Daniel Finn 16 octobre 2021
La romancière Sally Rooney, autrice notamment de Conversations entre amis, est l’objet d’attaques en raison de son soutien à la campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) contre la politique coloniale, raciste et d’apartheid de l’État d’Israël. La position de Sally Rooney en faveur des droits des Palestinien·nes est courageuse et nécessaire. Elle mérite notre soutien total.
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Un article publié le 11 octobre 2021 dans Forward a inauguré une campagne de presse hostile affirmant que l’auteure irlandaise Sally Rooney avait refusé que son dernier roman Beautiful World, Where Are You soit traduit en hébreu. Mais Forward n’a fourni aucune preuve que Sally Rooney s’opposait à la publication de son livre en hébreu : c’est l’offre de traduction de la maison d’édition israélienne Modan qu’elle a refusée, conformément aux principes de la campagne de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS).
La déclaration de Sally Rooney, publiée 12 octobre, l’a clairement indiqué :
Les droits de traduction en hébreu de mon nouveau roman sont toujours disponibles et si je peux trouver un moyen de vendre ces droits tout en restant en accord avec les directives de boycott institutionnel du mouvement BDS, je serai très heureuse et fière de le faire. En attendant, je tiens à exprimer une fois de plus ma solidarité avec le peuple palestinien dans sa lutte pour la liberté, la justice et l’égalité.
Modan publie des livres en partenariat avec le ministère israélien de la défense. C’est exactement le genre d’entreprise que la campagne BDS avait en tête lorsqu’elle a appelé au boycott des institutions culturelles israéliennes qui sont « complices du maintien de l’occupation israélienne et du déni des droits fondamentaux des Palestinien·nes ».
Sally Rooney a précédemment apporté son soutien à la romancière pakistanaise et britannique Kamila Shamsie lorsqu’elle a rejeté une offre de publication de son œuvre en Israël. La lettre ouverte de 2019 en faveur de Kamila Shamsie, signée par Sally Rooney et d’autres écrivain(e)s, dont Arundhati Roy et J. M. Coetzee, a été rédigée après la décision de la ville de Dortmund de lui a retirer un prix littéraire parce qu’elle soutenait la campagne BDS.
Kamila Shamsie a expliqué son raisonnement dans les mêmes termes que Sally Rooney:
Je serais très heureuse d’être publiée en hébreu, mais je ne connais pas d’éditeur (de fiction) en hébreu qui ne soit pas israélien et je comprends qu’il n’y a pas d’éditeur israélien qui soit complètement indépendant de l’État. Je ne veux pas franchir le piquet de grève formé par la société civile palestinienne, qui a demandé à tous ceux à toutes celles qui veulent changer la situation de ne pas coopérer avec des organisations qui sont de quelque manière que ce soit complices de l’État israélien.
Contre l’impunité
L’article de Gitit Levy-Paz paru dans Forward, qui a déclenché cette controverse, contenait une partie de la rhétorique habituelle des opposant·nes au BDS :
La décision de Rooney m’a surprise et attristée. Je suis une femme juive et israélienne, mais je suis aussi une spécialiste de la littérature qui croit au pouvoir universel de l’art. Rooney a choisi une voie qui est un anathème pour l’essence artistique de la littérature, qui peut servir de portail pour comprendre des cultures différentes, visiter de nouveaux mondes et se connecter à notre propre humanité.
Ce discours hautain sur le « pouvoir universel de l’art » se fait au détriment de tout engagement envers les formes très particulières d’oppression que les Palestinien·nes subissent aux mains d’Israël. Une lettre ouverte, publiée au début de l’année par des intellectuel·les palestinien·nes et approuvée par un certain nombre de personnalités de premier plan, dont Sally Rooney, a précisé certains des détails que Levy-Paz a omis :
Les Palestinien(ne)s sont attaqué(e)s et tués en toute impunité par des soldat(e)s israélien(ne)s et des civils israélien(ne)s armé(e)s. . . . En mai dernier, le gouvernement israélien a commis un nouveau massacre à Gaza en bombardant aveuglément et sans relâche les Palestinien(ne)s dans leurs maisons, leurs bureaux, leurs hôpitaux et dans la rue. Le bombardement de Gaza s’inscrit dans un schéma intentionnel et récurrent où des familles entières sont tuées et les infrastructures locales détruites. Cela ne fait qu’exacerber des conditions déjà invivables dans l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète. . . . Il est faux et trompeur de présenter cette situation comme une guerre entre deux parties égales. Israël est la puissance colonisatrice. La Palestine est colonisée. Ce n’est pas un conflit : c’est un apartheid.
Les opposant(e)s à la campagne BDS affirment qu’elle « singularise » Israël d’une manière suspecte et vraisemblablement antisémite. Levy-Paz offre un exemple typique de ces insinuations :
Un boycott, en particulier un boycott culturel, est l’une des pentes les plus glissantes qui soient. Les appels aux boycotts ont, par le passé, conduit à des atrocités humaines dont toute âme charitable se distancierait. On ne s’en souvient pas toujours, mais l’une des premières mesures prises par le régime nazi en Allemagne a été le lancement d’un boycott des entreprises juives.
Il existe, bien sûr, d’innombrables exemples de boycotts qui n’ont pas eu de résultats indésirables et encore moins « d’atrocités avec lesquelles toute âme charitable prendrait ses distances ». Mais Levy-Paz préfère invoquer le souvenir du nazisme plutôt que l’exemple bien plus pertinent de la campagne contre l’apartheid sud-africain dont le mouvement BDS s’inspire explicitement.
En tant que spécialiste de la littérature, Levy-Paz connaît sans doute la technique rhétorique fallacieuse illustrée par le discours funèbre de Marc-Antoine dans la pièce de Shakespeare Jules César. Marc-Antoine n’est pas venu faire l’éloge de César mais l’enterrer ; Levy-Paz ne vient pas accuser Rooney d’antisémitisme mais lui suggérer gentiment de reconsidérer ses actions :
Je ne suggère pas que Rooney est antisémite ou que la critique d’Israël constitue automatiquement de l’antisémitisme. Mais étant donné la montée de l’antisémitisme ces dernières années, en particulier en Europe, le moment de son choix est dangereux.
En réalité, la société civile palestinienne a lancé l’appel BDS parce que les États-Unis et d’autres pays ont privilégié Israël en lui apportant un soutien sans précédent sur les plans militaire, économique et diplomatique. Dans sa déclaration, Sally Rooney a expliqué qu’elle « répondait à l’appel de la société civile palestinienne, y compris tous les principaux syndicats palestiniens et les syndicats d’écrivain·es », un point crucial qui est invariablement négligé par ceux qui accusent les partisans du BDS de cibler sélectivement Israël.
Les boycotts de citoyen(ne)s et d’organisations privées doivent compenser le refus à long terme des gouvernements d’imposer les sanctions les plus minimes à Israël pour son déni des droits des Palestinien·nes ou même de retirer leur soutien actif à l’occupation. Les partisan·es d’Israël ne s’opposent pas aux critiques en tant que telles: ce qu’ils considèrent comme totalement inacceptable, c’est la critique accompagnée par des actions significatives.
Une menace stratégique
Cette pratique consistant à privilégier Israël en toute impunité s’étend même à la campagne BDS elle-même. En 2019, les deux chambres du Congrès étatsunien ont approuvé une loi, le « Combating BDS Act » de Marco Rubio, décrite par un critique comme « une législation qui se lit comme si elle avait été écrite par le Comité central du Likoud ».
Cette loi autorisait des mesures punitives à l’encontre des personnes engagées dans des actions « visant à pénaliser, à infliger un préjudice économique ou à limiter de toute autre manière les relations commerciales avec Israël ou les personnes faisant des affaires en Israël ou dans les territoires contrôlés par Israël dans le but de contraindre le gouvernement d’Israël à une action politique ou de lui imposer des positions politiques. » Elle venait compléter une panoplie de lois anti-BDS déjà en place au niveau des États aux États-Unis.
« Territoires contrôlés par Israël » est un euphémisme pour désigner les terres palestiniennes qu’Israël occupe depuis 1967. Cela montre que les opposants à BDS ne s’opposent pas à la campagne simplement parce qu’elle s’applique à Israël dans son intégralité. Lorsque l’entreprise Ben & Jerry’s a annoncé qu’elle ne vendrait plus ses glaces dans les colonies de Cisjordanie, le gouvernement israélien et ses partisan·es étatsunien·nes ont réagi avec virulence en menaçant de représailles l’entreprise et sa société mère Unilever.
À toutes fins utiles, les dirigeant·nes israélien·nes considèrent que les colonies illégales font partie intégrante de leur État. Ils n’ont aucunement l’intention de démanteler ces colonies, ni le mécanisme répressif de contrôle des Palestinien(ne)s que le groupe israélien de défense des droits de l’homme B’Tselem a décrit comme une forme d’apartheid. C’est pourquoi leur réaction est si agressive au moindre signe de pression, aussi modeste soit-il.
C’est cela, la véritable « pente glissante » qu’Israël et ses partisan·es ont en tête. Si l’État perd l’accès à quelque chose, n’importe quoi, parce qu’il continue à opprimer les Palestinien·nes, cela crée un précédent qui démontre que les actions doivent avoir des conséquences. Aujourd’hui, il peut s’agir d’une traduction de Beautiful World, Where Are You ou d’un pot de glace à la pâte à biscuits qui disparaît ; demain, il pourra s’agir d’un veto américain aux Nations Unies ou du dernier avion de guerre de haute technologie.
Dit comme cela, cela semble presque comique, mais ce raisonnement explique pourquoi Israël considère la campagne BDS une menace stratégique majeure. L’intense hostilité dirigée contre BDS est un hommage détourné à son importance. Les éminentes personnalités qui bravent une telle hostilité pour soutenir la campagne, comme l’a fait Sally Rooney, méritent notre soutien total.
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Cet article a d’abord été publié par Jacobin, média auquel collabore régulièrement Daniel Finn. Il est l’auteur de One Man’s Terrorist: A Political History of the IRA.
Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.
Photo : Wikimedia commons.