L’adolescence arrêtée : le développement interrompu des mineurs palestiniens en prison

Le parlement israélien a récemment approuvé une loi qui permet de faire condamner à jusqu’à 20 années de prison les Palestiniens qui lancent des pierres, qui sont généralement des mineurs. Cette mesure a été suivie par une loi qui permettrait l’emprisonnement des enfants palestiniens dès l’âge de 12 ans s’ils étaient reconnus coupables d’infractions violentes avec une « motivation nationaliste ».

En tant que praticienne, je suis souvent confrontée à des adolescents dont le développement social et psychologique a été suspendu par l’expérience des détentions politiques. J’observe que beaucoup parmi ces jeunes sont devenus angoissés et déprimés à la suite de cette expérience, tandis que d’autres manifestent un stoïcisme et ne parviennent plus à exprimer la moindre émotion.

« Majed » ( les noms ont été changés) est un garçon de 14 ans ; il a été arrêté 14 fois et souvent frappé sauvagement en détention. Une fois, les forces israéliennes lui ont cassé des dents et infligé un certain nombre de blessures à la tête. Majed a été dirigé sur ma clinique par une sœur aînée qui venait de terminer l’école de médecine. Elle a expliqué qu’il n’écoutait personne à la maison, qu’il ne respectait plus ses professeurs et que fréquemment il manquait l’école. À la place, il fréquentait des hommes de 30 ou 40 ans et il allait avec eux passer des heures dans des cafés. J’ai trouvé en Majed un adolescent qui vivait un développement hypertrophique de son statut en tant que héros, au risque de compromettre d’autres domaines du développement de sa personnalité. Ce profil d’anciens détenus adolescents est typique. Moins fréquemment, nous voyons des réactions comme celles de Mufeed, en qui l’expérience de la détention a causé une destruction plus profonde, au moins en ce qui concerne l’image qu’il a de son père. Mufeed a affirmé : « Le gardien de la prison était meilleur que mon père : il m’a donné des cigarettes à fumer ».

Majed et Mufeed ne sont que deux parmi les 700 jeunes Palestiniens qui sont arrêtés chaque année. La moyenne d’âge à l’arrestation est de 15 ans et la moyenne de la durée de leur détention en prison est de 147 jours. Quatre-vingt-dix pour cent de ces mineurs sont considérés avoir été exposés à des expériences traumatisantes, et 65 % d’entre eux ont développé des troubles psychiatriques. Pour ces mineurs et adolescents, l’expérience de l’arrestation se superpose à une enfance déjà rendue difficile en raison de l’occupation israélienne, sous laquelle les services sociaux et les systèmes d’aides à l’éducation sont faibles, l’alimentation et les soins médicaux insuffisants, et la violence politique endémique.

Partout, l’adolescence se caractérise par un mouvement accéléré vers l’indépendance sociale et une formation de l’identité, ainsi que par la vulnérabilité émotionnelle et un comportement impulsif. Cependant, le contexte de l’occupation aggrave les risques et les conséquences pour les adolescents palestiniens. Certains jeunes trouvent que les dangers inhérents à la résistance sont plus stimulants qu’une soumission passive à l’oppression. De tels jeune gens s’identifient et forment un tout avec la souffrance de la communauté en tant que groupe, et ils cherchent à se donner un statut spécial en agissant en son nom. Pendant que les adolescents partout ailleurs peuvent idéaliser et prendre pour modèle des stars de médias, certains adolescents palestiniens magnifient les combattants de la liberté, tel le personnage de Muhannad Elhalaby, lui qui a vaincu son sentiment d’impuissance en se saisissant de l’arme d’un colon israélien et en tuant deux colons au beau milieu des attaques contre la mosquée.

La réalité de la détention est une histoire d’horreur, d’impuissance et d’humiliations pour les mineurs. Il est coutumier que des dizaines de soldats armés et leurs chiens investissent la maison familiale au beau milieu de la nuit, interrompant le sommeil de tout le quartier et démontrant à travers leur agression démesurée que la résistance n’a pas de sens. Le père de l’enfant est mis sous la pression de menaces pour qu’il remette son garçon aux soldats, et souvent il le fait, malgré les supplications de la mère et des frères et sœurs en larmes. Arrachés de la sorte à son lit chaud, le garçon se trouve exposé à un désarroi inutile et à une violence physique alors qu’il est emporté vers une destination inconnue, souvent pour une raison tout aussi inconnue. Comme d’habitude, il est menotté cruellement et a les yeux bandés, incapable tout ce temps de communiquer, ou de comprendre ceux qui crient sur lui en hébreu. Il est giflé, tabassé à coups de pied, coups de poing, bousculé alors qu’il est immobilisé et rendu complètement inoffensif. Puis, sans aucune présence d’un avocat ou d’un parent à ses côtés, il est interrogé pendant une période qui peut varier de quelques heures à quelques semaines, privé des moyens pour répondre à ses besoins physiologiques comme se nourrir, boire, aller aux toilettes et dormir. Il est exposé à une chaleur ou à un froid excessifs, contraint à l’horreur d’être présent quand d’autres sont torturés, et mis tout nu avant d’être soumis à son tour aux mêmes procédures.

Ceux qui l’interrogent le culpabilisent en brandissant des menaces contre les membres de sa famille : « Nous allons faire venir ta mère et tes sœurs ici » et « Nous allons démolir ta maison ». En laissant l’horreur faire son chemin dans l’imagination de l’enfant, l’interrogateur peut jouer avec un gant en caoutchouc tout en racontant au mineur « Si tu nous dis pas les noms de tes amis qui lancent des pierres, quelque chose de vraiment vilain va t’arriver à toi ». Les interrogateurs souvent menacent, « Je vais te mettre dans la salle numéro quatre, là où les gens entrent sur leurs deux jambes, et en ressortent à quatre pattes ». Les jeunes détenus s’entendent souvent dire par les interrogateurs qu’ils ont déjà été informés par leurs amis ou voisins à leur sujet, et beaucoup craquent alors devant ce mensonge ; ils finissent par signer leur nom sur des documents en hébreu qu’ils sont incapables de lire. Beaucoup de ces enfants et adolescents se rappellent ces moments surtout avec des sentiments insupportables de honte. Les jeunes sont alors relégués à l’isolement et à l’incertitude, à l’intérieur d’un environnement pénitentiaire hostile, où le passage du temps et les processus de la vie sont gelés. Là, leurs attachements humains sont détruits, sachant que rares sont les familles qui réussissent à obtenir la permission de visiter leur enfant.

En mars 2013, au cours d’une période d’un calme politique relatif, le Fonds des Nations-Unies pour l’enfance (UNICEF) a décrit les mauvais traitements sur les mineurs palestiniens détenus dans les centres de détention militaires israéliens comme « généralisés, systématiques et institutionnalisés ». L’UNICEF a étudié le système judiciaire militaire israélien et y a trouvé la preuve de « traitements ou châtiments cruels, inhumains et dégradants » Il existe des rapports de circonstances dans lesquels des chiens ont été utilisés pour attaquer des enfants ; où des enfants et des adolescents ont été sexuellement violés ; et où des jeunes ont été forcés d’accomplir ou d’assister à des actes qui dégradent leurs symboles religieux.
Le processus d’arrestation des mineurs cible l’avenir de la nation palestinienne. C’est une agression contre le corps, la personnalité, le système de valeurs, les espoirs et les rêves des jeunes Palestiniens, rendant leurs familles dysfonctionnelles et brisant les liens de leur relation avec leur communauté.

Beaucoup de ces mineurs ressortent de prisons incapables d’apprendre à l’école ou d’exercer une profession. À leurs yeux, leurs parents et professeurs sont dévalorisés en tant que personnes d’autorité. Leur confiance en leurs amis et voisins est brisée. Leur propre communauté ne peut leur faire davantage confiance, car il aura été dit à d’autres enfants qu’ils ont été mis en cause par eux devant leurs tortionnaires. Ils vivent dans la crainte constante et réaliste d’une autre détention. Et pour les membres de leur famille, l’arrestation du mineur est souvent extrêmement traumatisante ; ils se sentent coupables de n’avoir pas réussi à le protéger et ainsi, d’en être arrivés en effet à être incapables de guider le mineur sur un chemin sûr de l’enfance à l’âge adulte.

Incapables d’évoluer, laissés sans éducation et sans les conseils de la famille, de nombreux adolescents ainsi ne parviennent pas à développer une identité d’adulte mature et à facettes multiples. L’ex-détenu se cramponne à son identité comme prisonnier. Ces jeunes sont enlisés dans des limbes perpétuels, incapables de revenir à l’innocence de l’enfance ou d’aller de l’avant comme un adulte fonctionnel.
Un sentiment d’inefficacité s’infiltre souvent chez les praticiens qui soignent ces jeunes. Les conséquences psychologiques de l’arrestation d’un mineur ne se prêtent pas au diagnostic de leur étiquetage, pathologie et médicalisation. Ces jeunes ont besoin que nous agissions en tant que témoins, que nous en soyons solidaires et que nous les accompagnions, eux et leurs familles, pour explorer la signification de leur expérience. Notre objectif est de les aider à intégrer cette signification dans leur vie présente et leurs projets d’avenir.

Hippocrate a dit aux médecins, il y a 25 siècles, que nous ne sommes pas souvent en mesure de guérir, que nous sommes parfois en mesure de soigner ; mais que nous sommes toujours en mesure de procurer un réconfort. Nous, praticiens, nous ne pouvons pas libérer ces enfants des prisons israéliennes, mais nous pouvons réussir à les libérer de leur prison intérieure alors qu’ils reviennent dans notre communauté.

Samah Jabr est une psychiatre et psychothérapeute jérusalémite qui se préoccupe du bien-être de sa communauté, bien au-delà des questions de santé mentale.
Impliquez-vous dans la création du long-métrage documentaire, « Derrière les fronts », un film d’Alexandra Dols sur les conséquences psychologiques de l’occupation israélienne. (1)

Article original: https://www.middleeastmonitor.com/
Traduction : JPP pour les Amis de Jayyous

(1)
« Derrière les fronts, résistance et résilience en Palestine »

Participez à la création du documentaire DERRIÈRE LES FRONTS, sur les conséquences psychologiques de l’occupation israélienne
Pour soutenir le projet, voir à la source : http://www.kisskissbankbank.com/fr/projects/derriere-les-fronts-resistance-et-resilience-en-palestine

Présentation détaillée du projet

Derrière les fronts : résistance et résilience en Palestine (titre provisoire)

Genèse :

J’ai découvert les chroniques de Samah Jabr en 2007. Je travaillais alors sur mon dernier long métrage documentaireMoudjahidate. Film relatant les engagements de femmes dans la lutte pour l’Indépendance de l’Algérie. J’avais à l’époque ce que l’on peut appeler une « position de principe » anticolonialiste quant à la Palestine. Les chroniques du Dr Samah Jabr m’ont permis de visualiser et concrétiser la situation. En proposant une approche inédite, dans l’héritage de Frantz Fanon – celle de politiser le psychologique, pour décoloniser les esprits – ses chroniques m’ont donné une porte d’entrée sur une réalité complexe, et m’ont conduite jusqu’à elle.

Présentation du film :
« L’occupation ne s’arrête pas avec un cessez-le-feu. »
La dernière offensive militaire israélienne de l’été 2014 a fait plus de 2 100 victimes palestiniennes dont plus de 500 mineurs. Ce massacre était une phase aiguë d’une occupation commencée il y a maintenant plusieurs décennies.
Au quotidien, la colonisation n’est pas seulement celle des terres, des logements, du ciel ou de l’eau. Elle ne cherche pas simplement à s’imposer par les armes, mais elle travaille aussi les esprits, derrière les fronts.
Ce documentaire s’intéresse à ses formes invisibles, c’est à dire: l’occupation intime, celle de l’espace mental. Espace où l’équilibre, l’estime de soi, le moral et l’âme deviennent des lieux et des enjeux de lutte.

Samah Jabr :

Née à Jérusalem-Est, elle vit à Shufat en banlieue de Jérusalem et travaille en Cisjordanie. Issue de la première promotion en médecine de l’université palestinienne d’Al Quds (Jérusalem), elle est l’une des vingt psychiatres a pratiqué actuellement en Cisjordanie.
Directrice du Centre médico-psychiatrique de Ramallah, elle est également professeure dans des universités et forme des professionnels de la santé mentale (aussi bien palestiniens, israéliens ou internationaux). Elle intervient en prison et participe, en collaboration avec le PCATI, Comité public contre la torture en Israël, à collecter des témoignages de personnes ayant été torturées.
Parallèlement à ces activités, elle écrit régulièrement des chroniques depuis la fin des années 1990 publiées au sein de revues internationales.
En s’appropriant un savoir académique acquis durant ses études en Europe et à l’Institut israélien de psychothérapie psychanalytique, Samah Jabr construit un diagnostic psycho-politique sur sa société tout en soulignant les liens entre la résilience du peuple Palestinien et la résistance à l’occupation.
Le terme de résilience vient à la base de la physique pour traduire la capacité d’un matériau à revenir à sa forme initiale après avoir subi un choc. En psychologie, La résilience désigne le processus par lequel une personne se développe malgré un traumatisme ou un environnement qui aurait dû être délabrant et destructeur.

Derrière les fronts, invite à un double cheminement : à la fois dans nos esprits et sur les routes de Palestine.
Des extraits de chroniques misent en scène, seront les pavés de cette route, tandis que la chronique de Samah Jabr  » En dansant sur des rythmes différents mais en dansant quand même  » orientera la trajectoire du film.
Choisie entre autres parce qu’elle traverse des lieux d’affrontements physiques et psychiques : du Centre Médico Psychiatrique de Ramallah, en passant par le check point de Qalandia, pour aller vers Jérusalem.
Ces chroniques questionnent l’aliénation, l’impact psychologique d’une oppression au quotidien, et m’ont donner envie d’aller à la rencontre des personnes et lieux évoqués, pour aller au-delà des textes.
Alors que la Palestine est une, les réalités palestiniennes sont multiples : les Gazaouis font face à d’autres conditions d’occupation que les « Palestiniens de 48 » et que celles et ceux qui vivent en Cisjordanie. Il nous est actuellement très difficile de tourner dans la bande de Gaza, mais je n’oublie pas que leur sort est lié.
Alors que continuer de vivre en Palestine est déjà aux yeux de beaucoup une forme de résistance, mes interlocuteurs-trices de Jérusalem, de Naplouse, de Ramallah ou encore d’Haïfa s’inscrivent dans des tentatives de déjouer le système et de contrer les tentatives de division et d’attaques psychologiques et idéologiques.

[…]

PAR SAMAH JABR LE 25 DECEMBRE 2015 – MIDDLE EAST MONITOR

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