Nous apprenons avec une immense tristesse la disparition de Maurice Rajsfus ce samedi 13 mai 2020, jour de mobilisation contre la violence et l’impunité policières. Les lignes qui suivent rendent hommage à celui qui a été la victime de cette violence, sous sa forme la plus radicale, puis un combattant acharné pour la dénoncer, la raconter, la décrire, l’analyser, l’archiver. C’est en somme un journaliste, un historien, un penseur, un militant que nous saluons, dans le sens le plus noble que peuvent avoir tous ces mots.
Né en 1928 à Aubervilliers, Maurice Rajsfus avait été arrêté le 16 juillet 1942 avec ses parents lors de la rafle du Vél d’Hiv par un policier français qui avait été son voisin de palier. Relâché à la suite d’un ordre excluant de la rafle les Juifs de 14 à 16 ans, il n’avait plus jamais revu ses parents. À compter de ce jour il était devenu un militant acharné contre les abus policiers, dont il a répertorié et décortiqué tous les avatars dans des livres (une trentaine), des articles (par centaines) et des bulletins militants (innombrables), du Vel d’Hiv qui fit de lui un orphelin aux dites « bavures » de l’ère Pasqua, Debré, Chevènement, Sarkozy, jusqu’à nos jours, en passant par l’ère coloniale et notamment le crime de masse du 17 octobre 1961.
Nous avons eu la chance de le croiser en maintes occasions militantes, et aussi parce que nous avons partagé un même éditeur (L’Esprit frappeur) et donc quelques « tables » lors de salons du livre militant, où il dédicaçait son Journal discordant ou Que fait la police, l’anthologie de son Observatoire des Libertés Publiques, cofondé avec Alexis Violet, ou encore Les silences de la police, co-écrit avec Jean-Luc Einaudi, un autre grand historien autodidacte, un autre camarade.
Maurice fut non seulement un pionnier dans la lutte contre l’arbitraire, la violence et le racisme policier, mais plus largement il fut de tous les combats contre l’injustice, en France, en Palestine et partout ailleurs. On le retrouvait dans toutes les pétitions, tous les meetings, toutes les manifs, toutes les initiatives militantes, pourvu que les causes soient justes, y compris les plus « clivantes » et les plus attaquées, comme en 2003 lorsqu’il a fallu s’opposer à une loi d’exception visant les élèves musulmanes voilées. Nous nous souvenons de ses mots lorsqu’il nous donna sa signature pour la pétition « Oui à la laïcité, non aux lois d’exception », prononcés doucement, comme s’il se défendait à l’avance face aux possibles jugements de ses « pairs » d’extrême gauche (qui hélas furent monnaie courante) : « Je suis athée et anti-curé, mais là ce sont des gamines qui veulent aller à l’école ». Et bien évidemment c’est lui qui avait raison.
Nous nous souvenons de sa présence le 20 juin 2015, comme témoin appelé pour défendre le sociologue et militant Saïd Bouamama et le rappeur Saïdou, poursuivis pour « injure publique » et « provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » sur plainte d’un groupe d’extrême droite pour avoir écrit et chanté « Nique la France ». La brève évocation de sa vie et le rappel de son expérience à lui de la police – et donc d’une certaine « France » – ont soudainement fait régner le silence dans la salle d’audience. Nous n’oublierons pas ce moment, la force de son témoignage, son propos aussi assuré que simple et modeste, sa frêle silhouette s’éloignant à pas lents.
Nous nous souvenons enfin de son mélange de fierté et de malice lorsqu’il rappelait qu’il avait arrêté l’école à quatorze ans après le certificat d’études, et qu’il avait pourtant fini par décrocher, à soixante-quatre ans, en 1992, le titre de docteur des universités, sur travaux, après des décennies en effet d’un travail acharné de recherche et d’écriture historique et militante. C’était, sauf erreur, à l’université de Paris 8 Saint Denis. Les portes de la très select collection Que sais-je ? avaient même fini par lui être ouvertes, aux Presses Universitaires de France, pour un ouvrage sur la rafle du Vel d’Hiv.
La malice d’ailleurs est le mot qui vient le plus spontanément à l’esprit, celui qui convenait le mieux pour décrire un sourire et un regard d’une douceur infinie, où perçaient toutefois, également, deux autres puissances qui l’ont animé et qui ont donné le titre d’un de ses livres les plus personnels : le chagrin et la colère. C’est sans doute là-dessus que nous voudrions finir, en plus des livres importants (La police de Vichy, Drancy, un camp très ordinaire, La police hors la loi et tant d’autres) dans lesquels chacun.e pourra se plonger ou se replonger : l’incroyable douceur, la bonté, la bonhomie, la philanthropie, pourrait-on dire, d’un homme qui aurait eu toutes les bonnes raisons d’être misanthrope, et qui fut un combattant. Que repose en paix notre camarade, l’admirable et adorable Maurice Rajsfus, et merci encore, pour tout.
par Pierre Tevanian, Sylvie Tissot – 15 juin 2020.
p.-s.
Reportage-hommage à Maurice Rajsfus, réalisé en décembre 2019 :
Voir en ligne : l’article sur le site de LMSI