Le film « Shoah » de Claude Lanzmann, créateur du nom propre désignant communément depuis lors la mise à mort des juifs d’Europe, se voulait, se devait être recherche et témoignage de vérité. Savoir et voir, dit-il. C’est dans ces termes qu’on le célèbre aujourd’hui dans vos colonnes. Pourtant Lanzmann a délibérément tronqué et occulté la vérité.
Il a coupé la parole aux témoins qu’il avait convoqués.
La première fois, avec Rudolf Vrba, témoignant de son temps à Auschwitz et de son évasion. Vrba dit qu’il s’est évadé pour faire rapport au monde sur l’entreprise d’Auschwitz et tenter d’arrêter le massacre. Pourtant son témoignage s’arrête sur ce carton : « Rudolf Vrba et son ami Wetzler se sont évadés d’Auschwitz le 10 avril 1944 » ; sur quoi Lanzmann coupe. Il ne demande plus rien à Vrba. Il ne veut rien nous faire savoir de ce qui est advenu de son rapport qui fut pourtant bien écrit et transmis. Lanzmann préfère se retourner ver un nazi, ou quelque paysans polonais, ses seules cibles. A eux seuls, ils demandent inlassablement : le saviez-vous ?
La deuxième fois, dans le film, c’est avec Jan Karski. Jan KarskiJan Karski, représentant de la résistance Polonaise, avait rencontré clandestinement à Varsovie deux représentants du ghetto, un sioniste et un membre du Bund, représentants donc, comme il l’écrit dans son livre « Mon témoignage devant le monde », « toute la population juive de Pologne » alors en proie à un extermination préméditée. Karski était porteur des messages , tant précis et pressants que désespérés, que ces représentants adressaient aux « Alliés », au monde « libre ». Ainsi par exemple demandaient-ils aux Alliés de lâcher des tracts sur une ou plusieurs villes allemandes, déclarant que si la mise à mort des Juifs dans les camps de concentration ne cessait pas, les Alliés bombarderaient une ville allemande. C’était au début de l’année 1943. Pour que le témoignage de Karski soit plus fort, ils lui firent par deux fois parcourir les rue du ghetto, de cet « enfer ». Et puis Karski partit vers Londres.
Lanzmann interviewe Jan Karski dans son film « Shoah ». Il lui fait raconter sa visite du ghetto de Varsovie, et puis, il coupe. Il ne veut rien faire connaître de ce que fut la mission de Karski, de la réception qui fut faite aux messages dont il était porteur tant à Londres qu’à Washington. Pas un mot là-dessus dans « Shoah ». Pourtant Lanzmann le sait alors fort clairement bien sûr. Il a devant lui le porteur des messages, et en outre, le livre de Karski, » Mon témoignage devant le monde » est déjà publié à l’époque, de même d’ailleurs que le livre de Vrba, « Je me suis évadé d’Auschwitz ». Il y a aussi le petit livre de la collection « Archives », intitulé « L’insurrection du ghetto de Varsovie », dans lequel le séjour de Karski à Londres est relaté. Ce sont des livres à lire. Karski, comme les autres témoins de l’époque, n’eut pas seulement à faire à la « sourde oreille scélérate » de « quelques excellences bureaucratiques », comme l’écrit votre éditorial. Ses récits, ses messages, ses demandes précises et désespérées adressées par les Juifs de Pologne ont bien été transmis aux plus hautes autorités politiques et militaires des Alliés, de Londres jusqu’à la Maison Blanche.
Karski a rencontré à Londres Shmuel Zygelbojm, représentant du Bund, au début de l’année 1943. Zygelbojm s’est suicidé par le gaz dans la chambre d’hôtel qu’il occupait à Londres, le 11 mai 1943, après avoir écrit la lettre suivante: » A son Excellence le Président de la République de Pologne Wladyslaw Raczkiewicz, au Premier Ministre Général Wladyslaw Sikorski : Je prends la liberté, Excellence, de vous adresser mes derniers mots, et par votre intermédiaire, de les adresser au gouvernement polonais, au peuple polonais, aux gouvernements et aux peuples des pays Alliés et à la conscience du monde entier. Les dernière nouvelles qui nous sont parvenues de Pologne montrent clairement et sans le moindre doute que les Allemands assassinent aujourd’hui avec la cruauté la plus débridée les derniers survivants Juifs de Pologne. Le dernier acte de cette tragédie se déroule actuellement derrière les murs du ghetto. La responsabilité du crime d’extermination de toute la nation juive de Pologne incombe avant tout aux auteurs du massacre, mais elle incombe indirectement à l’humanité toute entière, aux peuples des pays Alliés et à leurs gouvernements qui n’ont jusqu’aujourd’hui rien entrepris réellement pour arrêter ce crime; en observant passivement la mise à mort de millions d’enfants, de femmes et d’hommes torturés, sans défense, ils sont devenus partie prenante du crime. Je suis obligé de déclarer que, bien que le gouvernement polonais ait largement contribué à alerter l’opinion publique à travers le monde, il n’a pas fait assez, il n’a pas agi à hauteur de la tragédie qui se déroule en Pologne. Des 3,5 millions de juifs polonais et des 700000 juifs déportés en Pologne depuis d’autres pays, 300000 seulement, selon les données officielles du Bund transmises par le gouvernement polonais, étaient encore vivants en avril de cette année. Et le crime se poursuit jour après jour. Je ne puis continuer à vivre et rester silencieux alors que ce qui reste du peuple juif de Pologne, dont je suis un représentant, est mis à mort. Mes camarades du ghetto de Varsovie sont tombés les armes à la main dans un héroïque dernier combat. Il ne m’a pas été donné de mourir avec eux, mais je leur appartiens, à eux et à leur tombe commune. Par ma mort, je désirer exprimer mon absolue protestation contre l’inaction d’un monde qui assiste à la destruction du peuple Juif, et la permet. Je sais le faible prix d’une vie humaine par les temps qui courent, mais n’ayant pas réussi à le faire dans ma vie, peut-être pourrai-je par ma mort contribuer à tirer de sa léthargie ceux qui peuvent et doivent agir maintenant, en dernière extrémité peut-être, pour sauver d’une destruction certaine la poignée de Juifs de Pologne qui sont encore vivants. Ma vie appartient au peuple juif de Pologne et je dois maintenant la lui rendre« .
Le suicide de S. Zygelbojm a eu lieu en mai 1943. L’entreprise d’extermination s’est ensuite déroulée jusqu’à l’extrême fin de la guerre, sans qu’aucun geste n’ait été entrepris par les armées alliées pour y mettre fin, ou simplement la perturber. A près quoi, bien sûr, non pas une, mais presque toutes les villes allemandes furent bombardées.
Pourquoi Lanzmann, dans son film « Shoah » a-t-il coupé les témoignages de Vrba et de Karski, pourquoi a-t-il choisi lui aussi, à son tour, de ne pas faire entendre S. Zygelbojm, de lui couper une deuxième fois la langue ?
Ce choix délibéré n’est pas de vérité, il est de propagande. Pas au service, comme il le proclame, de l’élucidation complète de ce qui fut, mais au service de son sionisme d’aujourd’hui. Des choix délibérés du montage de « Shoah » à son film « Tsahal », dédié à la gloire de l’armée de l’État d’Israël, sorti dix ans plus tard, la conséquence est bonne. Pour s’en convaincre, il suffira de lire un autre livre, écrit par l’historien israélien Tom Segev: « le septième million ». Il montre entre autres comment l’establishment sioniste sut distinguer au moment même l’extraordinaire profit qui se pourrait tirer pour son projet d’État de la destruction des Juifs d’Europe ; et comment, effectivement, ils en usèrent.
Ainsi Lanzmann, avec « Shoah », aussi en use.
Par Cécile Winter. Publié le 12 juillet 2018 sur son blog Médiapart