Par Yossi Melman – TEL AVIV, Israël – Publié le jeudi 2 avril 2020, sur le site de Middle East Eye (MEE).
Dès 1967, le philosophe Yeshayahou Leibowitz avertissait que l’occupation transformerait Israël en un « État du Shin Bet ». C’est désormais le cas, alors que le pays utilise ses méthodes de surveillance non plus seulement contre les Palestiniens, mais contre les Israéliens eux-mêmes
Un policier israélien chasse un jeune ultra-orthodoxe d’une synagogue avant sa fermeture par la police qui fait appliquer un confinement partiel contre le coronavirus à Mea Shearim, Jérusalem (Reuters)
Après quelques jours d’hésitation et de retard, le gouvernement israélien a décidé mardi de déployer un millier de soldats pour patrouiller dans les rues, tenir des barricades et servir d’auxiliaires à la police nationale et des frontières.
À l’origine, l’armée israélienne avait l’intention de laisser les auxiliaires porter leurs armes et leur matériel. Mais le procureur général est intervenu et a infléchi cette décision : seuls les commandants et les officiers seront autorisés à être armés.
Déployer des soldats dans les rues n’est qu’une autre manifestation de la poursuite de la militarisation de la société israélienne à l’ombre de la pandémie. D’autres exemples viennent illustrer cette tendance.
Deux mille soldats appartenant à la réserve du commandement national de l’armée ont été recrutés pour gérer les hôtels transformés en centres de quarantaine à Tel Aviv et Jérusalem.
Yossi Cohen, le chef du Mossad, l’agence de renseignement israélienne, a été nommé par le Premier ministre Benyamin Netanyahou en tant que responsable des efforts visant à se procurer des fournitures et des équipements médicaux, qui connaissent une pénurie.
Le Shin Bet, service de sécurité intérieure, est autorisé à utiliser ses méthodes de surveillance avancées pour suivre les personnes en contact ou à proximité de ceux qui ont été infectés par le COVID-19. Cette décision a révélé des mesures technologiques secrètes, reposant sur les téléphones portables et les antennes qui les relient.
Ces mesures controversées, construites pour espionner les ennemis d’Israël, les espions et les suspects de terrorisme, sont dorénavant utilisées pour espionner les citoyens israéliens. La police, elle aussi, veut être autorisée à utiliser ces technologies, exposant ainsi de plus en plus les citoyens israéliens à des violations de leurs droits civils.
Autre exemple de ce phénomène : la nomination du général Roni Numa, qui a récemment pris sa retraite du service actif, à la tête des tentatives visant à faire respecter l’isolement et le couvre-feu dans les communautés ultra-orthodoxes.
Déployer des soldats dans les rues n’est qu’une autre manifestation de la poursuite de la militarisation de la société israélienne à l’ombre de la pandémie
Les ultra-orthodoxes refusent de servir dans l’armée, un devoir qui est obligatoire pour la plupart, ou de participer à toute autre tâche de service national.
Ils représentent 12 % des 8,6 millions d’habitants d’Israël, mais leur part parmi les 5 000 Israéliens déjà infectés par le virus est bien plus élevée, près de 40 %.
C’est la conséquence directe du refus de nombreux membres de leur communauté de suivre les instructions, parmi lesquelles le maintien d’une distance sociale, la fermeture des écoles et des synagogues, et l’interdiction des mariages et autres rassemblements de masse.
Espionnage
Apparemment, il n’y a rien de mal à ce qu’en temps de méga-crise – qu’il s’agisse d’une guerre, d’une épidémie ou d’une catastrophe nationale –, les nations mobilisent toutes leurs ressources humaines et physiques, y compris l’armée. De nombreux pays du monde aux prises avec le virus envoient leur personnel militaire pour renforcer les systèmes de santé et d’autres services civils.
Cependant, Israël est allé plus loin que n’importe quelle autre nation. Même si le pays a jusqu’à présent été témoin de « seulement » 31 décès, il a été relativement moins touché par le virus.
Pourtant, c’est la seule démocratie à l’occidentale qui permet à ses services de sécurité et d’espionnage d’être impliqués dans la lutte contre l’épidémie mondiale.
Contrairement à d’autres pays, notamment occidentaux, c’est le seul qui utilise des méthodes de surveillance contre son propre peuple, et le seul à fonder ses décisions sur des lois d’urgence obsolètes qui renvoient au mandat britannique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Déclin de la démocratie israélienne
La situation actuelle n’est pas surprenante. En un sens, c’est l’accomplissement de la vision de l’intellectuel Yeshayahou Leibowitz et de ses connaissances profondes sur la société israélienne et ses tendances.
Quelques jours après l’euphorie qui succéda à la guerre de 1967, au cours de laquelle Israël occupa la Cisjordanie, la bande de Gaza, le plateau du Golan et le Sinaï – le dernier ayant été rendu en Égypte dans les années 1980 –, ses avertissements étaient pareils à ceux prononcés par les anciens prophètes hébreux. Leibowitz avertissait que l’occupation transformerait Israël en un « État du Shin Bet ».
Il voulait dire que les mesures, tactiques et raisonnements employés par le gouvernement pour justifier l’oppression des Palestiniens se retourneraient un jour contre les citoyens israéliens.
Le déclin de la démocratie israélienne ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il a commencé par la surveillance des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, puis a « débordé » lentement, pendant de nombreuses années, se propageant en Israël lui-même.
La détérioration des valeurs démocratiques s’est aggravée depuis 2009, année de l’arrivée au pouvoir de Netanyahou pour la deuxième fois, et en particulier au cours des cinq dernières années. Ses tendances autoritaires sont exposées presque tous les jours.
Mais même avant, Israël, entouré d’ennemis et livrant de nombreuses guerres, vivait par l’épée. Les sociologues affirment qu’il a développé une « mentalité de siège ».
L’armée a toujours joué un rôle majeur dans la société israélienne. Le personnel militaire a été adoré, idéalisé, idolâtré. Les généraux à la retraite et les anciens responsables des services de sécurité avaient la préférence pour occuper les postes de haut niveau dans tous les domaines de la vie : la politique, l’économie et même l’éducation.
Désormais, à l’heure du coronavirus et de ses dangers, l’armée accroît davantage son emprise sur la société.