce commentaire singulier semble en partie caduque : les membres socialistes du Cercle Léon-Blum, pseudopode du Crif au sein du PS, n’ont plus le vent en poupe, notamment depuis la mise hors circuit de leur ex-favori, Dominique Strauss-Kahn. Et les malentendus entre le parti et le Crif ont repris : récemment encore, le député Jean Glavany, de retour d’une mission parlementaire au Proche-Orient, s’est vu reprocher par Richard Prasquier l’usage du mot « apartheid » pour désigner le régime israélien dans un rapport consacré à la politique de l’eau.
En ce qui concerne Nicolas Sarkozy, le désamour a commencé : celui qui était considéré, depuis sa rencontre en 2004 avec Ariel Sharon – dès son investiture à la tête de l’UMP –, comme un soutien indéfectible de la communauté juive, a fini par décevoir. Un site ultrasioniste résume la fin de la lune de miel par une phrase : « 2006-2011 : Sarko plie sous le lobby pétrolier arabiste mondial. » Selon ces déçus du sarkozysme, le chef de l’État aurait progressivement cédé à la realpolitik dictée par les pétromonarchies du Golfe. Le tournant diplomatique se serait produit en juin 2010, à la suite de l’attaque israélienne de la flottille humanitaire en provenance de Turquie. En critiquant la sanglante riposte d’Israël, Nicolas Sarkozy aurait commencé à se désolidariser des Juifs de France.
La réalité est évidemment plus complexe : à travers l’UMP, et notamment Claude Guéant, ministre de l’Intérieur en charge des cultes, le président de la République continue d’envoyer des signaux de sympathie à destination du Crif en rappelant régulièrement son « engagement prioritaire » en faveur d’Israël, en commémorant également les « racines juives » de l’Hexagone ou en annonçant l’absence, dorénavant, de tout concours officiel lors de la Pâque juive. Mais ce n’est jamais assez. Le Crif ne relâche jamais sa pression. Même sur ses meilleurs amis.
jeudi 9 février 2012