Photo: Bâtiment détruit de l’Université islamique de Gaza
Ivar Ekeland, président de l’AURDIP, a écrit à Antoine Petit, Président-directeur général du CNRS, pour s’étonner que le CNRS relance de nouveaux projets de coopération franco-israéliens après l’ordonnance de la Cour Internationale de Justice (CIJ) du 26 janvier 2024 qui souligne les forts risques que Israël commette actuellement un génocide à Gaza.
Professeur Antoine Petit
Président-directeur général du CNRS
Monsieur le Président,
Il est grand temps que le CNRS mette fin à toute coopération scientifique avec Israël, comme il l’a fait avec la Russie.
Le 26 janvier dernier la Cour Internationale de Justice, la plus haute instance judiciaire internationale, a rendu une ordonnance suivant laquelle « le droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide et les actes prohibés connexes visés à l’article III » de la convention de 1948 contre le génocide était menacé. La Cour a ordonné une série de mesures d’urgence, parmi lesquelles « Israël doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe des Palestiniens de la bande de Gaza », et « Israël doit veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes visés » par l’article II de la convention de 1948. La Cour déclare également « qu’Israël doit prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza », ce qui signifie qu’en empêchant cette fourniture jusqu’à présent Israël a agi contrairement au droit international.
Dans l’échelle des crimes internationaux, le génocide est le plus grave que l’on puisse commettre. L’AURDIP s’étonne, dans ces conditions, que le CNRS relance de nouveaux projets de coopération franco-israéliens, au risque de ternir à jamais sa réputation, et de rendre ses chercheurs complices de génocide, risque souligné par l’ordonnance du 26 janvier 2024 et qui pourrait se confirmer dans le cadre de la décision à venir au fond de la Cour. On note par exemple que l’armée israélienne, dans sa destruction systématique de Gaza, utilise l’IA de manière systématique et innovante, alors qu’il s’agit de l’une des priorités de la coopération franco-israélienne, on s’interroge sur la responsabilité des chercheurs français qui ont collaboré avec des équipes israéliennes sur le sujet. D’une manière générale, les universités et les centres de recherches israéliens sont profondément impliquées dans les actions qui ont conduit la CIJ à prendre ces mesures d’urgence. On connaît les liens étroits qu’entretient le Technion avec le complexe militaro-industriel israélien, notamment Elbit Systems et Rafael Advanced Defense Systems. Mais c’est à l’Université de Tel Aviv qu’a été conçue la trop célèbre « doctrine Dahiya », qui recommande dans les opérations militaires le recours à une force écrasante, un usage disproportionné de la force contre l’ennemi, la destruction des infrastructures civiles, et l’absence de prise en compte des dommages collatéraux, le tout en contradiction explicite avec les lois de la guerre.
Dans un discours prononcé le 7 novembre, le président de l’Université de Tel-Aviv a tenu les propos suivants : «L’Etat d’Israël a juré d’effacer jusqu’au souvenir du Hamas « Rappelle-toi ce que t’a fait Amalek lorsque tu as quitté le pays d’Egypte » : voilà ce que nous apprend le livre du Deutéronome. Et voici le commandement divin au peuple d’Israël : « Tu effaceras le souvenir d’Amalek de sous le ciel. N’oublie pas ! » Voici ce qu’il faut faire au Hamas, et je suis convaincu que c’est ce que l’État d’Israël fera ». La référence à Amalek, dans la bouche de hauts responsables israéliens, a été relevée explicitement par l’Afrique du Sud, dans sa requête du 28 Décembre 2023, comme preuve d’une intention génocidaire. L’Université de Tel Aviv déclare avoir plus de 5000 étudiants mobilisés à Gaza, et on peut imaginer l’effet qu’a sur eux la rhétorique de leur président. On peut l’apprécier par une video, tournée le 7 décembre et projetée lors d’une audience de la CIJ, où l’on voit des soldats israéliens dans les ruines de Gaza chanter et danser sur le thème « Nous effacerons la semence d’Amalec » et « Il n’y a pas de Palestinien innocent ». Cela a conduit la Cour à ordonner à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir et punirl’incitation directe et publique à commettre le génocide à l’encontre des membres du groupe desPalestiniens de la bande de Gaza ». Monsieur le Président, le CNRS veut-il vraiment envoyer des chercheurs français dans des institutions fanatisées ?
Il serait temps également que le CNRS regarde ce qui se passe du côté palestinien et en tire les conséquences. Les Palestiniens aussi ont des universités et des centres de recherche. Du moins ils en avaient, jusqu’à ce que l’armée israélienne entreprenne de raser la bande de Gaza. Dans le document de 84 pages déposé par l’Afrique du Sud auprès de la CIJ, on relève ceci : « Sufian Tayeh, président de l’université islamique — physicien primé et titulaire de la chaire UNESCO pour l’astronomie, l’astrophysique et les sciences spatiales en Palestine —, qui a été tué avec sa famille par une frappe aérienne, Ahmed Hamdi Abo Absa, doyen du département d’ingénierie logicielle de l’université de Palestine, qui aurait été abattu par des soldats israéliens alors qu’il repartait à pied après avoir été libéré au bout de trois jours de disparition forcée, ainsi que Muhammad Eid Shabir, professeur d’immunologie et de virologie et ancien président de l’université islamique de Gaza, et Refaat Alareer, poète et professeur de littérature comparée et de création littéraire à l’université islamique de Gaza, tous deux ont été tués en même temps que des membres de leur famille». C’était le 28 décembre 2023, et la situation n’a fait qu’empirer. On compte aujourd’hui 94 professeurs d’université tués à Gaza, le dernier en date étant le professeur Abu Hein, psychologue renommé, abattu par un tireur d’élite israélien. Toutes les universités de Gaza, sans exception aucune, ont été détruites, avec les bibliothèques, les lieux de culte, églises et mosquées, les monuments archéologiques, et jusqu’aux cimetières. La destruction du patrimoine scientifique et culturel de Gaza, sans aucun intérêt militaire, ne peut s’expliquer que par une volonté délibérée, à telle enseigne que le professeur israélien Neve Gordon, n’hésite pas à parler d’« éducide ». Le CNRS ne pourrait-il pas s’émouvoir de la destruction de tout un patrimoine scientifique et culturel, et de l’extermination des enseignants et des chercheurs ?
Aujourd’hui, bientôt quatre mois après l’invasion de Gaza, l’armée israélienne a fait au moins 27 mille morts, pour deux tiers des femmes et des enfants, et près de deux millions de déplacés, certains plusieurs fois. La population manque d’eau, de nourriture, de soins, la famine et l’épidémie menacent, toutes les infrastructures ont été détruites. La Cour Internationale de Justice a ouvert une procédure pour génocide, et a ordonné des mesures d’urgence pour protéger la population de Gaza. Pourtant, les opérations militaires destructrices sur Gaza ne se sont pas ralenties, les universités et les centres de recherche israéliens continuent à les soutenir, matériellement et moralement. Le CNRS doit se conformer à l’ordonnance de la CIJ et mettre fin à toute coopération scientifique avec Israël
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments distingués
Ivar Ekeland
Président de l’AURDIP
Président honoraire de l’Université Paris-Dauphine
Membre de la Société Royale du Canada et de l’Academia Europea
Membre étranger des Académies des Sciences de Norvège, de Palestine et d’Autriche