Michel Warschawski
Journaliste israélien
Les attaques des commandos de Daech à Paris et à Saint-Denis provoquent chez toute personne sensée l’indignation et la colère: des centaines de civils innocents ont été massacrés par des tueurs armés de kalachnikovs et d’une idéologie mortifère. Mais on ne peut se limiter à l’indignation, et même devant les images d’horreur que les chaînes de télévision nous servent en boucle, il nous faut faire l’effort de comprendre, ne serait-ce que pour mettre en garde contre ce qui risque de provoquer de nouveaux attentats de ce genre.
Le langage utilisé par les tueurs de Daech est celui du choc des civilisations. Mais d’où vient cette idéologie ? Certainement pas des quartiers populaires de Bruxelles ou de Paris, pas plus que des banlieues de Damas ou des universités de Tunis. L’idéologie du choc des civilisations est née au milieu des années 1980 dans les think-tanks néoconservateurs américano-israéliens. C’est Samuel Huntington qui, sous forme d’anticipation, l’a théorisé de fait. Les politiques néoconservateurs, en particulier George W. Bush et Benyamin Netanyahou, vont alors en faire une stratégie, simpliste mais sanglante.
Selon la pensée néoconservatrice, le monde est divisé en deux (« l’axe du bien » et « l’axe du mal », chers à l’ancien locataire de la Maison-Blanche et à ses conseillers) : d’un côté le monde civilisé, démocratique et assoiffé de liberté, de l’autre les barbares qui menacent cette civilisation. Si, au début, ils dénommaient l’axe du mal « le terrorisme international », il a rapidement été ré-identifié comme le « terrorisme islamiste » pour devenir finalement, dans la logique du choc des civilisations, l’islam lui-même comme menace civilisationnelle. Pour les néoconservateurs le choc est bel est bien entre ce qu’ils appellent la « civilisation judéo-chrétienne » et le monde musulman.
Le corollaire de cette division civilisationnelle du monde est la guerre globale, permanente et préventive, dans laquelle se lancent les États-Unis et leurs alliés, en Afghanistan, en Iraq, au Liban et en Palestine. Des millions de morts, des destructions sans nom, des sommes colossales gaspillées dans la guerre et l’armement pour finalement déboucher sur un échec cinglant : la résistance des peuples a tenu tête au terrorisme d’État global et a réussi à faire reculer l’Empire. Bush a dû faire place à Barack Obama et la stratégie de la guerre globale à une politique plus subtile faite, entre autres, de sous-traitance à des régimes locaux, des groupes paramilitaires et d’autres États.
La France s’est chargée de ce qu’elle considère comme sa chasse gardée, l’Afrique subsaharienne francophone où elle fomente des coups d’État, arme des milices, et n’hésite pas non plus à bombarder (Libye), voire à envoyer des troupes au sol, comme c’est le cas au Mali. Et l’appétit vient en bombardant : face à la prétendue mollesse de Barack Obama, Napoléon-Hollande décide d’intervenir en Syrie, et d’y semer la mort et la destruction. Comme les États-Unis en ont fait l’expérience dans des aventures militaires précédentes, les frappes dites chirurgicales sont grosses de bavures et les « victimes collatérales » se multiplient. S’il y avait des guerres unilatérales, on le saurait. Toute agression provoque tôt ou tard une réaction, que ce soit sous forme de résistance sur le terrain ou d’actes de représailles dans la métropole impérialiste. La tuerie des commandos de Daech à Paris et Saint-Denis est d’abord une action de représailles aux aventures militaires sanglantes de la France en Syrie. François Hollande aurait dû apprendre du cas israélien que toute agression provoque une réaction, quel que soit le rapport de forces d’ailleurs : quarante-cinq ans après le début de l’occupation coloniale israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, une nouvelle génération se soulève, avec des couteaux de cuisine et des tournevis et réduit à néant l’illusion d’une normalité et la propagande sur la sécurité des Israéliens.
Et pourtant, le gouvernement israélien, une partie des médias locaux et de l’opinion publique, ont le culot de se moquer ces derniers jours de la France, de sa mollesse et de son échec dans la lutte contre le terrorisme; Netanyahou s’est même porté volontaire pour enseigner aux autorités françaises comment on fait front au terrorisme. S’il n’était pas enivré par l’ubris et par ses propres discours, le premier ministre israélien dirait au président français que de nouvelles lois liberticides, l’amendement de la Constitution et la criminalisation de tout ce qui est basané, ne produisent ni l’écrasement du terrorisme ni plus de sécurité aux citoyens, bien au contraire. Netanyahou est le dernier à pouvoir se moquer de l’« impuissance française », lui qui n’arrive pas à juguler les attaques au couteau de cuisine de jeunes adolescents palestiniens. Mais il faut bien qu’il dise quelque chose, alors que les terroristes de Paris et de Saint-Denis ne lui ont pas servi cette fois son plat préféré : l’attaque d’une synagogue ou un attentat dans un Hyper Cacher aux cris de « mort aux juifs ».