La Shoah, le fonds de commerce d’Israël

On nous dit souvent que nous vilipendons le terme de génocide quand nous l’utilisons pour désigner le massacre commis par le gouvernement israélien envers les Gazaouis depuis le 7 octobre, en raison de l’histoire intime et dramatique des Juifs et Juives au cours de la Seconde Guerre Mondiale. Nous affirmons ici que c’est l’État d’Israël qui fait injure à notre histoire. Nous sommes nombreux à avoir eu des membres de notre famille concerné.e.s par l’extermination des Juifs pendant le génocide. Nous souffrons et nous sommes horrifié.e.s de la manière dont les dirigeants israéliens utilisent notre histoire, à leur profit. Outre les éléments factuels sur lesquels s’est appuyée la Cour Iinternationale de Justice (CIJ) le 26 janvier 2024 pour alerter sur un risque plausible de génocide à Gaza, à l’appui des nombreuses exactions, destructions de biens matériels et humains et déclarations revendiquées des dirigeants en ce sens, nous dénoncerons ici l’instrumentalisation que fait le gouvernement Israélien du génocide juif.

Chaque année, des milliers d’adolescent.e.s israélien.ne.s vont visiter le camp d’Auschwitz. Ils n’y apprennent pas l’histoire de l’antisémitisme, dont la montée en Europe a abouti au génocide de 6 millions de Juifs. Plutôt que d’en tirer les leçons de l’histoire, le traumatisme de la Shoah est entretenu, telle une plaie qui menace de se rouvrir à tout moment. Le danger plane constamment et amène la société israélienne, qui se reconnaît comme une communauté juive, à se replier sur elle-même et à se défendre contre l’attaque… si ce n’est à attaquer elle-même. 

La politique israélienne qualifie toute critique de la nation comme antisémite. Tout ennemi du projet politique d’Israël devient un nazi, qu’il soit dans l’expression d’une résistance à l’oppression ou dans la manifestation d’un racisme réel.

Pour exemple, lorsque les Européens, en juin 1980, adoptent la déclaration de Venise par laquelle, pour la première fois, ils appellent à intégrer l’OLP dans le processus de négociation, Menahem Begin, chef du Likoud et Premier ministre, rétorque : « C’est comme si on nous demandait de négocier avec Hitler. »

Mais c’est également au sein de la société israélienne elle-même que l’on trouve ces accusations. Après l’accord d’Oslo en 1993, les nationalistes israéliens représentent Yitzhak Rabin et Shimon Peres affublés d’une moustache à la Hitler. C’est dire de quel côté sont rangés les acteurs de la « solution pacifiste ». Ou encore, on entendait le chanteur Doudou Elharar, adulé par la droite raciste, lancer : « J’aurais été très heureux d’être assis sur un toit de Treblinka et de voir Amos Oz (un porte-voix de la gauche sioniste qu’il détestait) partir en fumée par la cheminée. » Une « boutade… » 1. Israël est vraisemblablement le seul pays au monde où traiter l’adversaire politique de « nazi » est d’une effrayante banalité 1.

La société israélienne a intégré les préjugés antisémites plutôt que de les dénoncer.

En 2015, Im Tirtzu2 diffuse une cassette vidéo intitulée « Le juif éternel », inspirée d’un célèbre film éponyme sorti en 1940 dans l’Allemagne nazie et dépeignant des Juifs au nez crochu et au regard fuyant comme des « anormaux dépravés ». Les personnages, représentés avec les mêmes traits grotesques, ne sont autres que les dirigeants des ONG défendant les droits des Palestinien.ne.s ou le processus de paix1. Les surnoms et qualificatifs appartenant au vocabulaire antisémite pleuvent au quotidien. Yehudon est le plus connu, littéralement « petit juif », à la connotation péjorative de « petit youpin ». Ces pratiques témoignent de la méconnaissance, dans la société israélienne, de l’antisémitisme même. Mais peu leur importe, pourvu que la nation soit défendue.

Après la Shoah, l’idéologie sioniste oppose les Juifs israéliens cultivant la terre, symbolisant l’image du Juif « régénéré » grâce à l’avènement de l’État d’Israël, costaud, et souvent blond, —comme pour les nazis la représentation de la « race aryenne »—, aux juifs du ghetto qui allaient comme des moutons à l’abattoir. Les rescapés sont même considérés comme les plus mauvais, les plus égoïstes et loin d’être « le matériel humain idéal », selon les dirigeants sionistes comme David Ben Gourion…3. Les Juifs israéliens deviennent ainsi les vrais Juifs, les vainqueurs contrairement aux Juifs de la diaspora qui sont restés en Europe et en ont subi les conséquences. Ainsi se solidifie l’idéologie sioniste.

Les Israéliens ont depuis longtemps érigé les Palestiniens en « peuple antisémite », cela permettant de ne pas s’interroger sur la dimension coloniale de leur entreprise. Les « Arabes » sont les ennemis tout trouvés- et les jeunes Israéliens apprennent à l’école que ceux-ci deviendront leurs futurs esclaves. Dans la cour de récréation, ils jouent avec des tanks. Quand il y a un ennemi, il n’y a pas de paix possible, on est soit oppresseur, soit opprimé. La société israélienne a « ossifié le nationalisme et validé le militarisme plutôt que de favoriser l’humanisme, la justice, la moralité et le respect du droit international » 4.

Le 20 octobre 2015, la déclaration de Netanyahu devant les délégués du 37ème congrès sioniste mondial est sans doute emblématique de ce procédé. Celui-ci affirme que le grand Mufti est venu souffler l’idée du génocide des Juifs à Hitler, qui voulait simplement les expulser. Ce révisionnisme de l’histoire vient entériner le mythe des Arabes qui incarneraient le « nouvel antisémitisme » et accrédite la thèse du « grand remplacement ». L’agressé devient l’agresseur, le colonisé le terroriste et le 7 octobre, un pogrom qui justifie le génocide qui s’ensuit. Si les pogroms ont constitué au 20ème siècle des massacres dans des États d’Europe de l’Est où la communauté juive constituait une minorité opprimée, c’est la population gazaouie qui est enfermée depuis 17 ans dans la bande de Gaza, ce qui constitue une violation du Droit international par l’État d’Israël.

La société israélienne se mure dans un Plus jamais ça pour les Juif.ves, envers et contre tou.te.s, mais surtout contre les Arabes. Des milliers de jeunes amenés chaque année à Auschwitz, « aucun n’en est rentré pour dire devant les barbelés de Gaza : plus jamais », déplore Gideon Lévy. Dans le documentaire Defamation de Yoav Shamir5, une jeune fille nous confie que suite à l’horreur qu’ils ont vécue [les Juifs], elle doit bien reconnaître que le spectacle des destructions des maisons de Palestinien.ne.s, parmi d’autres spoliations, ne lui semblent pas si grave. Il s’agit d’un constat, sans culpabilité. Tout en instrumentalisant la Shoah comme un trauma collectif (et même pour celleux dont la famille ne l’aurait pas vécu), l’empathie de la population est construite à sens unique, dans une optique identitaire jusqu’au racisme assumé. La loi de l’État-nation, votée en 2018, est une loi fondamentale qui vient consacrer ce statut de propriétaire et ce sentiment de totale impunité. Si c’est la loi qui le dit, alors pourquoi en douter ?

Le fondamentalisme religieux puise largement dans la pensée fasciste du nazisme. « L’espace vital » des juifs, un concept au cœur de la pensée nazie est repris par Effi Eitam, un membre de l’extrême droite coloniale en 2002. « Eretz Israel« – la terre biblique d’Israël- ne connaît plus de limite. Fin avril 2019, le rabbin Giora Redel, responsable de l’école militaire affirme : « l’idéologie d’Hitler était à 100 % correcte mais il visait le mauvais côté ». L’argument religieux, qui a servi au départ du projet sioniste à convaincre la communauté religieuse de migrer vers Israël sert plus que jamais le même dessein, justifiant les massacres actuels.

L’idéologie sioniste, après plus de 75 ans de colonialisme forcené, a modelé sa population vers le fascisme. Le drame des chiffres — depuis le 7 octobre, « plus d’enfants ont été tués dans la bande de Gaza en quatre mois qu’en quatre ans de guerre dans le monde entier », selon l’ONU — va avec la cruauté et le niveau de déshumanisation dont font preuve les Israélien.ne.s envers les Palestinien.ne.s-. Humiliation, torture, violences sexuelles, spoliations, harcèlement, racisme, sexisme. L’État d’Israël, puissance impérialiste, vend ses armes, technologies de pointe et de surveillance à tous les chefs d’État, jusqu’aux plus racistes et autoritaires. En retour, il obtient leur soutien inconditionnel. Que certains soient antisémites, comme Orbán ou Bolsonaro, est un détail 6. La Shoah est la caution d’Israël comme son fonds de commerce. En trahissant la mémoire de nos aïeux, l’État d’Israël est devenu l’une des sociétés les plus racistes du 21ème siècle, un modèle pour les entreprises coloniales, la honte pour les pays “démocratiques”.

Les dirigeants israéliens crachent tous les jours sur nos mort.e.s7 en étendant leur politique coloniale, suprémaciste et mortifère. Il faut absolument nous désolidariser de ce projet génocidaire. Plus jamais ça, c’est « plus jamais ça pour personne ! »

Les États occidentaux et coloniaux sont au cœur de cette manipulation de l’Histoire qui trouve son berceau dans les racines antisémites du christianisme. En défendant encore et toujours ce gouvernement criminel, ils soutiennent le génocide du peuple palestinien, au su et au vu de tou.te.s. Cessez le feu immédiat, stop au génocide, à la paranoïa de l’État d’Israël qui alimente plus que jamais l’antisémitisme. Condamnation des criminels sionistes, retour des réfugié.e.s, libération de tou.te.s les prisonnier.e.s politiques, égalité des droits de la mer au Jourdain pour toutes et tous.

Sarah B. Lévy


Note-s
  1. Sylvain Cypel, L’État d’Israël contre les juifs, Éditions La Découverte, 2024[][][]
  2. Association étudiante se réclamant de l’opposition extra-parlementaire israélienne dont le but est de défendre et promouvoir les valeurs du sionisme[]
  3. Tom Segev, Le septième million : Les Israëliens et le génocide, Éditions Liana Levi, 2003, p. 148[]
  4. Gideon Lévy, Haaretz, 2019[]
  5. Defamation de Yoav Shamir, long-métrage accessible sur les Mutins de Pangée[]
  6. « Venu négocier l’acquisition de matériel militaire en Israël, le chef d’état major birman Min Aung Hlaing effectua comme de rigueur une visite au Mémorial de la Shoah, à Yad Vashem. Il a été depuis accusé par les Nations unies de crime contre l’humanité… » Sylvain Cypel, op. cité[]
  7. Éléonore Bronstein, De-Colonizer[]