Le ministère israélien de la défense vient de décider d’interdire aux 92 000 Palestiniens de Cisjordanie se rendant chaque jour en Israël pour y travailler, de façon légale ou illégale, d’utiliser les mêmes autobus que les Israéliens pour revenir chez eux. Sans doute gêné par les réactions à cette décision qui ne constitue qu’une étape supplémentaire dans l’instauration de l’apartheid, Benyamin Nétanyahou en a suspendu provisoirement l’application, mais celle-ci va désormais planer comme une menace sur la population palestinienne. La ségrégation viendrait-elle donc s’ajouter à la séparation déjà établie par le Mur et les checkpoints, et au processus de colonisation qui ne cesse de s’étendre ?
Et pendant ce temps, à l’Institut Français de Jérusalem, on s’apprête à faire la fête. Le 30 mai prochain, dans les beaux jardins du Consulat Général de France, à l’heure où le soleil décline, se tiendra un « Banquet philosophique » où, comme dans « Le Banquet » de Platon, des philosophes français et israéliens débattront « de l’une des questions les plus anciennes et les plus décisives de l’existence humaine » nous apprend le site officiel de l’Institut français, qui est : la liberté, la dignité, le respect du droit ? Mais non, l’amour. Monique Canto-Sperber, qui fait partie de ce nouveau voyage en Orient, venant de publier un livre consacré à l’amour, sous le titre prometteur de « Sans foi ni loi », un peu de promotion supplémentaire ne pouvait pas nuire.
La soirée à Jérusalem sera précédée, le 28 mai, d’une « Nuit de la philosophie et des arts » qui réunira, je cite à nouveau, « quinze philosophes français reconnus et plus de soixante-dix philosophes ou intellectuels israéliens ». Il serait amusant de passer au crible le programme de cette manifestation, supposée s’interroger sur les « questions essentielles qui influencent nos sociétés actuelles ». Monique Canto-Sperber dont on sait qu’elle a été directement responsable, en 2011, de deux dénis flagrants de la liberté académique (voir Mediapart du 20 avril dernier ) posera, par exemple, la question de savoir si « la liberté d’expression est sans limite ». On suppose qu’elle répondra, en connaissance de cause, par la négative. Il n’y a pas que les terres que l’on confisque en Israël. Il n’y a pas que le droit que l’on foule aux pieds. Il y a aussi la pensée. Au cours de cette nuit, où bien sûr pas un seul philosophe palestinien, qu’il soit ou non muni d’un passeport israélien, n’aura été invité (je pense, par exemple, à Sari Nusseibeh, lecteur attentif de Sartre) on aura le toupet de projeter l’abécédaire de Gilles Deleuze, alors même que celui-ci a toujours soutenu les droits des Palestiniens, et qu’il a même été un collaborateur régulier de la Revue d’Études Palestiniennes, dans laquelle, par exemple, il avait publié en 1983, après les massacres de Sabra et Chatila et après l’expulsion de l’OLP hors du Liban, un article intitulé : « Grandeur de Yasser Arafat ».
Dans l’organisation de la diplomatie française, il était entendu jusqu’à présent que si l’ambassade de France à Tel Aviv gérait les rapports avec Israël, le consulat général de France avait en charge les rapports avec l’Autorité Palestinienne et la bande de Gaza. On aurait pu imaginer que le second épisode de l’événement culturel concocté par notre diplomatie, consisterait en une rencontre entre universitaires et intellectuels palestiniens et philosophes français. Or il n’y aura aucune place pour les intellectuels palestiniens à la table du banquet « orchestré » (c’est l’expression qui, encore une fois, figure sur le site) par l’Institut français de Jérusalem. Celui-ci aura-t-il donc été, lui aussi, colonisé, ou annexé illégalement, comme le fut en 1967, la partie Est de la ville de Jérusalem ? Ou bien ses responsables, contrairement aux déclarations officielles que l’on entend à Paris et contrairement au droit international, se sont-ils rangés à l’idée qu’il n’y a plus qu’un seul État sur ce qui fut le territoire mandataire de la Palestine, et que cet État est Israël ?
On peut comprendre les motivations de la diplomatie française qui incite à ménager les interlocuteurs israéliens. On en ménage du reste bien d’autres, qui ne sont certainement pas plus respectueux des droits humains et du droit international qu’Israël. L’État a ses raisons que le cœur ne connaît pas. On aurait pu espérer cependant qu’elle montre un peu plus de respect pour les Palestiniens. En revanche, la Nuit israélienne de la philosophie montre à quel degré de démarche courtisane ce qui n’est plus ici qu’une discipline académique et conformiste, – je veux dire la philosophie – en est arrivée. Rony Klein, un des orateurs israéliens de Tel Aviv prétend parler non pas de la « trahison des clercs » comme il aurait fallu le faire, mais du « rôle de l’intellectuel aujourd’hui, dans un aéropage où il s’agira surtout de s’incliner devant les pouvoirs, en refusant de voir et d’entendre l’injustice et la souffrance de ceux dont on confisque les terres, dont on détruit les maisons, et qui bientôt, peut-être, ne seront plus autorisés à emprunter les mêmes bus que leurs colonisateurs. Mais c’est vrai qu’ils ne peuvent déjà plus emprunter les mêmes routes. Après tout, pourquoi ne pas parler d’amour à Jérusalem, car l’amour dit-on, est aveugle, comme nos philosophes semblent bien l’être.
Sonia Dayan-Herzbrun, Professeur émérite en sociologie politique à l’Université Paris- Diderot, Vice-Présidente de l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (AURDIP)