Par Majd Kayyal, chercheur et romancier Palestinien de Haïfa. Publié en français le 26 juin 2019 sur le site d’As-Safir Arabi.
Nous connaissons bien la « paix économique », nous la voyons dans tous les recoins de la Palestine : appauvrir les gens, les affamer et les étouffer puis présenter Israël comme la seule et unique échappatoire pour une vie « acceptable ».
Tout ce que fait le président américain pour Israël s’inscrit, jusqu’à présent, dans le cadre de la légitimation internationale d’une réalité qu’Israël a déjà imposée sur le terrain, sans attendre une légitimité quelconque.
Israël n’a attendu aucune décision américaine pour annexer Jérusalem et y installer les fondements de son pouvoir, ni pour établir ses colonies et ses usines dans le Golan syrien occupé. Il en va de même pour « l’accord du siècle ». Donc, au lieu de gaspiller du temps dans la quête absurde de qui « révélera les clauses de l’accord en premier », il serait préférable de regarder ce qui se passe réellement sur le terrain.
En réalité, les passerelles entre les hommes d’affaires palestiniens et israéliens n’ont besoin d’aucun voyage ni d’aucun « atelier » au Bahreïn, puisque nous avons, en Cisjordanie, une usine entière (hautement productive) à fabriquer la « paix économique » sous occupation, avec la bénédiction de – et des profits pour – l’Autorité palestinienne.
Nous connaissons bien la « paix économique », nous la voyons dans tous les recoins de la Palestine : appauvrir les gens, les affamer et les étouffer puis présenter Israël comme la seule et unique échappatoire pour une vie acceptable dans laquelle les conditions minimales de survie et de dignité seraient assurées. Plus simplement : il s’agit d’associer le pain quotidien à une soumission totale à Israël et, en même temps, de faire profiter l’économie israélienne d’une main d’œuvre bon marché et exploitable à souhait et du pouvoir d’achat palestinien.
La paix économique signifie que plus de 100 mille ouvriers palestiniens obtiennent des permis de travail « à l’intérieur d’Israël » – permis dont la condition principale est l’absence de tout « casier sécuritaire ». Israël détient arbitrairement cette carte de chantage et l’utilise lorsque bon lui semble, soit pour intimider les gens et les éloigner de toute implication politique, soit, pire encore, pour les faire tomber dans le piège de la collaboration.
La paix économique signifie que les usines palestiniennes produisent à coût dérisoire pour les entreprises israéliennes les plus luxueuses, et que les diplômés palestiniens de l’Université de Bir Zeit travaillent dans des entreprises technologiques « palestiniennes » au cœur de Ramallah, dans lesquelles ils investissent leurs compétences et connaissances pour découvrir, plus tard, qu’elles sont en fait une sous-traitance de grandes entreprises technologiques israéliennes.
La paix économique signifie qu’Israël paralyse le marché palestinien à travers les taxes imposées sur l’import en Cisjordanie ce qui augmente les prix des produits dans le marché palestinien, puis inaugure des complexes commerciaux israéliens aux abords des colonies qui vendent à prix réduit (soutenus par des subventions), et où se rendent les palestiniens pour s’approvisionner.
Ce sont là les relations pacifiques offertes aux Palestiniens.
Impliquer la société au-delà de l’Autorité
Ce qui est appelé « paix économique » est une stratégie d’assujettissement menée par l’armée israélienne. Cette stratégie repose sur la coordination directe et permanente entre l’occupation, des dirigeants locaux et des « dignitaires » de familles, et ce en parallèle de la coordination au niveau politique et sécuritaire avec l’Autorité palestinienne, et au-delà de celle-ci.
Dans cette coordination, l’armée israélienne répond à tout acte de résistance par l’utilisation d’une punition collective « limitée » : le retrait temporaire des permis de travail, appliqué uniquement aux membres de la famille de l’auteur de l’acte, ou aux habitants de son village, tandis que les autres familles ou les habitants des villages voisins se rendent normalement au travail dans les colonies israéliennes.
L’occupation favorise ainsi ces chefs traditionnels pour diminuer (ou même remplacer) le pouvoir de l’Autorité palestinienne. Ces « leaders » ne se soucient que de l’intérêt étroit de leurs familles ou de leur village… Une mentalité primitive imprégnée d’hypocrisie, d’acceptation de l’humiliation et d’absence de morale ou de dignité face à l’occupant… A tel point que nous assistons à des scènes où des colons israéliens participent aux célébrations des mariages palestiniens (comme récemment dans le village de Deir Qaddis dans le district de Ramallah) ou sont invités aux repas de rupture de jeûne durant le mois du Ramadan.
Épuiser la société palestinienne
Cette réalité n’est pas apparue du jour au lendemain. Il s’agit d’un cheminement long de paupérisation et d’épuisement de la société palestinienne et de destruction méthodique de la solidarité et des liens sociaux.
Pour conserver l’image de son pouvoir, après la deuxième Intifada, l’Autorité de Ramallah a adopté des réformes économiques sous prétexte de favoriser le « développement », et a conféré aux banques puis aux entreprises privées la toute-puissance. Et, sous le prétexte de la « transparence », l’ensemble des circuits extérieurs de soutien à la résilience du peuple palestinien ont été coupés. La population de Cisjordanie a été noyée sous les dettes et les publicités qui encouragent à la consommation, alors que le secteur des services n’est contrebalancé par aucune production. Il est totalement admis par l’Autorité palestinienne que les points de passage des marchandises, les ressources, et toutes les infrastructures sont sous le contrôle total de l’occupation.
En même temps, l’Autorité a interdit et combattu toute sorte de résistance et a étouffé tout espace d’expression ou d’organisation politique. Elle a fondé un système de sécurité et de renseignement qui oppresse, terrorise et espionne les gens. Tous les recoins de la Cisjordanie sont soumis aux informateurs de l’Autorité et à ses « forces de l’ordre »… afin de prouver au « monde » (c’est-à-dire à la Banque mondiale, au Fonds monétaire international, à l’Union Européenne et aux États-Unis) sa « capacité » à gérer un État.
Au cœur de cette réalité, Israël applique une stratégie où se recoupe le militaire, le social et l’économique, puisqu’il voit dans la société palestinienne un objectif militaire en soi. C’est dans ce contexte qu’Israël contrôle totalement la Cisjordanie et, en pratique, l’annexe, même si l’Autorité palestinienne conserve une souveraineté de façade pour diriger la vie quotidienne, ce qui soulage Israël et sert ses intérêts.
Cette « annexion de la Cisjordanie » existe de façon claire, et cherche à obtenir un nouveau tampon américain qui porterait le nom de « l’Accord du siècle ».
Mais Israël n’attend pas ce tampon pour agir. Quant aux dirigeants politiques palestiniens, ils ont trouvé dans cet « Accord du siècle » un alibi pour se prévaloir d’une posture nationale en répétant le refrain du « refus, résistance et attachement » alors que nous entendons clairement les fausses notes de cette mélodie et que nous connaissons intimement l’ampleur de l’implication de l’Autorité dans l’instauration de cette sombre réalité.
Traduit de l’Arabe par Fourate Chahal Rekaby
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 20-06-2019