Par Guillaume Gendron, Correspondant à Tel-Aviv — 26 novembre 2017. Interview de Hagai El-AD.
De passage à Paris, Hagai El-Ad, le directeur de l’ONG B’Tselem, dresse un tableau très sombre de la situation dans les territoires occupés et appelle à un sursaut international.
Il y a un an, Hagai El-Ad, directeur de B’Tselem – une ONG israélienne de défense des droits humains dans les territoires occupés – se retrouvait en une de toute la presse israélienne. Il venait de prononcer un discours décrivant sans concession l’avancée de la colonisation de la Cisjordanie occupée et de Jérusalem-Est devant un panel de l’ONU. El-Ad réclamait un engagement ferme de la communauté internationale et des sanctions.
De quoi déclencher l’ire du Premier ministre Benyamin Nétanyahou et son gouvernement de coalition avec l’extrême droite. Deux mois plus tard, l’ONU vote la première résolution condamnant officiellement la colonisation depuis 1979, grâce à l’abstention des États-Unis, et à laquelle le gouvernement israélien ne compte pas se conformer.
Soixante-dix ans après le vote du plan de partage de la Palestine par l’ONU et cinquante ans après la première résolution condamnant l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, Hagai El-Ad sera à Paris lundi, à l’occasion d’un colloque organisé au Sénat par l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo) intitulé «Israël-Palestine : que la France s’engage».
Quel bilan tirez-vous de l’année écoulée depuis votre discours devant les Nations unies fin 2016 ?
La seule avancée positive fut la résolution 2334 de l’ONU. C’était un moment exceptionnel – même si la résolution reste à être suivie par Israël. Au-delà de ça, ce fut une année très décevante, une année de plus d’occupation israélienne, avec un développement significatif des colonies et des destructions de maisons palestiniennes qui menacent des communautés entières.
Votre diagnostic est toujours plus alarmiste mais on a l’impression que vous n’arrivez plus à le faire entendre.
L’occupation est une réalité tolérée par le monde depuis maintenant cinquante ans. Il est difficile d’injecter un sentiment d’urgence : la colonisation est devenue un fait dans l’ordre international des choses. Cette tolérance qui s’est installée depuis si longtemps est due à plusieurs facteurs. D’abord, il y a la façon dont Israël profite des désaccords entre les différents acteurs internationaux et les retourne à son avantage. Ensuite, il y a l’instrumentalisation des accusations d’antisémitisme, un mécanisme très efficace pour réduire l’autre au silence. Le gouvernement israélien essaye de mettre un signe d’égalité entre deux choses qui n’ont rien à voir : d’un côté le rejet de l’occupation, qui se base sur la morale et la raison, et qui est parfaitement acceptable ; et de l’autre, l’antisémitisme, qui est une chose inadmissible pour tous. Leur raisonnement est le suivant : rejeter la colonisation est synonyme du rejet d’Israël, qui est lui-même considéré comme de l’antisémitisme et un soutien au terrorisme. Désormais, prendre une position anti-occupation en public vous expose à de telles accusations – j’en ai fait l’amère expérience. Mon discours à l’ONU a été décrit comme anti-israélien. Il n’en est rien : la fin de l’occupation est une condition indispensable pour assurer un futur juste pour Israéliens et Palestiniens.
Pour la communauté internationale, l’occupation reste l’obstacle majeur à la solution à deux États, et donc à une résolution du conflit…
Nous n’avons pas de position là dessus en tant qu’organisation – un État, deux États, il existe plusieurs solutions… Nous demandons simplement la fin de l’occupation parce qu’elle bafoue les droits humains, point. Pour ce qui est des scénarios politiques, du moment que celui choisi satisfait les concepts d’autodétermination, de justice, de liberté et d’État de droit, nous le soutiendrons. Le seul scénario incompatible avec ces valeurs est celui de l’occupation perpétuelle.
Pourquoi définissez-vous la colonisation comme «perpétuelle» ?
A l’origine, l’occupation a été présentée par Israël comme un état temporaire, une conséquence de la guerre de 1967. Mais trois observations nous permettent de dire qu’on est passé à un stade perpétuel. D’abord, le passage du temps : un demi-siècle, ça n’a rien de temporaire. Ensuite, les investissements massifs des gouvernements successifs, et particulièrement l’actuel, dans des infrastructures permanentes en Cisjordanie pour accommoder les colons. Enfin, il n’y a qu’à écouter les prises de position de plus en plus assumées sur le sujet par l’ensemble du leadership israélien.
En mai 2016, vous avez annoncé la fin de votre collaboration avec les tribunaux militaires pour enquêter sur les abus commis par les soldats dans les territoires occupés. Vous ne souhaitiez plus être, pour reprendre vos mots, la «feuille de vigne» du système…
Le temps passant, les faits et les données s’accumulant, nous en sommes venus à cette conclusion douloureuse. Pendant trente ans, soit une génération, nous avons tenté de mettre en place de la responsabilité et de la transparence, en recensant systématiquement les cas des Palestiniens abusés, blessés ou tués par les unités de sécurité israélienne dans les cas où la force n’était pas nécessaire. Depuis l’an 2000, nous avons monté plus de 700 dossiers après enquête minutieuse, qui, selon nous, justifiaient l’ouverture d’une instruction. Ces quinze dernières années, des charges ont été portées dans seulement 3% des cas. La plupart du temps, il n’y a même pas eu d’instruction. Donc quand on prend du recul, on en arrive à la conclusion que l’impunité est quasi-totale. Le système n’est pas défaillant : le système installe l’impunité à travers une fausse impression de transparence. Et cela dépasse les tribunaux militaires. C’est également le cas dans les cours de justice civile, voire jusqu’à la haute cour de justice, qui offre une apparence de légalité à l’occupation.
Ces derniers mois, le gouvernement est encore monté d’un cran dans ses attaques contre les ONG israéliennes anti-occupation comme la vôtre…
Cette escalade s’est faite graduellement, sur de nombreuses années. Les politiciens ont découvert que ce type de propagande négative à usage «interne» était très efficace auprès de l’opinion publique israélienne. Ces gesticulations – nous qualifier de «quatrième colonne», de «traîtres à la patrie», «d’agents étrangers» – sont non seulement devenues banales mais surtout très populaires et utiles pour s’ériger en tant que patriote. Mais le niveau d’intimidation et d’appels à la haine que l’on voit en ce moment est sans précédent. Et encore, nous sommes bien plus protégés que les ONG palestiniennes ou nos volontaires sur le terrain, qui, eux, risquent leurs vies. Ce qui nous oblige moralement à parler encore plus fort, et notamment en direction des institutions internationales.
Vous parlez de morale, mais pour de nombreux observateurs, alors qu’Israël va fêter ses 70 ans, la fin de la colonisation est aussi un impératif politique de survie pour l’Etat hébreu…
L’histoire nous enseigne qu’une réalité fondée sur l’injustice n’est pas seulement moralement injustifiable, mais qu’elle apporte aussi son lot de violence et d’instabilité. Le contrôle permanent imposé par Israël à des millions de personnes privées de leurs droits est inexcusable et inacceptable. La situation actuelle, ce soi-disant statu quo, ne nous garantit qu’une chose : une spirale continue vers une réalité intrinsèquement violente, injuste et désespérée. Si aucune solution non-violente n’est trouvée, on peut s’attendre à un futur bien plus sombre. Changer la réalité de l’occupation est donc non seulement une tâche morale, mais aussi une urgence internationale : des vies en dépendent.
Guillaume Gendron. Correspondant à Tel-Aviv