Un article de Thomas Legrand publié le 4 janvier 2023 dans Libération nous alertait sur une production à l’évidence antisémite, publiée sur un site algérien nationaliste « Algérie Patriotique » « proche de certains militaires du pouvoir » ainsi que l’indique l’article. Thomas Legrand regrette surtout le silence officiel en Algérie en réponse à ce texte antisémite qui vise Benjamin Stora, et son rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ».
Certes l’attaque y est frontale et sans aucune équivoque. Il s’agit bien d’antisémitisme et l’on ne peut que condamner fermement les propos tenus sur ce site.
Mais il semble utile d’aller un peu plus loin qu’une simple dénonciation bien pensante et non suffisante.
L’article de Legrand nous livre quelques pistes de réflexions utiles à ce propos. Le silence qu’il condamne en Algérie, « Aucune défense publique pour celui qui a tant oeuvré ces quarante dernières années pour déconstruire la vision française romancée de la colonisation… » ne s’explique-t-il pas par ce qu’il décrit longuement lui-même de la dégradation de la situation politique en Algérie ? La dégradation du débat public ne vise pas que ce site et ses propos sur Benjamin Stora, « ses semblables et ses aïeux », comme le précise Algérie Patriotique ! Elle concerne visiblement tous les aspects du débat public. En tous cas la lecture des soixante et onze commentaires qui suivent la publication, fait apparaître ce débat. Des commentateurs y dénoncent l’antisémitisme et le refusent pour leur pays.
On relève par contre, quelques phrases dans le texte de Legrand pour le moins saisissantes.
« L’Algérie de son côté après s’être libérée n’a pas su ou voulu construire une société démocratique … » « La « mémoire officielle » sous l’impulsion du président (Macron ndlr) rejoint enfin la réalité historique (!!)… en Algérie en revanche, ceux qui voudraient emboîter le pas au travail salutaire de Benjamin Stora sont réduits au silence par une frange de militaires et de nationalistes qui ne sait pas depuis 60 ans, trouver d’autres sources de légitimité que dans le ressassement d’un passé de victime. »
Ce dernier passage, qui qualifie de salutaire le travail de Benjamin Stora, occulte de fait les nombreuses critiques fondées, en Algérie comme en France, sur le fruit de ce travail1 et marque l’adhésion idéologique de Thomas Legrand aux thèses du régime français. Les torts sont partagés, pas de crime colonial, pas de victime algérienne et pas de réparation française2
Qu’il nous soit donc permis de restituer un peu de contexte idéologique et politique permettant d’attribuer l’antisémitisme en question à qui de droit. L’article du site intitulé « les magiciens de l’histoire à l’assaut de la mémoire algérienne » se trompe d’ennemi, comme souvent s’agissant des juifs …
Il nous faut donc interroger les raisons qui ont fait choisir B. Stora, et lui seul, par le régime français pour diriger ce rapport. Les qualités d’historien et de chercheur notamment sur l’Algérie de Benjamin Stora ne sont plus à démontrer. Cependant on n’ose penser qu’il serait le seul et l’unique chercheur qualifié pour ce travail, ou que la France manquerait cruellement de ressources intellectuelles notamment franco-algériennes pour travailler à ce rapport complexe. Pourquoi n’avoir pas choisi un collectif d’historiens et chercheurs algériens et français ?3 Le choix français n’est-il pas de faire assumer à Stora, le juif d’Algérie, et à lui seul sa posture post-coloniale ? Pourquoi Stora et uniquement lui à cette place si problématique ? Le symbole est lourd de sens. Il s’agit de le placer -et avec lui ou comme lui, tous les juifs d’Algérie ? « ses semblables et ses aïeux » – en médiateur partial entre le colon et le colonisé. Une situation classique promue par la colonisation qui a toujours utilisé les minorités et notamment les juifs présents dans les colonies comme outil de division et de domination. Le décret Crémieux en fait foi. C’est oublier l’arrachement des juifs à leur patrie algérienne, qui a découlé de ce décret et ce qu’il a produit d’inconcevable et d’inouï dans les consciences et les mémoires des juifs d’Algérie, de colère et d’incompréhension fracassées sur les parois d’une France terre d’accueil obligée de ceux qu’il a fallu appeler des « rapatriés ».
L’Algérie, les Algériens ne peuvent se satisfaire de cette offrande sacrificielle que représente Stora, il leur appartient d’attribuer les véritables responsabilités et de remettre à sa juste place l’histoire de ses juifs qui a sa part de tragédie.
L’antisémitisme qui a visé Stora est une dérive facile qui permet d’éviter de pointer ces responsabilités, et c’est la politique française du bouc émissaire pratiquée avec Stora qui permet cette dérive, et favorise la thèse complotiste antisémite.
L’article de « Libération » qui stigmatise le public algérien tout en décrivant la situation du pays en dit long sur la bien pensance blanche et franco centrée de son auteur.
Si nous n’avons que mépris pour les propos antisémites tenus par un site peu recommandable par ailleurs, il n’en reste pas moins que l’article de Thomas Legrand ne met pas en perspective honnête le ressort de cet antisémitisme, en éludant totalement la responsabilité française qui en est une des sources.
- on consultera utilement la compilation de ces critiques sur le lien : https://journals.openedition.org/chrhc/16509[↩]
- Saïd Bouamama rappelle (https://journals.openedition.org/chrhc/16509#tocto3n8) que la conférence mondiale des Nations unies contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, tenue en 2001 à Durban, a posé un triple principe. 1 – la reconnaissance du caractère de « crime contre l’humanité » de la traite et de l’esclavage, d’une part, et du caractère condamnable de la colonisation « quels que soient le lieu et l’époque où elles sont advenues », d’autre part. 2 -la reconnaissance des effets systémiques de long terme de l’esclavage et de la colonisation, « les effets et la persistance de ces structures et pratiques ont été parmi les facteurs qui ont contribué à des inégalités sociales et économiques persistantes dans de nombreuses régions du monde aujourd’hui ». 3 – Le principe d’une « réparation » de la part des pays esclavagistes et colonisateurs.[↩]
- On pense aux tentatives de chercheurs israéliens et palestiniens, au début des années 2000 de rédiger un narratif commun de l’histoire israélo-palestinienne. Si ces tentatives n’ont pas abouti c’est notamment dû au fait qu’elles se déroulent pendant l’affrontement israélo-palestinien non résolu. Mais les tentatives et recherches bilatérales existent. https://journals.openedition.org/labyrinthe/1497[↩]